L’Expression : entretien avec l’ambassadeur chinois à Alger

M. LIU YUHE, AMBASSADEUR DE LA RÉPUBLIQUE POPULAIRE DE CHINE EN ALGÉRIE, À L’EXPRESSION: «Notre présence en Algérie ne doit inquiéter ni Paris ni Washington»

Aujourd’hui, la Chine est la deuxième puissance économique mondiale. Jamais dans l’histoire de l’humanité, une nation n’avait connu une croissance aussi fulgurante (plus de 8% par an) pendant près de 30 ans. Cette réussite inquiète les puissances mondiales au lieu de les rassurer. Dans cet entretien passionnant, l’ambassadeur de la République populaire de Chine revient sur ces aspects sans mâcher ses mots. 

Il évoque sans complexe les droits de l’Homme en Chine. Il s’étale sur les relations avec l’Algérie, la coopération nucléaire, les projets réalisés et les difficultés rencontrées. Comme il n’a pas omis d’exprimer son soutien à l’Iran dans sa quête du nucléaire civil.

L’Expression: La Chine est classée 2e puissance économique mondiale après les Etats-Unis au 3e trimestre 2010. Cette performance n’a pas surpris les observateurs avertis et les analystes qui suivent de près l’évolution de l’économie chinoise ces 30 dernières années. La question qui se pose désormais, est de savoir quand la Chine deviendra-t-elle la première puissance économique mondiale?

Liu Yuhe: Aux dernières statistiques, le produit national brut de la Chine place son économie au 2e rang mondial. Cette performance consacre les sacrifices du peuple chinois, la politique d’ouverture économique dans laquelle nous nous sommes engagés ces dernières décennies, elle est réalisée aussi grâce à l’étroite coopération avec les pays amis. Cependant, la suprématie de la Chine est à relativiser dans bien des domaines. Malgré son rang de 2e puissance économique mondiale, un taux de développement maintenu au stade de 8% pour plusieurs années consécutives, la Chine fait face à de sérieux problèmes. Il faut savoir que le PIB moyen par tête en Chine n’est que de 3800 dollars, (contre 5000 dollars en Algérie) et qu’il est le 105e dans le classement mondial. La Chine a encore 40 millions de personnes qui ne sont pas encore sorties de la pauvreté. C’est une réalité que vous pouvez constater de visu en visitant les campagnes. L’image miroitée par les grandes villes comme Pékin ne reflète pas toujours la réalité. En Chine, entre 60 à 70% du volume global du commerce est détenu par les sociétés transnationales. Nous avons une économie basée sur l’industrie, suivie de très loin par le secteur agricole et celui des services. Le développement de la Chine nécessite qu’elle poursuive ses efforts inlassables. Le pays a besoin de travailler davantage, pour poser les jalons d’une économie forte et structurée. Et dans ce processus, la Chine doit rester vigilante pour faire face aux multiples défis politique, économique et social. Et sans vouloir être pessimiste, plusieurs générations doivent se succéder avant d’atteindre cet objectif. Par ailleurs, malgré cette place que la Chine occupe désormais sur la sphère économique mondiale, elle reste déterminée à poursuivre la voie d’un développement pacifique dans le monde.

L’émergence de l’économie chinoise inquiète nombre de vos voisins et partenaires commerciaux. Les pays de l’Asie du Sud-Est craignent la concurrence et les pays occidentaux redoutent une hausse du cours des matières premières. Quelle analyse faites-vous de ces appréhensions? Pensez-vous qu’elles soient fondées?

Au lendemain de la publication des dernières statistiques sur les performances de l’économie chinoise, le Pentagone a publié un rapport mettant en relief, la menace de l’arsenal militaire de la Chine. Une simple comparaison des dépenses nous renseignera sur l’origine exacte de cette menace. Le budget militaire américain dépasse les 700 milliards de dollars, contre 78 milliards pour la Chine. Aux Etats-Unis, des parties croient toujours que l’ère de la guerre froide n’est pas révolue. A l’origine de chaque problème l’on cite la Chine. On nous blâme pour les problèmes économiques du monde tels que la hausse des prix des matières premières et de l’énergie, la déflation, le chômage, la délocalisation, le déficit de la balance commerciale de certains pays avec la Chine. Nous sommes responsables de la crise financière, de la hausse du cours des céréales. Le gouvernement chinois souhaite une vision plus objective du monde extérieur. Nous n’avons jamais occulté l’existence de problèmes en Chine. Nous sommes disposés à discuter, à corriger nos lacunes, tout d’abord pour le bien du peuple chinois et pour la stabilité dans le monde. Mais pour cela, nous avons besoin d’engager un débat objectif. Les puissances du monde doivent reconnaître à la Chine son droit d’adopter le modèle économique qu’elle juge le mieux adapté à ses convictions et objectifs. La paix dans le monde signifie aussi respect des différences culturelles et civilisationnelles.

