Dans la préface de votre livre Lettres à un jeune Marocain, vous commencez par dénoncer ouvertement le conservatisme au Maroc. « Il faut maintenant que le Marocain seul et abandonné se prenne en main et ose enfin défier sa famille, son pays, et, sans les renier, les bousculer pour mieux les enrichir. » Un constat qui résonne aussi chez beaucoup d’Algériens. Le conservatisme n’étant finalement pas toujours le fait du pouvoir, mais aussi de la société… Et peu d’intellectuels dénoncent cela…
Le « citoyen » – je mets ce mot entre guillemets parce que l’individu n’est pas éduqué pour qu’il le soit – est abandonné. Abandonné par le pouvoir, par sa famille, par ceux qui disent qu’ils détiennent la vérité sur l’Islam, par ses amis et par les intellectuels. Au Maroc, ces intellectuels continuent de citer en référence des auteurs français du début du siècle comme si ces derniers décrivaient la réalité du monde dans lequel nous vivons aujourd’hui. En restant dans leur monde, ces intellectuels ont folklorisé la société populaire, appuyant par là le projet du pouvoir de laisser les gens dans l’ignorance, de ne pas partager les richesses, etc. Aujourd’hui, on ne parle pas aux gens. On ne les aide pas à comprendre, à critiquer, à se relever, à sortir de cette honte de soi, de cette « infériorisation » dans laquelle on vit en permanence.
Vous parlez d’« infériorisation » par rapport à l’image que renvoie l’Occident ?
Non ! Je parle de l’isolement d’un être au sein de sa propre famille, où il est empêché d’avoir accès à lui-même, à ses contradictions, où il doit se conformer à nos soi-disant valeurs musulmanes, à notre soi-disant identité nationale. Mais toutes ce notions ont été vidées de leur sens… C’est là que le rôle des intellectuels devrait être important. Ils devraient pointer du doigt ces défaillances. Malheureusement, la peur a gagné tout le monde.
Vous avez choisi de vivre en France en précisant que vous n’en vouliez à personne, car votre démarche était d’aller jusqu’au bout « de l’exil, de l’écriture, de l’homosexualité, de moi-même » et que vous deviez mener jusqu’au bout la voie de la liberté. Qu’est-ce qui vous a fait prendre conscience de cette nécessité ?
Le livre Lettres à un jeune Marocain est parti d’un événement qui a déclenché le feu en moi. En mai 2007, deux frères islamistes ont voulu mener un attentat kamikaze à Casablanca. Ils avaient été repérés dans un cybercafé, mais la police n’a pas réussi à les attraper. Leur cavale a duré 24 heures et ils ont fini par se faire exploser devant le consulat américain. Ce qui a déclenché en moi plus que de l’horreur. Je comprends ce qui peut amener au désespoir, à l’irréparable. Non seulement le citoyen est abandonné, mais il est abandonné même quand il veut commettre le pire. Les islamistes gagnent du terrain et que leur dit le pouvoir ? Au lieu de les considérer, il les rejette. Il leur dit : « Vous n’existez pas. » Comme une mère dit à une jeune fille qui a un petit ami et revendique la liberté de son corps et de sa sexualité : « Tu n’es pas Marocaine, je ne t’ai pas élevée comme ça. » Ce déni, ce mépris ne viennent pas uniquement d’une mère ou d’un père, mais de toute la société. Pour cette raison, j’ai écrit un article dans Tel Quel et dans Le Monde pour crier ma solidarité avec ces deux frères. Et puis je me suis dit que ce n’était pas suffisant. J’ai pensé à Lettres à un jeune poète de Rainer Maria Rilke. Je voulais faire la même chose, parler aux gens directement. J’ai pensé que certains allaient me dire, après mon coming out : « Mais toi, tu n’as pas le droit de nous parler comme ça. » Alors j’ai contourné l’obstacle en sollicitant d’autres écrivains. Je voulais aussi que le livre, qui s’adresse aux Marocains, ne reste pas à Paris. Comme les Marocains ne fréquentent pas les librairies, je suis allé voir Pierre Bergé à la Fondation Pierre Bergé-Yves Saint-Laurent. Je lui ai expliqué ma démarche et il a soutenu le livre en permettant que soient distribués 50 000 exemplaires en français avec le magazine Tel Quel et 40 000 exemplaires en arabe avec Nichane. Je voulais pulvériser cette idée figée de la littérature que l’on a au Maroc et dans le monde arabe.
