Le monde arabe est composé pour moitié de républiques despotiques et pour moitié de monarchies absolues. Monarques et présidents à vie se ressemblent, comptent le même nombre d’années au pouvoir en général, et ont en commun d’être impitoyables envers leurs peuples. Les monarchies n’ont pas évolué vers le système républicain, ce sont les républiques qui ont dégénéré en système monarchique : «Avancez à l’arrière !» comme disent les receveurs de nos transports publics.
C’est dans les «républiques» que les révolutions ont le mieux pris jusqu’ici. Ce qui s’y est passé est comparable avec les révolutions qui ont libéré les anciens pays de l’Est : continuum géographique, même aire culturelle, même organisation politique. Elles sont toutes libres aujourd’hui, et rejoignent les unes après les autres l’Union européenne. Selon le proverbe, un homme averti en vaut deux. Et un despote ? «Aussi !» serait-on tenté de répondre spontanément. Eh bien non ! Car s’il en vaut deux, cela veut dire qu’il va doubler ses problèmes avec son peuple, et qu’il devra par conséquent être déposé et pendu deux fois. S’il n’en vaut que 1, cela suffira pour l’exposer à une révolution, à une déposition et à une pendaison. S’il ne vaut que la moitié de 1, il devra être démocrate pour l’autre moitié. Il ne faudrait alors qu’une demi-révolution, une demi-déposition et une demi-pendaison. Peut-on pendre quelqu’un à 50% ? En tout cas, la bonne réponse à la question de départ était : que vous l’avertissiez ou non, un despote ne vaut jamais que rien.
Qu’auraient dû faire Ben Ali et Moubarak pour que la révolution n’arrivât pas chez eux ? Rien, car ils étaient prisonniers de leur culture politique et du système qu’ils ont mis en place depuis longtemps. Moubarak aurait pu tirer des leçons de ce qui venait d’arriver chez son homologue tunisien, mais il ne l’a pas fait. Aujourd’hui, il est sous la menace d’une pendaison. Une fois le feu déclaré, l’un et l’autre ne se sont pas résignés à des changements immédiats et radicaux, mais ont louvoyé, menacé puis réprimé. Le premier a demandé à son armée de bombarder Kasreïne, ce qu’elle a sagement refusé, tandis que le second a fait voler en rase-mottes des F16 au-dessus de la place Tahrir avec on ne sait quelles intentions. C’est Kadhafi qui nous renseignera finalement sur ce que peuvent être de telles intentions. Décidément, les despotes ne reculent devant aucune extrémité : tous les trois ont pensé aux frappes aériennes contre leurs peuples !
Que doit faire le pouvoir chez nous pour que rien de fâcheux n’arrive ? A lui de voir. Si la révolution éclate, ce sera à cause de son aveuglement. Si elle n’éclate pas, ce sera grâce au discernement du peuple, mais à condition qu’il ait obtenu le minimum démocratique lui permettant, pour la première fois de son histoire, de dire son mot dans la conduite de ses affaires. Il existe bien une science des révolutions, la «staséologie», mais elle n’aide pas à les prévenir, elle les étudie une fois survenues. Il y a par contre des leçons à tirer des révolutions en cours. Nos dirigeants ne jurent-ils pas, depuis le 5 Juillet 1962, que notre pays est une partie indissociable du monde arabe ? Or, il y a comme une gêne inexprimée, une attitude ambiguë dans les sphères dirigeantes. On sent que ces révolutions ne sont pas les bienvenues.