La Chine est accusée de développer une économie de prédation en Afrique. En d’autres termes, on vous reproche de prendre les richesses naturelles du continent noir qui ne bénéficie pas en contrepartie du transfert de technologies et de votre savoir-faire.

Ces accusations émanent des pays occidentaux qui ont une dette historique envers le continent africain de par leur passé colonial. La Chine, par contre, développe un partenariat sans complexe avec les Africains. Nous avions défendu leur cause pour l’indépendance. La Chine n’a pas hésité à apporter une aide matérielle et humaine aux pays qui ont souffert des calamités naturelles. Je pense qu’il existe une forte complémentarité dans les relations économiques Chine-Afrique, des relations que je qualifierai de sincères, ouvertes, transparentes, qui ne visent aucun pays tiers. Et qui se sont consolidées avec la création du Forum Afrique-Chine.

L’Algérie qui entretient des relations privilégiées avec la Chine a engagé un ambitieux programme quinquennal de développement économique de 286 milliards de dollars. Quelles sont les perspectives de ce partenariat à la lumière des potentialités offertes par le marché algérien?

Il y a une volonté commune des deux pays de développer leurs relations d’amitié et de coopération. L’Algérie a énormément de potentialités qui, bien évidemment, intéressent la Chine. Cependant, l’effort doit être fourni par les deux parties. Les investisseurs chinois ont besoin d’avoir une meilleure visibilité de l’environnement économique et financier de l’Algérie. Les investisseurs chinois ont besoin de comprendre quelles sont les priorités de développement économique du gouvernement algérien. Et pour quel modèle économique compte-t-elle concrétiser ses objectifs. Bien évidemment, cela relève des missions des autorités politiques, soutenues par les acteurs économiques, tels que la Chambre de commerce, le patronat et la presse.

Vous venez d’évoquer une meilleure visibilité de la politique économique engagée par le gouvernement algérien. Avez-vous eu l’occasion d’aborder cette question avec les autorités compétentes? Pensez-vous que ces obstacles pourraient ralentir le rythme de la coopération économique?

A l’occasion des rencontres tenues entre les officiels des deux pays, nous avons enregistré avec satisfaction l’engagement commun d’élargir la coopération à d’autres domaines. Pour nous, c’est un signe très favorable. Cependant, j’estime qu’il est impératif de clarifier certains points liés aux conditions d’investissement. Sur ce plan, l’effort doit être fait par la partie algérienne. Nous lisons des informations contradictoires relatées par la presse nationale concernant les nouvelles mesures économiques prises par le gouvernement algérien. Personnellement, j’ai eu l’occasion de discuter avec des responsables au sein de plusieurs départements ministériels, la réponse est toujours la même: on nous demande de ne pas croire ce que rapporte la presse. Mais les investisseurs chinois ont besoin de comprendre la situation. Ils ont besoin d’avoir une meilleure visibilité de la sphère économique. Il faut faire un effort d’explication et d’accompagnement pour dissiper les doutes et les craintes légitimes des investisseurs. Je peux garantir qu’un nombre considérable d’hommes d’affaires chinois ont manifesté leur intérêt pour l’Algérie, mais ils ne savent comment concrétiser leurs projets. Par ailleurs, je pense qu’il est essentiel de préciser que les investisseurs chinois respectent les règles arrêtées par le gouvernement algérien. Mais pour réussir un projet, il est essentiel qu’il y ait une cohérence entre les partenaires, lesquels doivent suivre le même rythme. Et sur ce plan, je pense que nous avons besoin d’accélérer la cadence pour rattraper le retard.

Les entreprises chinoises souffrent-elles de la bureaucratie algérienne? 

