A propos de « L’Atlas 2006 » du « Monde diplomatique »
La cartographie, entre science, art et manipulation
Par Philippe Rekacewicz., responsable de l’équipe de cartographes expose ici les enjeux de son métier.
«C’est inacceptable ! Monsieur le président, je refuse que nous poursuivions si nous devons garder comme base de travail le document que vous venez de nous soumettre ! » Nous sommes à Prague, en 2002, à la fin d’un forum économique international sur la gestion de l’eau en Eurasie. Le représentant azerbaïdjanais vient de découvrir une carte du Caucase dont les frontières laissent penser que le Haut-Karabakh – objet d’une guerre meurtrière entre Azerbaïdjanais et Arméniens – est rattaché à l’Arménie. Or Bakou le considère comme un territoire occupé faisant partie intégrante de l’Azerbaïdjan et juge illégitime toute autre représentation que celle-ci.
On aurait pu en rester là. Le président de séance proposa même d’interrompre la conférence, le temps de faire disparaître le document. C’était compter sans la repartie fulgurante de la partie adverse : la représentation arménienne, elle, refusait qu’on y change ne serait-ce qu’une virgule. Dans ces cénacles pourtant peu coutumiers de tels débordements, injures et hurlements commencèrent à pleuvoir sur le président, accusé, avec son organisation, de prendre injustement parti, et prié de chercher rapidement un autre travail. Il fallut de longues heures pour ramener le calme, et quelques coups de correcteur blanc sur les frontières avant de réimprimer la carte et de poursuivre les travaux…
En février 2001, lors de la réunion ministérielle annuelle du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), les représentants de la Chine populaire, devant l’ensemble des délégations incrédules, interrompent la séance plénière, sortent de la pièce et boycottent le reste des débats parce qu’une carte et un document de travail mentionnent l’île de Taïwan comme un Etat indépendant. Ils exigent, pour regagner la salle, que les « papiers » soient retirés de la circulation. Le Maroc et le Sahara occidental, la Corée du Sud et le Japon, l’Iran, l’Inde, la Grèce ou Israël soutiennent ouvertement des groupes de pression qui usent de procédures vigoureuses et assez dissuasives pour dicter à la « communauté internationale » la manière de nommer et de représenter les territoires de leur nation.
De tels incidents virent parfois au pugilat, voire se transforment en affaire d’Etat. Au cours du Sommet de la Terre à Johannesburg, en 2002, Israéliens et Palestiniens en vinrent aux mains au sujet d’une carte jugée non conforme.
En 2004, c’est la prestigieuse revue National Geographic qui fit les frais des foudres de Téhéran : dans l’atlas qu’elle venait de publier, elle parlait de « golfe Arabique » au lieu d’utiliser l’appellation politiquement conforme, « golfe Persique » – la formule la plus exacte serait d’ailleurs « golfe Arabo-Persique ». « Nous ne délivrerons plus de visa aux journalistes de National Geographic et n’autoriserons plus la diffusion de celle-ci en Iran tant qu’ils n’auront pas corrigé cette erreur », déclara le directeur pour les médias étrangers au ministère de la culture et de l’orientation islamique, qui exerce sa tutelle sur la presse (1). Le porte-parole du gouvernement lui-même répéta en conférence de presse : « Nous défendrons l’identité historique du golfe Persique, n’accepterons aucune falsification et prendrons les mesures légales (2). »
Et que dire de la vieille querelle entre Sud-Coréens et Japonais au sujet du nom de la mer qui les sépare : mer de l’Est selon les premiers, mer du Japon pour les seconds ? Les sites Internet des ministères des affaires étrangères des deux pays (3) attirent d’ailleurs l’attention, dans leur page d’accueil, de manière ostentatoire, sur les dossiers très étoffés revisitant l’histoire de cette question. Pour éviter les courriers de remontrances des ambassades, les cartographes de presse et d’édition préfèrent souvent ne plus nommer cet espace marin. C’est dire que les petits chantages finissent par payer : plutôt que de risquer la censure (et, avec elle, la perte d’un marché) ou l’incident diplomatique, beaucoup d’éditeurs préfèrent éliminer toutes les mentions susceptibles de fâcher. La Banque mondiale est allée jusqu’à demander à son service cartographique, à la fin des années 1990, de ne plus produire de cartes représentant des territoires sensibles, à l’instar de l’Inde et du Pakistan en raison du conflit cachemiri.