L’Algérie qui a toujours soutenu «l’autodétermination des peuples» et prôné un «Maghreb des peuples», elle qu’on a désigné comme «La Mecque des révolutionnaires », a subitement perdu la voix. Ne risque-t-elle pas, en abjurant ces principes, de perdre ses derniers soutiens dans le dossier du Sahara occidental ? Aux yeux du monde, elle est déjà dans le camp de Kadhafi. Et quand il ne sera plus là ? Dans les années 1970 et 1980, elle formait avec la Syrie et la Libye le fameux «Front du refus». Aujourd’hui, c’est à la démocratie et à leurs peuples que les pays de l’ancien «Front de la fermeté» (on l’appelait comme ça aussi) résistent avec fermeté et emploient des armes dans le cas des deux derniers, des armes qu’ils se sont gardés d’utiliser contre l’ennemi. Les quatre Constitutions que s’est données l’Algérie (1963, 1976, 1989, 1996) n’ont pas émané du peuple, d’une instance qu’il aurait désignée à cette fin, mais ont été concoctées dans le secret des bureaux des dirigeants avant d’être soumises à son plébiscite ou à l’approbation du Parlement. Le pouvoir constituant imputé au peuple par ces Constitutions ne lui a jamais appartenu et il nîe l’a jamais exercé. Cette fois peut-être ? Ben Bella et Boumediene étaient des hommes qui aimaient le pouvoir. Ils l’ont assez démontré. Seule la force, pour le premier, et la mort, pour le second, le leur a arraché des mains. Sinon ils seraient encore en poste, comme Castro (jusqu’à ce qu’il n’en puisse plus), Kadhafi ou Mugabé. Mais on peut considérer rétrospectivement que beaucoup de leurs erreurs sont à mettre sur le compte de l’esprit du temps. La moitié du monde était socialiste ou communiste, et la dictature et le dirigisme étaient le propre de la majorité des Etats. Les Constitutions que l’un et l’autre ont infligées au pays étaient des copies conformes des constitutions en vigueur dans les «démocraties populaires» : Etat-nation, parti unique, centralisme démocratique, candidature unique aux élections, socialisme, télévision unique, presse publique…
Quand Bouteflika est arrivé au pouvoir, le monde socialo-communiste avait disparu et les dernières dictatures militaires étaient tombées. Il a trouvé une Constitution qui se rapprochait davantage des constitutions démocratiques que des constitutions autocratiques. On pensait qu’il allait l’améliorer, la moderniser, la rapprocher de celle des Etats-Unis ou de la France. Sans parler des réformes de l’éducation, de la justice et de l’Etat sur lesquelles avaient travaillé des hommes compétents qui ont livré dans les délais leurs copies. Il n’en fut rien, et les progrès enregistrés sous Chadli et Zeroual furent éradiqués, nous faisant «avancer à l’arrière»
Alors que les mandats présidentiels en France n’étaient pas limités, Chirac a transformé le septennat en quinquennat, et Sarkozy a fixé leur nombre à deux alors qu’il est jeune. Au temps de Mitterrand, un président de la République pouvait rester à son postequatorze ans, au temps de Chirac douze, et au temps de Sarkozy, s’il est réélu l’an prochain, dix. Soit, pour lui, une perte sèche de quatre années. Les deux hommes, qui savent compter naturellement, l’ont fait en connaissance de cause. Un président américain, pour sa part, ne peut totaliser en deux mandats que huit années. Aucun de ces chefs d’Etat n’a pensé à s’inspirer de Ben Ali ou de Moubarak, aucun d’entre eux n’a estimé qu’il était une bénédiction divine pour son pays et qu’il ne devait quitter l’Elysée ou la Maison-Blanche que pour rejoindre le Seigneur.
La Constitution n’a aucune valeur dans un pays où le chef de l’Etat, censé garantir son inviolabilité et sa pérennité, est le premier à la malmener. Pour l’avoir permis en 1963, en raison de la confiance (aveugle) qu’il avait en ses leaders et des proportions qu’avait l’analphabétisme, le peuple algérien en a payé le prix. Il a subi le despotisme dans ses formes les plus mesquines. S’il le permet encore à l’avenir, il ne méritera pas le despotisme, mais l’esclavage. Et ce, quelle que soit la formule d’adoption qui sera proposée : référendum ou vote parlementaire. Nous allons théoriquement entrer, avec l’annonce de réformes tendant à prémunir l’Algérie d’une révolution, dans une période fondatrice. Or, nous vivons une période qui ressemble à celle qu’a connue la Tunisie avant que Ben Ali ne renverse Bourguiba pour des raisons médicales. Espérons que notre pays fera l’économie d’une parenthèse qui a duré vingt-trois ans chez nos voisins et s’est achevée par une révolution. Nous ne voulons plus «avancer à l’arrière», tout comme nous voulons garder notre aviation au sol. Si nos dirigeants s’obstinent à ne rien lâcher, il faudrait se tourner vers l’ONU en lui présentant les quelques suggestions qui suivent.
La Première Guerre mondiale a accouché de la SDN, et la deuxième de l’ONU. La création de ces institutions est venue en réponse aux vœux des nations ruinées par la guerre. Les deux conflits ont provoqué près de cent millions de morts et entraîné la destruction de pays entiers. L’ONU a remplacé la SDN parce que cette dernière a été dépassée par l’évolution des rapports internationaux. Or, un mouvement d’opinion à travers le monde est de plus en plus convaincu que l’ONU ne satisfait plus dans son format actuel aux besoins des relations multilatérales. Les révolutions arabes en cours confortent cette tendance et y ajoutent une nouvelle interrogation. L’objectif principal de l’ONU, c’est d’assurer la paix entre les nations. Mais que doit-elle faire lorsque des peuples, entrés en conflit avec leurs dirigeants, ne s’estiment plus représentés par leurs gouvernements ? Doit-elle continuer à être l’Organisation des Nations unies, ou faut-il l’appeler l’Organisation des gouvernements unis ? C’est ce qu’est déjà la Ligue arabe. Il est question depuis longtemps de la réforme de l’ONU dont le fonctionnement, régi par la Charte de San Francisco qui remonte à 1945, est de plus en plus contesté, mais rien de tangible n’a encore été fait. Le débat s’est enlisé dans la problématique de l’élargissement du Conseil de sécurité et du nombre et de l’identité des pays appelés à y siéger en permanence. Le fait que cet organe ne compte que cinq membres permanents, et le droit de veto attaché à chacun d’eux, montre que cette instance universelle ploie elle aussi sous le despotisme. Un quintette d’Etats, se prévalant de son statut de vainqueur de la Seconde Guerre mondiale, dicte ses desiderata au reste du monde. Il en découle qu’un seul Etat peut bloquer le fonctionnement de l’Organisation, et même la roue de l’histoire.
