Le Journal Hébdomadaire : Smara, fief du Polisario ?

Difficile de ne pas sentir une certaine tension lorsqu’on visite Smara. Plongée dans une ville à « haut risque ».
A cinq kilomètres de Smara, un premier barrage fixe de la gendarmerie royale. Chaque visiteur doit présenter une pièce d’identité, dont les informations sont soigneusement consignées sur un gros registre, avant de pouvoir poursuivre sa route. Quelques kilomètres plus loin, à l’entrée de la ville, la police nationale a dressé un second barrage. Les mêmes formalités avec la présentation d’une pièce d’identité, le gros registre, mais cette fois, on doit également expliquer ce qu’on vient faire dans la ville. Pour peu que vous soyez journaliste, un coup de fil est passé et on vous explique que « c’est juste pour prévenir ». Le tout ne dure que quelques minutes et avant de vous laisser partir, on vous souhaite même la bienvenue. L’avenue principale de Smara coupe la ville en deux . Elle fait presque un kilomètre et demi de longueur. De chaque côté, des cafés, beaucoup de salons de coiffure, beaucoup de tailleurs, beaucoup de papeteries, des vidéo clubs et même une école Pigier. La grande artère est plus ou moins bien entretenue, les maisons et les bâtiments sont soit de couleur ocre, soit d’un jaune délavé, mais dès qu’on s’aventure dans les rues adjacentes, la réalité est autre. On a l’impression que quelqu’un a oublié de goudronner les rues et de chauler les maisons. Des pistes, des détritus et des constructions qui, lorsqu’elles ne sont pas inachevées, ne peuvent qu’être taxées d’insalubres.
La trace des émeutes
Le seul dénominateur commun entre l’artère principale, les abords de la préfecture (très bien entretenus également) et les autres quartiers délabrés de la ville : la sécurité. Car Smara est depuis 2001 une zone extrêmement sensible. Partout, des éléments de la Compagnie mobile d’intervention et des policiers « veillent » à la sécurité du citoyen. Les fourgonnettes et les petites voitures de la Sûreté nationale sillonnent la ville jour et nuit et une Toyota militaire patrouille sans relâche les quartiers dits « sensibles ». Il est vrai que Smara, située à 220 km à l’Est de Laâyoune, n’est qu’à une quarantaine de kilomètres du mur qui ceinture le Sahara. Mais cette sécurité maximale a une autre raison : en 2001, alors que la visite du Roi Mohammed VI était annoncée, la population de Smara est descendue dans la rue pour manifester. Les revendications avaient toutes un caractère social, mais elles ont été durement réprimées. L’événement a laissé un profond sentiment de haine et d’injustice chez les habitants. La visite a finalement été annulée et la sécurité considérablement renforcée. « Avant 2001, raconte Noureddine Darif, enseignant, membre de la GSU et militant des droits de l’Homme, il y avait un trou sécuritaire et Smara n’avait qu’un commissaire de police. Depuis, elle compte un commissaire principal, un commissaire de la Police judiciaire, un commissaire des Renseignements généraux et un commissaire divisionnaire. Le tout pour 50.000 habitants ». Dans les rues de Smara, le malaise est palpable. On en veut à peu près à tout le monde. Aux différents gouverneurs qui sont passés par-là et qui favorisent les mêmes familles. Aux élus locaux qui dilapident les budgets sans qu’aucune amélioration ne soit enregistrée : « Tfariti, une des communes rurales de Smara qui se trouve à l’extérieur du mur de sécurité et qui a été abandonnée au Polisario continue de recevoir chaque année un budget de 6 millions de dirhams », ironise à ce sujet Noureddine Darif ( !). Et enfin au pouvoir central ainsi qu’aux politiques qui n’ont jamais su adapter leurs discours et leurs actions à la réalité culturelle des Sahraouis. Ailleurs que dans les provinces du sud, ce mécontentement se traduit souvent par une critique permanente à l’égard de l’Etat. A Smara (comme à Laâyoune, à Boujdour ou à Dakhla), ce mécontentement se manifeste par un sentiment de sympathie envers le Polisario.