En novembre 2002, l’actuel premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan étudie attentivement le nouveau plan de paix de l’Organisation des Nations unies (ONU) pour le règlement du problème chypriote dans l’avion qui le ramène de Nicosie à Ankara, où il a assisté aux célébrations de l’anniversaire de la création de la République turque de Chypre du Nord (RTCN). « Le plan est négociable mais les cartes sont abominables », confie-t-il aux journalistes (4). Pourtant, les cartes figurant dans le plan de partage du territoire reflètent fidèlement les propositions avancées dans le texte !
La carte géographique n’est pas le territoire. Elle en est tout au plus une représentation ou une « perception ». La carte n’offre aux yeux du public que ce que le cartographe (ou ses commanditaires) veut montrer. Elle ne donne qu’une image tronquée, incomplète, partiale, voire trafiquée de la réalité. Voilà de quoi sonner le glas des illusions de cette partie du public qui lit la carte comme un fidèle reflet de ce qui se passe sur le terrain.
Les aviateurs, eux, n’ont pas d’autre choix que de croire la carte. En 1942, dans West With the Night, Beryl Markham écrit : « Lorsqu’un pilote consulte une carte, il fait un acte de foi : il affirme la foi d’un homme en d’autres hommes ; une carte est un symbole de confiance et d’espoir. Ce n’est pas comme une page imprimée couverte de mots ambigus et artificiels qui (…) peuvent toujours donner matière à une certaine suspicion… »
Un autre aviateur mythique, Antoine de Saint-Exupéry, dans les premières pages de Terre des hommes, voit dans la carte de pilotage moins le reflet de la réalité du terrain qu’un assemblage d’éléments dont dépend sa vie ou sa mort : « Guillaumet ne m’enseignait pas l’Espagne, il me faisait de l’Espagne une amie. Il ne me parlait ni d’hydrographie, ni de population, ni de cheptel, il ne me parlait pas de Guadix, mais des trois orangers qui, près de Guadix, bordent un champ : “Méfie-toi d’eux, marque-les sur ta carte…” Et les trois orangers y tenaient désormais plus de place que la sierra Nevada. Il ne me parlait pas de Lorca, mais d’une simple ferme près de Lorca. D’une ferme vivante. Et de son fermier et de sa fermière. Et ce couple prenait, perdu dans l’espace, à quinze cents kilomètres de nous, une importance démesurée. Bien installés sur le versant de leur montagne, pareils à des gardiens de phare, ils étaient prêts, sous leurs étoiles, à porter secours à des hommes. Nous tirions ainsi de leur oubli, de leur inconcevable éloignement, des détails ignorés de tous les géographes du monde.»
La confusion, dans l’esprit des lecteurs, vient de la forme finale de la carte : des images belles, précises, parfois très fouillées et surtout imprimées, ce qui lui donne une légitimité presque absolue, en particulier quand elle est estampillée par des Etats, des institutions nationales ou internationales réputées et reconnues. La carte devient alors soit une œuvre de contemplation, soit l’objet d’un odieux complot contre un pays ou une communauté. Même les cartes topographiques les plus détaillées font l’objet d’une pensée et d’une construction minutieuses, chacun de leurs éléments étant soigneusement choisi : certains sont renforcés, d’autres disparaissent.
Cette sélection d’objets et d’événements, comme d’ailleurs le choix des représentations visuelles qui les symbolisent, relève exclusivement de la responsabilité des producteurs de la carte, qui voient s’ouvrir devant eux les portes de l’imagination et de la créativité, mais aussi celles du mensonge et de la manipulation. Oui, le cartographe est parfaitement libre de transcrire le monde comme il l’entend sur le petit bout de papier qui donnera naissance à la carte. Sur le chemin qui le mènera du territoire à sa représentation, il n’évitera pas les pièges, supprimera ou dissimulera les objets qui le gênent et en caricaturera d’autres susceptibles de servir son message.
Dans l’Europe effervescente de 1989, l’histoire bouscule violemment la géographie. Le mur de Berlin s’écroule, et la frontière, à peine ouverte, commence déjà à disparaître sous les vagues humaines qui se ruent vers l’Ouest. Grâce à une couverture médiatique immédiate et spectaculaire, la planète ne voit plus, quelques semaines durant, que ces foules joyeuses découvrant le monde qui leur était interdit depuis vingt-huit longues années. Pendant ce temps, de drôles de personnages, beaucoup moins nombreux et passés, eux, complètement inaperçus, décidaient de remonter le courant en sens inverse pour aller explorer un « autre nouveau monde »… Un monde jusqu’ici presque hermétiquement fermé et qui, enfin, s’ouvrait à eux.