En 1945, il y avait une centaine d’Etats-membres en moins qu’aujourd’hui. Une révolution démocratique s’impose donc à l’ONU si elle veut accompagner la marche de l’humanité vers les idéaux mis en avant dans ses activités. Il s’agirait d’aller dans le sens des aspirations démocratiques des peuples et de leur souhait d’une meilleure gestion de leurs ressources par leurs dirigeants. Il y a mieux à faire que d’envoyer les armées de l’OTAN régler par la force, ici ou là, des problèmes qu’on aurait pu éviter si on les avait pris à la racine, si on les avait anticipés en réformant les missions de l’ONU. Pourquoi, tirant les enseignements de ses échecs, ne ferait-elle pas preuve de créativité en traitant autrement les causes de ces problèmes, épargnant ainsi des vies humaines et les ressources de la planète ? Elle pourrait le faire en amendant sa Charte et en introduisant dans le droit international de nouvelles dispositions relatives à la bonne gouvernance dans le monde. Le droit international prime le droit national. Dans un effort d’adaptation aux nouveaux besoins du monde, l’ONU a mis en place ces deux dernières décennies une Cour internationale de justice ; elle a ordonné des actions militaires contre des Etats qui violaient le droit humanitaire ; des chefs d’Etat ont été arrêtés pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité ou génocide, déférés devant le tribunal pénal international, jugés et condamnés. D’un autre côté, des directives ont été émises à l’échelle internationale pour retracer les mouvements de fonds destinés au terrorisme et au blanchiment de l’argent provenant du trafic de drogue. Pourquoi, dans le même élan innovateur, n’édicterait-elle pas des règlements visant à protéger les peuples du despotisme et de la corruption de leurs dirigeants ? Ces règles entraîneraient le réaménagement des conditions afférentes à la qualité de membre de l’ONU, et disposeraient que ne seraient considérés comme représentatifs de leurs nations que les Etats dont les dirigeants auraient été démocratiquement élus. Il en découlerait que l’ensemble des Etats-membres seraient tenus de se doter de constitutions démocratiques garantissant les droits de l’homme et de la femme, la liberté de conscience, d’expression et d’opposition, des élections sincères, etc. Cela reviendrait à rendre contraignantes les dispositions de la Déclaration universelle des droits de l’homme, les nouveaux amendements de la Charte, ainsi que d’autres dispositions des conventions internationales allant dans ce sens. L’instance onusienne pourrait même proposer un canevas de Constitution applicable aussi bien par les républiques que par les monarchies constitutionnelles. Les pouvoirs publics du monde entier auraient une organisation démocratique. Même le nombre de mandats pourrait être limité dans ce cadre. On a conçu en 1948 une Déclaration universelle des droits de l’homme, on a œuvré à travers l’OMC et le FMI à la globalisation de l’économie, on ne cesse d’évoquer depuis la crise financière de 2008 la nécessité de moraliser les pratiques financières… Pourquoi ne penserait-on pas à un ordre éthique international ? La mondialisation ne doit pas être qu’économique. Le FMI et la Banque mondiale sont des institutions qui font partie du système de l’ONU. Imaginons qu’en tant que tels ils publient chaque année un état des avoirs des dirigeants des pays avant d’entrer en fonction, et après. Techniquement, c’est faisable étant donné les liens de ces organismes avec les Banques centrales des Etats-membres et le système bancaire qui s’est largement internationalisé. Mais l’ONU est-elle qualifiée pour promouvoir un ordre éthique international, elle qui a été incapable d’appliquer les résolutions du Conseil de sécurité sur la Palestine ? Elle, qu’Israël humilie quotidiennement depuis plus de soixante ans ? Elle, qui a été incapable d’imposer une solution au problème du Sahara occidental ? Comme il ne faut pas s’attendre à ce que cet idéal se réalise avant une ou deux décennies, les peuples arabes et africains doivent compter sur eux-mêmes pour se dépêtrer du despotisme.
Noureddibe Boukrouh – noureddineboukrouh@yahoo.fr-
Le Soir d’Algerie, 07/05/2011
Noureddibe Boukrouh – noureddineboukrouh@yahoo.fr-
Le Soir d’Algerie, 07/05/2011
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