Mohamed El Moctar El Shinqiti et Sid Ahmed Tefeil. Chercheurs mauritaniens
Le procès de 19 Mauritaniens djihadistes présumés s’est ouvert hier à Nouakchott. Les accusés appartiennent pour l’essentiel au groupe mauritanien affilié à Al Qaîda, «Ansarou Allah au pays de Chinguetti». La Mauritanie, qui a lancé des opérations militaires au Mali pour traquer les groupes armés, fait-elle face à un véritable péril ?
– La Mauritanie semble s’engager – à travers notamment deux opérations militaires au Mali – à un bras de fer très dur avec Al Qaîda au Maghreb islamique. Pourquoi un tel engagement armé aussi ferme ?
Sid Ahmed Tfeil. Lors des derniers mois de la présidence de Maaouiya Ould Sid’Ahmed Taya en 2005, une vague d’arrestations a touché plusieurs imams, oulémas et activistes islamistes accusés de terrorisme et d’incitation à la violence. On peut citer parmi les oulémas arrêtés cheikh Mohamed El Hassan Ould Deddou, cheikh Naouaoui et Mohamed Ould Mohamed. Mais il s’agissait en fait d’islamistes modérés. Ces événements ont vite été récupérés par le Groupe salafiste pour la prédication et le combat, qui a transformé ces arrestations en déclencheur pour l’attaque sanglante contre la caserne mauritanienne de Lemghity au nord le 4 juillet 2005. D’ailleurs, les attaques contre les militaires mauritaniens se sont multipliées, surtout après le changement de nom du GSPC en Aqmi et son allégeance à l’organisation d’Oussama Ben Laden. A l’époque, le nombre de Mauritaniens au sein de ce groupe armé ne dépassait pas dix éléments. Et le premier Mauritanien tué par l’armée fut un certain Ahmadou Bemb Ould Bab, alias Abou Mohamed El Djenki, lors de cette attaque de Lemghity. Les opérations contre l’armée mauritanienne se sont donc accélérées (après Lemghity, il y a eu Tourine et El Ghelaouiya), ainsi que des accrochages armés à Nouakchott même, des assassinats et des rapts d’Occidentaux, etc. La Mauritanie a alors décidé de changer sa politique sécuritaire en adoptant une stratégie de «frappes préventives». L’idée : envoyer les troupes de l’armée attaquer les groupes armés à l’intérieur du Mali, allié de la Mauritanie dans la lutte contre Al Qaîda. Cette nouvelle politique a rencontré une forte opposition exprimée par l’opinion publique et la classe politique qui pensent que cette stratégie ne sert que les intérêts français en priorité. La première opération militaire en terre malienne, qui devait servir à libérer l’otage français Michel Germaneau, a été tout de suite suivie d’un attentat kamikaze contre une caserne à Naâma. La seconde opération mauritanienne, qui a occasionné beaucoup de pertes côté militaire, avait pour objectif de traquer le groupe qui détient les ingénieurs d’Areva. C’est ce qui renforce dans l’opinion publique l’idée que la France mène une guerre par procuration contre Al Qaîda. En plus, l’absence de coordination avec des pays voisins et alliés (l’Algérie et le Mali) et le fait de se contenter de l’aide militaire française consolident cette vision.
Mohamed El Moctar El Shinqiti. Je ne doute pas de la légitimité de la Mauritanie de se défendre face aux attaques – environ 40 militaires mauritaniens ont été tués lors de plusieurs attaques d’Aqmi entre 2005 et 2009 – mais j’ai des réserves sur la manière offensive choisie par les dirigeants mauritaniens et la tentative de combattre cette organisation à l’extérieur de la Mauritanie. Je crois que les dirigeants mauritaniens n’ont pas bien diagnostiqué le phénomène d’Al Qaîda et n’ont pas compris les leçons de la guerre entre les Américains et cette organisation. Le fait que les Etats-Unis aient porté leur guerre contre Al Qaîda en dehors du territoire américain a produit une expansion mondialisée de cette organisation, causant plus de morts et plus de haine. Je suis partisan d’une guerre défensive dans un cadre mauritanien. Parce que si les Européens et les Américains éloignent le danger de leur territoire, nous, nous l’attirons chez nous ! Nous devons dessiner notre propre stratégie suivant nos objectifs et notre contexte qui nous sont spécifiques.