L’Allemagne de l’Est, Etat dont seules quelques fragrances arrivaient jusqu’à nous, objet de tant de fantasmes, se livrait au regard curieux et impudique de quelques géographes et cartographes. Nous abordions ce « nouveau territoire européen » un peu comme ces explorateurs qui, au XVIe ou au XVIIe siècle, s’enfonçaient dans ces régions « grises » et mystérieuses, situées bien au-delà des terres connues et vierges de toute exploration.
Comme documents d’orientation, nous n’étions munis que de vieilles cartes topographiques est-allemandes, si falsifiées que nous ne pouvions pratiquement rien y reconnaître de ce que nous découvrions sur le terrain. Dans une zone de dix à vingt kilomètres le long de la frontière, elles avaient été vidées de leurs éléments géographiques majeurs, des routes, des villages et de toute infrastructure qui aurait permis le moindre repérage. Cette « balafre » blanche, ce no man’s land qui traversait la carte du nord au sud avait pour objectif de rendre impossible la circulation des êtres humains dans cette région sensible, mais aussi et surtout de marquer les « limites de l’empire », comme si la main falsificatrice avait voulu indiquer, au pis le début de la terra incognita, au mieux les marges de territoires infréquentables…
Ces circonstances historiques exceptionnelles nous ont donné l’occasion de découvrir la carte sous ses aspects beaucoup plus politiques et de repérer deux mensonges courants.
Un mensonge par omission, car, expression miniature de ce qui se passe sur des espaces gigantesques, la carte offre une représentation tronquée de la réalité, sur laquelle on ne peut tout transposer. Son créateur synthétise, simplifie, renonce. Il sélectionne, de manière théoriquement raisonnée, les éléments qu’il veut cartographier, mais en réalité son choix découle de l’état de ses connaissances, de sa sensibilité et de ses desseins… Il propose un document filtré, censuré, qui témoigne plus de sa manière de concevoir le monde que d’une quelconque image transposée.
Un mensonge par falsification, car, forte de son statut d’« icône », la carte, envisagée comme instrument politique, constitue par excellence le lieu de toutes les manipulations, des plus grossières aux plus subtiles. Discrète, apparemment inoffensive, elle peut ainsi se transformer – nul ne peut embrasser la totalité de la connaissance en géographie politique – en redoutable instrument de propagande que les puissances étatiques et économiques contemporaines utilisent sans scrupule pour imprimer leur vision idéologique. Les petits arrangements avec la vérité servent alors la raison d’Etat. Après tout, les monarques ont bien pris l’habitude d’occuper sans partage l’espace sur lequel ils prétendent avoir l’autorité absolue en imposant profusément leur présence par la multiplication de leur portrait ou de leur statue, et en s’appropriant le territoire par l’érection d’imposants édifices. Pourquoi ne pas aussi utiliser la carte comme moyen d’exercice du pouvoir, et s’inscrire en force dans cet autre paysage ?
Par une vision aérienne globale, elle permet d’embrasser des pays ou des continents d’un seul coup d’œil, procure une sourde impression de puissance et nous donne l’illusion de contrôler l’espace. Il ne faut donc pas s’étonner qu’elle fasse l’objet des plus grands soins et que rien, dans sa conception, sa taille et son assemblage, ne soit laissé au hasard. Il suffit pour s’en convaincre de cheminer sur cette large avenue qui mène du Vittoriano au Colisée, décorée d’une collection de cartes grotesques dédiée par Mussolini à la gloire de l’Empire romain, ou bien encore de visiter l’interminable galerie des Cartes du Vatican (5), dont l’Italie topographique recouvre tous les murs, du sol au plafond.
« La carte a disparu ! – La carte ? – Oui, mestre, celle que le roi vous a commandée (…). Ne laissant pas le temps à Alberto Cantino de le rejoindre (…), mestre Reimen (…) saisit dans l’instant l’ampleur de la catastrophe. Deux mois auparavant, le roi (…) lui a passé commande : désormais reconnu par le pape comme “seigneur de la conquête, de la navigation et du commerce d’Ethiopie, d’Arabie, de Perse et d’Inde”, seul souverain maîtrisant les routes maritimes menant au pays des épices, il tient à avoir constamment sous les yeux l’étendue de son empire, s’en imprégner pour prendre les décisions conformes à ses responsabilités commerciales et religieuses (6). »
Cette scène se déroule à Lisbonne en 1502. L’historien Gérard Vindt raconte, dans un passionnant récit historique romancé, le vol, dans l’atelier de cartographie, de l’exemplaire unique d’un planisphère royal représentant les Indes et le Brésil, dessinés pour la première fois d’après les relevés ramenés par Pedro Alvares Cabral et dom Vasco de Gama. La disparition de ce secret d’Etat est vécue comme un désastre économique par le souverain : elle le prive de l’accès à ses ressources. Posséder l’information géographique revient non seulement à affirmer son autorité, mais aussi à protéger ses richesses en veillant jalousement à ce que personne d’autre ne s’en empare…
Cinq siècles plus tard, les Etats les plus puissants de la planète exercent encore une surveillance paranoïaque sur la production cartographique et les images satellites, n’hésitant pas à classer ultrasecrets tous les documents présentant un intérêt stratégique, économique ou militaire. Dans les années 1980, certains pays du Golfe sous-traitant l’impression de leurs cartes à l’Institut géographique national (IGN) français exigeaient que les rotatives soient recouvertes de bâches et protégées par des hommes armés, chargés en outre de détruire la « passe », c’est-à-dire les essais et les chutes préalables au tirage !
