Chaque livre du Nobel José Saramago aura été un festin. Mais ce vendredi 18 juin, sur l’île espagnole de Lanzarote, une jeune femme d’une beauté démoniaque l’a rattrapé.
Cette femme à l’attraction trouble et fatale s’appelle la mort. Elle est l’héroïne de l’un de ses derniers romans Mort par intermittence, où il est question d’une grève de la mort. Et oui, la mort se fâche parce qu’elle n’a pas pu transgresser l’immémoriale procédure en vigueur dans la gestion des départs définitifs ! Alors elle s’arrête de «travailler» et plus personne ne meurt dans le royaume du Portugal, provoquant un immense chaos dans le monde des vivants. Car, si plus personne ne meurt, que vont dire et faire les gens de sciences, les gens de foi, les gens de loi, les gens d’armes et même les hommes d’Etat ? Rien, sinon les voir, chacun dans sa chapelle, tristement et laborieusement, essayer de justifier l’impensable. Mais l’auteur, lui, a quelque chose à dire. S’ensuit alors une longue coulée parabolique de près de 300 pages, où le talent de ce flamboyant dialecticien, qu’est José Saramago, va s’illustrer pour donner du sens au sens – ou au non-sens. José Saramago est donc mort en juin 2010, en pleine fièvre footballistique.
Autant dire dans un désert médiatique pour la mort d’un poète. L’un de ses critiques écrivit d’ailleurs, le lendemain de son décès, dans le journal espagnol El Pais : «Probablement que dans une parade militaire, José Saramago aurait défilé à l’envers.» En fait, toute sa vie il en a été ainsi : être là où plus personne de son envergure ne s’attarde ni ne souhaite être vu. En fait aussi, il faut aujourd’hui les compter, les intellectuels (occidentaux ou non) qui savent encore, dans ce déferlement inouï des contre-valeurs qui font la «norme» internationale, récolter et traduire les râles d’une humanité qui souffre.
Toute sa vie, José Saramago, aux yeux des autres, aura porté cette sorte de dichotomie qui faisait de lui aussi bien le maître de la parabole philosophique dans ses écrits que l’homme de gauche et de cœur intraitable sur les questions de l’égalité et de la justice de tous les jours. José Saramago aura été la bête noire de l’establishment politico-religieux du président de la République de son propre pays qui a refusé d’assister à son enterrement, pourtant officiellement déclaré national, au Vatican qui s’est presque ouvertement réjoui de sa disparition. Les puissants des différents pouvoirs avaient pour lui un qualificatif que la vulgate capitaliste fait résonner de nos jours comme la suprême insulte : communiste !
Ce à quoi, taquin, il répondait : «Oui, mais communiste hormonal», affirmant par là son attachement viscéral à l’archéologie de la généreuse et féconde pensée progressiste et libertaire qui a toujours fait bouger le monde, davantage qu’à un système politique qui a vécu puis disparu dans son effroyable rigidité dogmatique. Il était aussi, si j’ose dire, également fâché avec l’Eglise ; un peu trop en réalité. Il se disait « athée mais non incroyant », s’appropriant ainsi, de fait, une immense marge qui l’autorisait, pensait-il, à réduire à sa portion congrue la part du sacré dans l’aventure humaine de laquelle il ne voulait retenir que la forme peut-être la plus radicale du questionnement existentialiste. Sur le plan religieux, livre après livre, du Dieu manchot à L’Evangile selon Jésus-Christ , José Saramago va approfondir sa réflexion, en réalité sa critique, qui aboutira, avec Caïn, paru en 2009, à une forme d’un intolérable blasphème aux yeux des croyants.
Dans ce livre, Saramago revisite la Bible, interroge, interpelle, recadre l’histoire, convoque le présent et se demande si la volonté du Suprême est toujours là pour guider le monde. Pour le journal du Vatican, L’osseratore Romano, c’est suffisant pour traiter le prix Nobel «d’extrémiste» et «d’antireligieux». Le Vatican, on s’en doute, fait son travail de gardien du temple, mais cela ne va pas empêcher de très nombreux déshérités de la planète, au moins une fois dans leur vie (la plus tragique), de gravement se poser la question : «Mais où est passé le Sauveur ?» La question est d’autant plus pertinente que, au crédit du Nobel, le nombre de boutiques extrémistes, dans toutes les religions, n’a cessé de proliférer.
L’humain est interminable
Le judaïsme a fini par brutalement capturer un Etat qu’il veut «pur et conforme» à la règle que le rabbinat a forgée une et unique, malgré la multitude des prophètes d’Israël. Le Christianisme maintient en apparence son quant-à-soi mais encourage en sous-main l’explosion des «Eglises» qui partent à la conquête des «restes des peuples» avec un catéchisme dollarisé. Et il y a aussi, bien sûr, l’Islam, l’Islam avec sa belle et sereine figure et dont la fragmentation a laissé béante une autoroute de discordes. Où il est moins question de l’essentiel que du rite : sunnite, chiites, ibadites, druzes, ismaéliens, etc. Où chaque «communauté» tente de tatouer ce rayonnant visage de l’Islam du sceau de sa vanité. Pendant ce temps, des émirs, officiels ou non, des imams reconnus ou autoproclamés, des rois à la limite de légitimité ou des présidents de République bien ou mal élus, forgent, eux aussi, chacun selon ses convenances, les types de servant qui cadrent le mieux avec leur gouvernance, toujours éclairée bien sûr.