– Mais on ne peut pas ignorer que de plus en plus de jeunes Mauritaniens rejoignent les groupes armés dans le Sahel…
Mohamed El Moctar El Shinqiti. Il est vrai que de nombreux jeunes Mauritaniens ont rejoint Aqmi ces dernières années. Je crois qu’une des causes a été le mépris du président Maaouiya Ould Sid’Ahmed Taya envers son peuple dans le cas des relations avec Israël, sa persécution des islamistes de tous bords et la corruption. L’autre raison est ce sentiment d’injustice face à ce que subit la nation islamique. Mais Al Qaîda, issue d’une pensée anarchisto-salafiste, a justement réagi à ces causes de manière anarchique. Les experts américains estiment d’ailleurs que le point faible d’Al Qaîda est le targeting mistakes, cette tendance à déclarer la guerre à tout le monde.
Sid Ahmed Tfeil. Après l’invasion américaine de l’Irak en 2003, la réaction de la rue arabe a favorisé l’émergence d’un discours religieux extrémiste, c’est-à-dire le «salafisme djihadiste» ou le «djihad mondial». Et la Mauritanie a eu sa part de cette nouvelle donne dans le changement du discours religieux. Une partie de la jeunesse mauritanienne a été séduite par ce discours, d’autant que beaucoup de jeunes ne suivent un cursus scolaire public qu’à moitié et certains étudient l’enseignement religieux traditionnel. Selon les jeunes, désireux de partir rejoindre les djihadistes en Irak, en Afghanistan ou en Tchétchénie, la voie passait par le GSPC algérien, qui devait, selon eux, assurer le déplacement et la prise en charge des nouvelles recrues. C’est ainsi que la plupart des jeunes djihadistes ont rejoint la katiba des moulathamin, commandée par Mokhtar Belmokhtar dit «Le Borgne», activant dans les zones frontalières entre la Mauritanie, le Mali et l’Algérie. Mais la vraie vague de recrutement intensif de Mauritaniens au sein du GSPC dans cette zone a démarré après 2008 : cela coïncidait avec l’arrestation de nombreux jeunes islamistes et le démantèlement de plusieurs cellules actives ou dormantes. Tous les autres jeunes qui ont pu fuir les services de sécurité mauritaniens se sont réfugiés chez le GSPC. L’accueil de ces nouvelles recrues s’était, selon les milieux salafistes, très bien passé : Al Qaîda au Maghreb islamique avait surtout besoin d’autorités religieuses, d’étudiants en religion pour affronter les arguments des ennemis de cette organisation et pour édicter des fetwas djihadistes et des discours mobilisateurs. Je cite parmi eux, Abou Anas Al Chanqiti, spécialisé dans les appels aux jeunes pour rejoindre Al Qaîda.
– Quel danger représente réellement Aqmi pour la Mauritanie ?
Sid Ahmed Tfeil. Depuis l’apparition d’Al Qaîda dans la région, la structure sécuritaire – déjà fragile – et l’économie ont subi beaucoup de dégâts. La Mauritanie est un pays vaste, avec seulement trois millions d’habitants, principalement concentrés sur la côte atlantique, au abords du fleuve Senhadji et au centre du pays. La région la moins habitée est la zone désertique près des frontières avec le Mali et l’Algérie, une zone qui accueillait le rallye Paris-Dakar, source importante à l’époque de dividendes pour la Mauritanie, jusqu’à son arrêt en 2008 suite aux menaces des groupes armés. L’assassinat de Français aussi a été un coup dur pour le tourisme ainsi que les kidnappings qui se multiplient dans la région. Aujourd’hui, le gouvernement mauritanien craint que les installations des hydrocarbures soient la cible d’Al Qaîda, surtout que le rythme des explorations s’accélère.
Mohamed El Moctar El Shinqiti. Malgré les victimes innocentes, Al Qaîda ne constitue pas un grand danger pour la Mauritanie. Cette organisation n’ambitionne pas de prendre le pouvoir comme en Somalie ou de se créer un refuge comme au Mali. Ce que je comprends en lisant les textes d’Aqmi sur Internet est que la Mauritanie n’est qu’une cible collatérale, secondaire. Le risque maintenant est que l’actuelle offensive mauritanienne – inspirée par la France – pourrait pousser Aqmi à développer son ambition vis-à-vis de notre pays.
15-10-2010
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