Le lancement, en avril dernier, de Mithly, la première revue gay en arabe, l’existence d’une association pour lesbiennes, gays, bisexuels et transsexuels ne sont-ils pas des signes que le débat sur l’homosexualité au Maroc a commencé et que les non-dits ont été dépassés ?
Depuis la mort de Hassan II en 1999, on a vu l’émergence d’une presse incroyablement irrévérencieuse et libre. Je pense au magazine Tel Quel ou à l’hebdomadaire Le Journal, où il s’est passé des choses assez spectaculaires. Je pense à des numéros sur le corps, la sexualité. Bien sûr, on peut se demander dans quelle mesure elle a atteint son but, quel est son lectorat. Et puis, elle se fait régulièrement intimider, mais tout de même, ce que les intellectuels n’ont pas fait en dix ans, une certaine presse s’en est chargée. De manière générale, elle a changé d’attitude et traite l’homosexualité de manière plus journalistique. On ne la regarde plus comme quelque chose qui relève de la honte ou de la maladie mentale. Même si elle reste punie de trois ans d’emprisonnement, le bureau des droits de l’homme au Maroc a récemment déclaré que l’homosexualité relevait des libertés individuelles. Regardez les jeunes qui s’occupent de la revue Mithly : ils ne font pas de mal au monde arabe. Au contraire ! Ils renouvellent l’engagement politique. Ils lui donnent un sens concret. Ils rappellent simplement que l’homosexualité existe dans nos sociétés depuis des siècles. Justement, en parlant de libertés individuelles, on voit dans la société marocaine des tentatives pour dépasser les interdits de manière générale, pas seulement l’homosexualité. Je pense au film Marock qui parle d’une histoire d’amour entre une musulmane et un juif, ou au Mouvement alternatif pour les libertés individuelles (MALI), le groupe qui s’est formé au Ramadhan dernier pour défendre les non-jeûneurs… En créant un groupe sur Facebook, le MALI voulait juste montrer la violence dans laquelle on vit en permanence. Et cette violence est tellement assimilée que plus personne n’y fait attention. On assiste à des actions qui montrent, au fond, que l’être marocain est libre. Que le carcan de valeurs soi-disant ancestrales n’est là que pour servir ceux qui tiennent le pouvoir. Ce changement ne parvient pas à tout le monde, mais le tollé provoqué par de telles actions fait exister ces voix. On ne peut plus dire que l’Occident veut nous contaminer car ces voix-là viennent de l’intérieur. Elles expriment un désir de liberté et d’ancrage de ces libertés dans la société marocaine.
Mais pourquoi assiste-t-on à telles actions au Maroc et pas dans les autres sociétés musulmanes ? Quel est le chaînon manquant ?
Je reviens à ce que je disais plus haut : il y a une peur intériorisée. Pas seulement du pouvoir, mais du voisin, du cousin. Le simple fait de penser que l’Autre ne va pas être d’accord avec nous empêche l’expression. Le pouvoir n’a même plus besoin d’alimenter cette peur. Elle empêche les gens de réfléchir, de s’impliquer. On assiste à des régressions, à des sentiments de surprotection. Je ne suis pas sociologue, mais je pense que tout cela est lié au pouvoir. A un moment donné, on a empêché les gens d’accéder à eux-mêmes et aujourd’hui, on en paie le prix. Or je ne pense pas qu’une société évolue avec des gens qui vont dans le sens du vent. Taha Hussein, Adonis étaient de grands transgresseurs ! Ils n’appartiennent pas à l’Occident, mais au monde arabe ! De ce monde arabe qui ne veut pas les considérer.