En Chine, nous l’avons déjà traversée cette période. Nous avons cumulé des expériences durant les 30 années d’ouverture économique, et tiré des leçons que nous n’ hésiterons pas à partager avec les pays amis comme l’Algérie. Je pense que la bureaucratie n’est pas propre à un pays, mais en ce qui nous concerne, nous avons juste besoin d’être mieux éclairés et mieux informés sur les domaines d’investissement à développer. L’Algérie dispose de potentialités énormes. Elle s’engage dans des réformes avec deux atouts majeurs: une embellie financière et des richesses naturelles. Maintenant, il est vrai que certaines dispositions telles que la loi sur la répartition du capital, dite règle 49/51 introduite dans la LFC 2009, pose problème pour certains investisseurs qui peinent à trouver un partenaire algérien pour des raisons liées parfois à la langue et à la distance. D’autres souhaiteraient avoir une liste des partenaires potentiels. Une aide des autorités compétentes sera la bienvenue. On imagine mal un investisseur venir faire de la prospection dans un territoire dont il ignore tout. Certains hommes d’affaires ont formulé le souhait de rester majoritaires. Mais, dans l’ensemble, je reste confiant en l’avenir de cette coopération.

On ne peut clore le chapitre de la coopération économique sans évoquer un scandale qui a secoué le projet de l’autoroute Est-Ouest, réalisé en grande partie par le consortium Citic-Crcc. Une grosse polémique est née autour de ce que l’Algérie considère comme «le projet du siècle». Cela a-t-il affecté les ambitions de Pékin en Algérie?

J’ai eu à répondre à cette question plusieurs fois. Le phénomène de la corruption n’est pas lié à un pays ou à un projet. La corruption est une maladie très grave qui touche les sociétés à travers le monde. La Chine est un pays signataire de la convention de l’ONU pour la lutte contre la corruption et les sociétés qui se sont engagées en Algérie, disposent d’une grande crédibilité à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Le Code algérien des marchés publics en vigueur, depuis une dizaine d’années, a fait l’objet d’une révision en profondeur pour lutter contre la corruption. Le législateur a introduit la déclaration de probité de la part du soumissionnaire à tout appel d’offres public. Les sociétés chinoises vont tout naturellement se soumettre à cette règle. Mais je tiens à vous informer que ces dernières se sont déjà engagées dans leur pays, à respecter les règles de la transparence. Concernant l’affaire de Citic- Crcc le dossier est entre les mains de la justice, laissons les juristes faire leur travail. Concernant les ambitions de la Chine en Algérie, elles restent les mêmes. Nous voulons développer un partenariat privilégié basé sur la confiance et le partage, un partenariat gagnant-gagnant au profit des intérêts des deux peuples.

Avez-vous perçu une réticence de la part des autorités algériennes depuis la révélation dans les médias du scandale de l’autoroute Est-Ouest?

Bien évidemment, ce dossier a été longuement abordé par les officiels chinois avec leurs homologues algériens. Je peux vous assurer qu’à ce niveau, rien n’a changé. Effectivement, les sociétés chinoises n’ont pas décroché de gros marchés durant l’année 2010, mais cela n’est pas dû au dossier auquel vous faites allusion. Vous avez sûrement remarqué, comme nous, que le gouvernement algérien n’a pas encore révélé les projets inscrits dans le plan quinquennal de développement.

Très peu d’appels d’offres ont étés lancés durant l’année en cours. Il se trouve aussi que la Commission des marchés prend le temps qu’il faut pour examiner les dossiers, cela dégage une nouvelle vision qui consiste à bien étudier le projet avant son lancement. L’objectif, nous l’avons bien constaté, étant d’éviter les incidents de parcours, la réévaluation des coûts, et les modifications de fond ou de forme dans le projet.

L’affaire de corruption serait, selon vous, «l’arbre qui cache la forêt». Et dans cette forêt, vous estimez qu’il y a une course parfois «malsaine» des partenaires traditionnels de l’Algérie, qui se sentent menacés par la présence chinoise en Algérie. Etes-vous sur la même position?

Certains cercles veulent créer de faux problèmes. A ces derniers, je dirai que la coopération algéro-chinoise ne vise personne. La Chine ne veut pas arracher la part des autres en Algérie. Elle n’a nullement l’intention d’y créer une zone d’influence. Mon pays a décroché le projet de l’autoroute Est-Ouest en présentant la meilleure offre sur le marché. Concernant les critiques rapportées par la presse sur le projet de l’autoroute, d’abord, je rassure que le projet répond aux normes internationales. De l’avis même des laboratoires de contrôle européens et canadiens. Je ne comprends pas que l’on vise toujours la Chine. Ensuite, j’ai eu l’occasion de faire par route Alger- Tlemcen, comme les experts, je n’ai pas constaté de problèmes sur les infrastructures réalisées par le groupe chinois. Concernant la date de la livraison, Citic Crcc a de l’avance. Le chantier n’est pas en retard comme certains le laissent croire. Quant à la réévaluation des coûts, cela est dû aux modifications apportées sur le plan initial réalisé par les Européens dans le souci d’améliorer sa qualité et son efficacité.