Un ralliement difficile
Une sympathie qui peut prendre plusieurs formes. Provocatrice quand des tracts pro-séparatistes jonchent les rues de Smara ou lorsque des drapeaux du Polisario font leur apparition sur les poteaux électriques au bord de la nationale qui relie la ville à Laâyoune. Affective et culturelle aussi puisque les Sahraouis aiment écouter la radio du Polisario et n’hésitent pas à parcourir plusieurs dizaines de kilomètres pour s’éloigner des zones où elle est volontairement brouillée. Ou encore effective à travers la transmission quotidienne à l’autre camp d’informations sur tout ce qui se passe dans la ville. Depuis 1975, le Maroc essaie de rallier la population sahraouie à sa cause. L’Etat a toujours tenté de s’approprier le cœur des Sahraouis en mettant la main à la poche. Subvention des matières de première nécessité et du carburant (vendu à moitié prix), octroi des « Cartiyate » (cartes de la Promotion nationale qui permettent au démunis, aux chômeurs et aux invalides de toucher entre 900 et 1.700 DH par mois selon leur degré de précarité, mais aussi selon leur appartenance tribale), distribution de maisons et de lots de terrains, etc. Une opportunité pour les Sahraouis qui veulent faire profiter tous les membres de leur famille de cette manne providentielle et qui réclament toujours davantage. Cependant, pour un oui ou pour un non et selon la tendance du jour, ils n’hésitent pas à brandir la menace de la séparation, du référendum ou de l’autodétermination. Cette situation amuse beaucoup les Sahraouis. Il suffit pour s’en convaincre de considérer le dernier cas cité en exemple, celui d’un fonctionnaire qui, ayant passé deux ans en prison pour avoir manifesté en 2001 à Smara, vient aujourd’hui de toucher le pactole : un rappel de 24 mois de salaire, une carte de la Promotion nationale et une maison dans un lotissement réservé aux fonctionnaires de la police. Pourtant, ledit fonctionnaire continue à clamer haut et fort que si demain référendum il y a, ce n’est sûrement pas au Maroc que sa voix irait. Cela dure depuis des années et le Maroc ne fait que payer les erreurs qu’il a commises au Sahara. Un Sahara dont la marocanité est monnayée à chaque instant.
Blessures d’hier et d’aujourd’hui
Inoubliables événements de Smara … Ils sont devenus presque un symbole historique et les blessures qu’ils ont engendrées ne sont pas encore cicatrisées. Ils ont tellement marqué les esprits que l’on parle aujourd’hui, de manière presque spontanée, d’« avant » et d’« après ». C’était à la veille de la première visite royale. Des diplômés chômeurs, des habitants des camps, des réfugiés, des handicapés se sont rassemblés à Smara, le 17 novembre 2001, pour protester contre leurs conditions sociales et exiger des solutions immédiates. La manifestation sera matée dans le sang. Plus de 67 personnes seront arrêtées, dont 15 seront présentées à la justice. La visite du Monarque sera alors reportée pour cause de « tempête de sable », selon les médias officiels. À Smara, les souvenirs de ces événements et de leur ampleur restent encore vivaces. Ils sont à la mesure de la déception, de la désillusion que ressent la jeunesse sahraouie à l’égard du nouveau règne. Par rapport à l’ancien, incarné essentiellement, pour eux, par l’ancien ministre d’Etat à l’Intérieur Driss Basri, le sentiment qui règne, c’est que la logique de continuité l’emporte finalement au détriment des dynamiques de rupture. Au niveau de la mise en place et de la circulation de l’élite locale et des notables chargés de la gestion de la ville, le constat est frappant. L’essentiel des élus et agents locaux installés par l’ancien vizir de Hassan II se sont, en quelque sorte, « reproduits » à travers leurs rejetons. Le fils de l’ancien président du Conseil municipal de Smara, Sid Lâalem, aujourd’hui décédé, est ainsi devenu khalifa (adjoint du caïd) ; le fils de l’ancien président du conseil provincial et actuel président de la commune d’Amgala, M.Kheiri, est également devenu khalifa, etc.