Que signifie pour vous « être subversif » dans une société maghrébine ? Et quel est, à votre avis, la première des transgressions ?
Sortir de sa famille. Si ce n’est pas possible physiquement, au moins dans sa tête. Les parents ne doivent pas avoir tous les pouvoirs. Il ne faut pas attendre une autorisation qui ne viendra jamais mais dire « je suis dans la vie pour faire quelque chose, être quelqu’un, pas pour papa et maman ». Devenir adulte, c’est quitter les parents. Même les animaux le font. C’est une transgression naturelle, normale, et obligatoire. Le gros problème, c’est que l’individu est tout le temps ramené à cette cellule où est reproduit l’autoritarisme du pouvoir. Les empêchements de la société sont d’abord initiés dans la famille. Attention, je ne suis pas en train de dire que je suis contre la famille. Je suis contre le pouvoir dictatorial de la famille.
Le Jour du roi, votre septième livre, doit sortir le 19 août. De quoi va-t-il parler ?
Il s’agit de mon premier « roman de fiction ». Omar, le héros, n’est pas moi mais un prolongement de moi. L’histoire se passe en 1987 à Salé, au Maroc, la ville où je suis né. Elle parle d’une amitié forte, politique, érotique, entre deux adolescents, un pauvre et un riche, tous les deux scolarisés dans le même collège. Dans les années 1980, le talais royal sélectionnait les meilleurs élèves qui étaient invités au Palais et pouvaient baiser la main du roi. C’était quelque chose qui nous faisait tous rêver. Un des deux adolescents est donc choisi pour la cérémonie, ce qui rend l’autre très jaloux. Commence alors entre eux une guerre qui a pour cadre la guerre sociale, l’abandon dans lequel est laissée la classe la plus pauvre de la société. J’avais envie de montrer le lien des Marocains avec le roi à travers les yeux de quelqu’un qui vient du peuple. Dire aussi bien l’assujettissement que la fascination. 1987 marque par ailleurs une étape importante dans notre histoire, celle de l’appauvrissement de l’imaginaire marocain. Symboliquement, le rêve d’un autre Maroc, que ce soit celui des généraux qui voulaient renverser le pouvoir ou des opposants qui voulaient changer de régime, est mort. C’est une date charnière qui marque le début d’une dépolitisation de la société. Pour ma génération et celle qui a suivi. Enfin, 1987 marque aussi l’apparition du sida. Ces années ont pour moi le goût du sang. A l’époque, dans les milieux populaires circulaient d’étranges histoires sur des kidnappeurs qui venaient à la sortie des écoles pour enlever les enfants, les emmener dans la forêt et les vider de leur sang…
Considérez-vous que le rôle du romancier soit de dire la réalité ?
Oui. La littérature et les livres doivent nous ramener à la réalité. Pour dire et défendre les différences. C’est ce qui nous manque dans le monde arabe. Mon rôle de romancier est de dire les choses. Je parle de l’homosexualité oui, mais elle ne se passe pas sur la planète Mars ni dans un ghetto, mais là, au milieu des gens, dans la société. Et puis, ce n’est pas qu’une question de sexe mais une aspiration à une liberté. Un désir d’exister par soi-même, par ce qu’on est, malgré les voiles que l’on met sur nos cœurs et sur nos corps. La littérature est le lieu pour initier le changement et la transformation. Comme l’a écrit René Char : « Va vers ton risque. A te regarder, ils s’habitueront. »
Abdellah Taia. Ecrivain marocain : L’autoritarisme du pouvoir se reproduit dans la famille
Vous avez forcément entendu parler de lui. Ce jeune écrivain, dont le prochain roman sortira fin août, considéré en France comme un futur phénomène de la littérature, a aussi secoué la société marocaine en déclarant publiquement son homosexualité. Dans ses écrits et son exil en France, un message : il est temps que les sociétés musulmanes se sortent de la peur intériorisée qui les empêche de s’exprimer.
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