Il restera sans doute aussi beaucoup à dire sur les religions non célestes d’Asie qui comptent un nombre considérable de croyants et où les conflits religieux entre enfants du même pays ne sont ni rares ni moins violents. Alors, devant un tel désordre cosmogonique, il y a, forcément, des brebis, voire des troupeaux, qui s’égarent ou qui, les yeux grands ouverts, décident de regarder ailleurs, la foi n’étant pas offerte, comme n’importe quel organe, à la naissance. José Saramago regarde effectivement ailleurs. Son horizon est strictement humain. Mais avec tout ce que cela suppose comme difficulté, en fait d’impossibilité à cerner, à fermer : l’humain est interminable. Partir à la recherche de L’Autre comme moi — titre d’un de ses romans d’une profondeur vertigineuse — c’est d’abord être capable de se délester de toutes les cosmétiques du monde et se présenter tel qu’on est. Et c’est précisément ce que José Saramago fit dans un somptueux texte lu le 7 décembre 1998 lors de sa réception du prix Nobel de littérature. José Saramago avait 75 ans.
La première phrase de ce texte dit : «L’homme le plus savant que j’ai connu dans ma vie ne savait ni lire ni écrire.» Il parlait de Jeronimo Melrinho, son grand-père, berger de son état, analphabète et «puits de savoir». Ce grand-père était le fils d’un homme à «la figure énigmatique et fascinante», un Berbère d’Afrique du Nord. Et, toujours dans son discours de récipiendaire du Nobel, sous les ors et les lambris de l’Académie royale de Stockholm, devant la fine fleur des génies de l’heure et du monde, il ajoute tranquillement : «Un aïeul berbère venu d’Afrique du Nord, un autre berger, une belle et merveilleuse grand-mère, des parents beaux et sérieux (…) Quelle autre généalogie pouvais-je souhaiter ? Dans quel meilleur arbre aurais-je pu me situer ?»
Et il continue, sans être impressionné le moins du monde, serein, à parler des mystères de la création littéraire, du choix des thèmes qui s’imposent et des personnages qu’on crée et avec lesquels on est en désaccord ou en empathie pour finir par ne plus savoir qui crée qui ? Il dit à ce propos : «Dans un certain sens, on peut même dire que lettre après lettre, mot après mot, page après page, livre après livre, j’en suis venu successivement à implanter dans l’homme que j’étais les personnages que j’ai créés.» Sauf que cet énorme bouillonnement dans sa tête, pour créatif qu’il puisse se révéler, ne lui fait pas oublier d’où il vient ni le sens de son combat. Devant l’extraordinaire enchevêtrement «des chemins de la liberté», dans le monde d’aujourd’hui, José Saramago ne se laissera pas entraîner dans le spécieux dilemme du choix entre «la justice et sa mère».
La mère n’a jamais été le mot pour signifier le contraire de la justice et la justice est du côté des opprimés. Point. Ainsi le verra-t-on combattre la dictature de Salazar et en payer le prix. Ainsi le verra-t-on soutenir les mouvements de libération en Afrique. Ainsi le verra-t-on, seul intellectuel occidental d’envergure mondiale, épouser la cause palestinienne plus clairement que bon nombre d’écrivains arabes plus soucieux, et plus soumis, à la puissance éditoriale judéo-chrétienne si jamais elle existe. Sur la Palestine, il dit : «Ce qu’il faut faire, c’est sonner le tocsin, partout dans le monde, pour dire que ce qui arrive en Palestine est un crime que nous savons stopper. Nous pouvons le comparer à ce qui est arrivé à Auschwitz.»
Bien sûr, surtout après son voyage à Ramallah en 2002 dans le cadre de la visite d’une délégation du Parlement des écrivains, qui lui inspirera un texte autrement plus incisif que celui du Nobel africain Wole Soyinka, il sera traité d’antisémite. Mais il ne plie pas. La justice n’a pas de race et un juste c’est aussi celui qui défend un Arabe palestinien, seul face à l’armée israélienne qui «applique fidèlement les doctrines génocidaires de ceux qui ont torturé, gazé et brûlé ses ancêtres» (Le Maroc a envahi le Sahara Occidental en 1975 pour s’approprier du monopole des phosphates, ndds)
Proche de la cause Sahraouie
Pourquoi emberlificoter les choses quand elles sont si cruellement simples ? Géographiquement encore plus proche de lui, la cause sahraouie. De toutes les voix qui se sont élevées l’été dernier pour conjurer la militante Aminatou Haïder de ne pas attenter à sa vie en poursuivant sa grève de la faim, celle de José Saramago était la plus haute et ses mots les plus dévastateurs à l’égard de l’occupant marocain. Il dit simplement : «Je crois que les séparatistes sont ceux qui séparent les gens de leur terre, qui les en expulsent, qui essaient de les en déraciner.» Et il ajoute à l’adresse du monarque marocain : «Un pays qui est sûr de son passé n’a pas besoin d’exproprier celui d’à côté pour exprimer une grandeur que personne ne lui reconnaîtra jamais.»
Icône vénérée de la péninsule ibérique, voix majeure de tous les combats de l’Amérique latine, José Saramago était loin d’être un révolté médiatique otage de ses best-sellers. Lui qui savait si bien, comme son compatriote Fernando Pessoa, peindre le moindre tressaillement de l’âme humaine, il était aussi prompt à retrousser ses manches et à occuper physiquement le terrain des luttes. Curieux, émouvant, fraternel, chaleureux, cet écrivain enthousiaste qui a toujours préféré «l’éthique à l’esthétique» a toute sa vie su poser un regard de lynx sur les travers du monde. Un monde que la globalisation fragilise, que le capital dérègle. Il écrit dans les cahiers de Lanzarote : «On privatise tout, on privatise le ciel et la mer, alors que faire ? Passer une vie comme celle de Saramago : une vie de rebelle éclairé.» Quant à essayer de savoir s’il n’y a pas là un gène de cet ancêtre venu de Berbérie, c’est un autre débat…
Zouaoui Benhamadi
El Watan, 6/10/2010
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