Intégration ou assimilation ?
La majorité des Sahraouis se plaignent d’un manque de considération, voire d’un racisme qui fausse les rapports sociaux. Il suffit de se balader dans les rues de Smara pour se rendre compte du climat de tension accentué par un encadrement policier très pesant. À cela s’ajoute un manque de confiance vis-à-vis des Sahraouis. Une méfiance qui les trouble et rend plus difficile encore leur intégration et leur assimilation. Un Sahraoui ne peut pas constituer une association à caractère politique ou de défense des droits de l’Homme. A Laâyoune, par exemple, les militants sahraouis de l’AMDH n’ont pas pu avoir le récépissé pour constituer le siège de l’association dans cette ville. Un Sahraoui ne peut pas, non plus, être pilote de chasse. En revanche, sur le plan du respect par les autorités marocaines des droits de l’Homme et de la liberté d’expression, on ne peut pas contester une réelle évolution positive, bien que ses limites soient, le plus souvent, « gonflées » par le Polisario, afin de porter atteinte à l’image du Maroc et de le décrédibiliser auprès de l’opinion internationale. Ainsi, les cas récents d’enlèvements et de torture sont immédiatement instrumentalisés, et de manière efficace, par ceux qui véhiculent les thèses indépendantistes à Smara. Le dernier exemple remonte au 16 septembre 2004. Ce jour-là, Yehya Mohammed Al Hafed, soldat de l’armée marocaine, est enlevé de la caserne de Bensergaou à Agadir. « J’ai été emmené à Rabat et à Casablanca où j’ai été torturé, où j’ai subi toutes formes d’humiliations et d’insultes, avant d’être relâché onze jours plus tard … », déclare-t-il. Les Sahraouis les plus actifs, notamment les plus médiatisés, s’expriment aujourd’hui ouvertement, peuvent afficher leur proximité à l’égard du Polisario en toute liberté. Leur « militantisme » prend des formes variées : de la simple sympathie à la distribution de tracts, en passant par la communication quotidienne avec les « frères » de Tindouf via le téléphone portable et Internet. Le moindre incident est « porté à la connaissance » de la radio du Polisario, qui le diffuse « à sa manière ». Mais tout cet activisme, les « services » marocains le savent, le suivent de près ou de loin, arrivent à le contenir dans un statu quo sécuritaire dont l’évolution reste cependant inconnue. Sur les plans économique et social, l’idée selon laquelle « tous les Sahraouis vivent dans l’opulence » au détriment des « gens du Nord » est une fiction.

La fin de l’assistanat
La mise en place, dès le début du conflit, d’une politique étatique de l’assistanat a eu des effets pervers : prolifération de la corruption, du népotisme, du favoritisme, du trafic d’influence. Les « Cartiyates » ne sont pas toujours distribuées de manière juste et égalitaire, c’est-à-dire aux plus nécessiteux. Le gouverneur s’en sert davantage pour calmer les contestataires, renforcer les notabilités locales sahraouies, alors qu’une grande partie de la population de Smara vit dans la misère. Dans les bidonvilles de Legouiz et de Rbieb, les conditions de vie sont difficiles, voire inhumaines. Ancien bidonville construit de manière hâtive et anarchique, le quartier populaire appelé « Tantan » est considéré comme le fief du Polisario. C’est à partir de ces concentrations « à haut risque » que les événements de Smara se sont déclenchés. Des débordements similaires risquent à tout moment de se reproduire. C’est sans doute ce qui explique la forte concentration des forces de l’ordre. « C’est une ville assiégée », explique un notable. Depuis les événements, tous les magasins doivent fermer avant 23h. Smara se métamorphose alors en ville morte.
Source: Le Journal Hedomadaire (Maroc), Novembre 2004

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