Sous prétexte de détérioration de la situation sécuritaire, certains pays ont revu à la baisse leurs investissements en Algérie. D’autres ont orienté leurs projets vers le Sud. Cet aspect ne semble pas inquiéter Pékin?

Le gouvernement algérien veille sur la sécurité de ses citoyens et des ressortissants étrangers. Sur ce plan, nous sommes très confiants.

Peut-on avoir le nombre exact de Chinois qui ont un contrat de travail en Algérie?

Ils étaient 30.000 en 2009. Leur nombre a diminué à 20.000 en 2010 pour deux principales raisons: la première a trait au fait que les entreprises chinoises n’ont pas eu de nouveaux marchés importants en 2010. Et puis, il faut garder à l’esprit que les Chinois ont pratiquement achevé les projets qui étaient en cours. Par ailleurs, nous avons recensé 50 commerçants, mais les statistiques du ministère du Commerce algérien évoquent 500 commerces.

Comment expliquer ce décalage dans les chiffres?

Contrairement à d’autres pays, le gouvernement chinois n’oblige pas ses ressortissants à passer par ses représentations diplomatiques lorsqu’ils voyagent.

L’Algérie et la Chine ont signé deux accords de coopération dans le domaine du nucléaire civil. Le premier porte sur les utilisations pacifiques de l’énergie nucléaire, le second sur la coopération et le partenariat dans le domaine de l’énergie renouvelable. Un rapprochement qui a suscité des appréhensions aussi bien en Occident que chez les voisins de l’Algérie.

La signature de l’accord constitue un premier pas. Les deux pays doivent concentrer leurs efforts pour le concrétiser sur le terrain. En Chine, nous accordons beaucoup d’importance à ce volet de coopération partant du principe que chaque pays a le droit de disposer de l’énergie nucléaire à des fins pacifiques. En Algérie, on évoque souvent l’après-pétrole, je pense que c’est le moment de se préparer pour mieux affronter et gérer ce défi. La Chine est prête à accompagner votre pays dans ce processus et à partager son expérience avec ses amis.

La Chine est critiquée sur le dossier des droits de l’homme. Les mêmes observations reviennent dans les rapports des ONG internationales: détentions arbitraires, répression des pratiques religieuses ou spirituelles qui sortent du cadre officiel, répression des droits des minorités, torture…

Notre vision des droits de l’homme est différente de celle défendue par les Occidentaux. En Chine, nous avons 1,3 milliard d’habitants qu’il faut nourrir, éduquer, soigner, habiller. Les droits de l’homme ne se limitent pas à la seule liberté d’expression. Chaque année, les Etats-Unis publient un rapport noir sur l’état des droits de l’homme en Chine. Nous répondons par un rapport qui a mis à nu les exactions américaines à l’intérieur comme à l’extérieur de leur territoire. Nous acceptons les critiques fondées, mais nous rejetons l’ingérence dans nos affaires intérieures. Le monde doit respecter notre modèle politique. Le gouvernement chinois entreprend des efforts considérables pour approfondir les réformes sociales, économiques et culturelles. La lutte contre la pauvreté constitue son souci primordial. Quelques statistiques qui reflètent cet effort d’ouverture sur le monde. En Chine, il y a 420 millions d’internautes. Plus de 700 millions de personnes se connectent à travers leur téléphone mobile. Paradoxalement, lorsque ces dernières manifestent leur distance avec la politique des Occidentaux, on accuse le gouvernement chinois de comploter contre ces pays.

La Chine est membre permanent du Conseil de sécurité. Vous avez la réputation d’être un allié des pays émergents. Vos positions sur le nucléaire iranien et le conflit au Proche-Orient ne sont pas toujours bien appréciées..

Etant membre permanent du Conseil de sécurité, la Chine ne ménage aucun effort, pour promouvoir la stabilité et la paix dans le monde. L’Iran a le droit de posséder le nucléaire civil. Les appréhensions soulevées par l’Occident par rapport au programme iranien ne doivent pas priver son peuple d’acquérir cette technologie. Concernant le deuxième dossier, nous saluons la reprise des négociations directes entre Israéliens et Palestiniens en septembre. La vision de la Chine n’a pas changé. On estime que les deux peuples doivent cohabiter pour la paix et la stabilité dans cette région.

Et le conflit au Sahara occidental?

Sur cette question, mon pays se réfère aux résolutions des Nations unies.


Entretien réalisé par A. MAMMERI et B.TAKHEROUBT

L’Expression, 30/08/2010

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