La carte sert aussi à formaliser des revendications identitaires et nationales, en particulier lorsqu’elle figure les frontières modernes, exercice toujours très périlleux tant les Etats entretiennent un rapport irrationnel avec la perception de leur propre territoire. La carte peut alors manifester le déni des peuples. Ainsi ce cartographe professionnel qui, témoignant de sa « passion pour le monde des cartes, pour les voyages virtuels », nous écrivait : « La représentation des frontières est pour nous un casse-tête permanent. D’autant plus qu’on a toujours envie de les effacer, de les déplacer… Lorsque je dessine une carte d’Afrique, par exemple, au moment où je place les frontières, j’ai le sentiment d’agresser et de blesser les peuples. Elles apparaissent ensuite, sur la carte, comme de vilaines cicatrices. »
Penser qu’il existe des représentations « officielles », admises par tous, du découpage politique du monde constitue une illusion que les cartographes doivent s’attacher à détruire. Quelle serait donc la bonne carte, donnant la vision « avalisée » d’un pays ? En trouver l’expression cartographique pertinente relève du défi. Chacun a sa vérité et ses arguments, mais il n’existe ni « règles » ni « autorité » délivrant des solutions faciles. Rien d’autre ne permet de trancher que des constructions intellectuelles plus ou moins défendables, inspirées de la culture, de l’histoire et de la géographie, et dont s’emparent les producteurs de cartes, y compris les Etats eux-mêmes. Ou, mieux, l’ONU, souvent prise entre plusieurs feux, mais qui reste l’institution la plus légitime pour proposer des solutions équitables.
Elle a d’ailleurs publié un épais et complexe mémento à prétention exhaustive, catalogue de recommandations pour la représentation cartographique des territoires. Elle y spécifie, par exemple, que le Sahara occidental, anciennement espagnol, doit être séparé du Maroc d’un trait plein. Outré, un professeur de l’université de Rabat nous écrivait : « La meilleure cartographie du monde ne peut nier d’un trait (même tireté) la lutte du peuple marocain pour le parachèvement de son unité territoriale. Un désaccord avec une partie de la population d’un pays ne signifie pas sa séparation, carte ou pas, de son entité. Ce n’est pas parce que vous vous fâchez avec les Basques ou les Bretons que vous tracez des frontières entre ces régions et le reste de la France. »
La carte forme aussi et surtout une image, dont la création et la réalisation empruntent fondamentalement à l’art. Ou plus précisément « à la confluence de la science exacte et de l’art », comme l’écrit Jean-Claude Groshens (7). Elle n’est ni tout à fait de l’art ni tout à fait de la science : elle relève du premier comme œuvre composée de mouvements, de couleurs et de formes, de la seconde par ses données quantitatives et qualitatives.
On s’émerveille devant ces chefs-d’œuvre de précision et d’élégance des anciens cartographes, au point d’en oublier leur véritable fonction politique : offrir au monarque la représentation du territoire sur lequel il a autorité pour en assurer la défense et l’administration. Combien d’années fallait-il pour produire ces cartes truffées de petits anges jouant de la trompette, de galions et de caravelles sur lesquels soufflaient les vents joufflus, sillonnant les océans entre des Neptune et des sirènes émergeant des flots ? On regarde aujourd’hui avec tendresse le dessin maladroit des continents, tracé sans les observations des satellites, aux proportions souvent inexactes mais aux formes d’une troublante justesse.
Le cartographe contemporain dispose évidemment de plus d’atouts pour élaborer son propre système de représentation. Il emprunte volontiers à la sémiologie graphique (8), hiérarchise les objets en trois niveaux fondamentaux – la ligne, le point et le plan (9). Il parachève sa représentation du monde en recherchant l’harmonie et l’équilibre entre tous les éléments constitutifs de sa carte. Son exploration artistique lui confère le formidable pouvoir de donner une personnalité au document cartographique qu’il crée, mais aussi d’en influencer l’interprétation.
Programmé pour comprendre les couleurs selon son environnement culturel, ignorant leur relativité, le lecteur s’attend, par exemple, à ce qu’un phénomène menaçant soit représenté par une teinte dramatique. Deux ou trois générations d’élèves gardent en mémoire les couleurs cartographiques de la guerre froide : le rouge pour les méchants et le bleu pour les gentils – « un bleu calme et pacifique qui, selon Michel Pastoureau, représente la couleur préférée de tous les pays occidentaux, car il n’agresse pas, ne transgresse rien (10) ». Et pourtant… l’Organisation du traité de l’Atlantique nord n’a rien de particulièrement pacifique.
Le vert ne symbolise pas la même chose en Norvège (la protection de la nature), en Arabie saoudite (l’islam) et en Irlande, où, couleur nationale, il rassemble le peuple au-delà des frontières. Un examen attentif des cartes d’Afrique produites en Europe fait apparaître l’utilisation massive de jaune ocre doux et de vert sombre, figurant la savane sèche et poussiéreuse, la forêt équatoriale épaisse et impénétrable… Pourtant, un petit tour sur les marchés de Ouagadougou ou de Bamako suffit pour saisir les vraies gammes de couleurs dans lesquelles se retrouve l’Afrique. « Il y a quelque chose qui ne va pas, les cartes sont vraiment pâles, livides même. On dirait qu’elles sont malades », nous confiait un instituteur tchadien, utilisateur forcé de manuels importés de France…
La cartographie se servirait donc de l’art pour embellir le monde… ou pour l’enlaidir ? Pour mieux montrer le meilleur ou le pire, le cartographe renforce le trait comme Paul Klee et Joan Miró, superpose les lignes comme Jasper Johns et Vassily Kandinsky, exagère les mouvements comme Lyonel Feininger et Pablo Picasso, manipule les couleurs comme Johannes Itten, Josef Albers et Liubov Popova, dramatise le sujet par des jeux d’ombre et de lumière comme Edward Hopper et Kazimir Malevitch…
Œuvre d’art, la carte l’est donc dans la mesure où elle ne se contente pas de miniaturiser le territoire, mais exprime aussi la sensibilité des peuples, la perception qu’ils ont des sociétés humaines et de leurs modes d’organisation spatiale. Dans ce jeu en réseau, le cartographe se veut à la fois grand témoin et acteur. Il se fait successivement observateur, économiste, démographe, géomorphologue, enfin géographe et… artiste. Pour construire ses « mondes », ou plutôt les inventer. Il imagine et dessine un subtil cocktail : il mêle le monde tel qu’il le voit et le monde tel qu’il voudrait qu’il soit.
(1) AFP, 29 novembre 2004.
(2) Le directeur exécutif du PNUE, dans une note verbale adressée à la mission permanente iranienne, proposait, pour éviter les complications, de nommer le Golfe ROPME (Régional Organization for the Protection of the Marine Environment) Sea Area…
(3) www.mofat.go.kr/me/index. jsp et www.mofa.go.jp/index.html
(4) AFP, 22 novembre 2002.
(5) Cette série de fresques géantes a été conçue par le moine et cartographe italien Ignazio Danti (1537-1586) sur ordre du pape Grégoire XIII. Lire Lucio Gambi, The Gallery of Maps in Vatican, George Braziller Incorporation, New York, 1997.
(6) Gérard Vindt, Le Planisphère d’Alberto Cantino, Lisbonne 1502, Autrement, Paris, 1998.
(7) Catalogue de l’exposition « Cartes et figures de la Terre », Centre Georges-Pompidou, Paris, 1980.
(8) Jacques Bertin publie en 1967 chez Gauthier-Villars un traité sur la communication graphique, La Sémiologie graphique, véritable bible des cartographes dans le monde entier.
(9) Vassily Kandinsky, alors professeur au Bauhaus, publia en 1926 Point et ligne sur plan (réédité chez Gallimard, coll. « Folio Essais », Paris, 1991). Il y décrit la démarche artistique du peintre, qui présente de troublantes similarités avec celle du cartographe.
(10) Michel Pastoureau, Dictionnaire des couleurs de notre temps, Bonneton, Paris, 1999), cité par Jean-Paul Bord, « Cartographie, géographie et propagande : de quelques cas dans l’Europe de l’après-guerre » , Vingtième Siècle, Presses de Sciences Po, Paris, octobre-décembre 2003. L’article compare deux cartes publiées sous le même titre par Time en 1952 et par L’Atlas du Monde diplomatique en 2003.
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