Une «Sainte Alliance» contre qui?

Dans cet environnement régional instable, ces monarchies ont cherché à renforcer leur sécurité collective.

Le Conseil de Coopération du Golfe (C.C.G.) fait l’actualité depuis quelque temps. Plus exactement depuis que, devançant la Ligue des Etats arabes et lui indiquant la voie à suivre en la mettant devant le fait accompli, il a demandé l’intervention des puissances occidentales en Libye. Cette organisation économique, sociale, politique et militaire rassemble six monarchies formant une ligne discontinue face à l’Iran, s’étendant d’Oman au, sud, au Koweït, au nord, en passant par les Emirats arabes unis, Qatar, Bahreïn et l’Arabie Saoudite qui en est le leader et la locomotive. La charte de cette organisation a été signée le 25 mai 1981, dans un contexte dominé par les guerres du Liban et entre l’Irak et l’Iran, ces deux derniers pays étant considérés porteurs de défis pour les monarchies du Golfe, le premier à travers l’idéologie baathiste et le second à travers sa révolution khomeyniste.
Dans cet environnement régional instable, ces monarchies ont cherché à renforcer leur sécurité collective en décidant de considérer toute agression contre l’un d’eux comme une agression contre tous. Le porteur de ce projet fut l’Arabie Saoudite épaulée par les Etats-Unis où le président Reagan venait d’accéder au pouvoir avec l’intention bien arrêtée de faire payer à l’Iran l’outrage qu’a constitué la prise d’otages des diplomates américains par les gardiens de la révolution. Ryadh et Washington, alliés stratégiques depuis la Seconde Guerre mondiale, avaient donc les mêmes intérêts objectifs en ce qui concerne Téhéran – et les ont toujours. Il faut rappeler que, laissé à l’écart du CCG, l’Irak créa une organisation concurrente, le Conseil de coopération arabe, comprenant outre ce pays, la Jordanie, le Yémen et l’Egypte. Le CCA n’a pas survécu à l’invasion du Koweït en 1990.

Bouclier de la Péninsule
Dès le 11 novembre 1981, les Etats membres du CCG conclurent un accord de coopération économique, lançant ainsi un processus d’intégration devant conduire ultimement à leur unité. Le Marché commun du Golfe, devant déboucher vers la mise en place d’une monnaie commune, connaît aujourd’hui des retards en raison, entre autres des divergences nées entre Ryadh et Abou Dhabi, principalement au sujet du siège de la future Banque centrale. L’entrée en vigueur effective de l’Union douanière est désormais prévue pour 2015, soit 12 ans après son lancement en 2003. Vu les précédents reports, rien n’indique que la nouvelle date annoncée puisse être respectée.
Au plan sécuritaire, le premier défi qui se posa au CCG fut la tentative de coup d’Etat à Bahreïn, en décembre 1981. En 1982, les six monarchies signèrent un accord de sécurité intérieure et commencèrent à organiser des manoeuvres militaires conjointes baptisées «Bouclier de la Péninsule».
Ce fut le prélude à la constitution, en 1984, d’une force conjointe disposant d’un quartier général à Hafa Al-Batin en Arabie Saoudite, à la frontière avec le Koweït et l’Irak. La Force «Bouclier de la Péninsule» se montra d’une totale inefficacité lors de l’invasion du Koweït par l’Irak en 1990 et les monarchies du Golfe durent faire appel à une coalition internationale conduite par les Etats-Unis (opération «Bouclier du désert» en 1991). Depuis, la situation de cette Force ne s’est pas améliorée. Elle ne constitue toujours pas un «bouclier» sérieux pour les Etats membres en cas de coup dur.La première intervention effective de la Force «Bouclier de la Péninsule» a eu lieu le 14 mars 2011, à Bahreïn, le ventre mou des pays du Golfe en raison de la composition de la population à grande majorité chiite, dirigée par une monarchie sunnite. Elle a consisté en l’envoi à Manama, d’un millier de soldats saoudiens et d’un demi-millier de policiers émiratis que la population considère comme une «force d’occupation». Les dernières déclarations d’un haut responsable militaire bahreïni font état de la prochaine construction d’une base militaire permanente pour abriter les forces du «Bouclier de la Péninsule» dont la mission est de défendre les sites stratégiques et les frontières de Bahreïn contre les menées déstabilisatrices «des Iraniens, des Syriens et des Libanais». L’intervention à Bahreïn se situe dans un contexte marqué par les soulèvements pour la démocratie qui ont lieu dans plusieurs pays arabes et qui ont déjà causé la chute des présidents Ben Ali de Tunisie et Moubarak d’Egypte, tous deux alliés de l’Arabie Saoudite. Outre Bahreïn, des contestations en cours à Oman et au Koweït pourraient dégénérer sur des mouvements plus sérieux.
L’Arabie Saoudite est concernée au premier plan par la situation à Bahreïn en raison de sa proximité avec ce pays auquel elle est liée par un pont, -la chaussée Fahd -, et surtout en raison de la présence d’une importante population chiite dans sa partie orientale où se trouve l’essentiel de ses réserves pétrolières. En raison aussi de la situation au Yémen où son allié, le président Abdallah Salah, risque d’être chassé du pouvoir, ouvrant la voie à une possible partition du pays qui verrait l’installation à proximité de la frontière saoudienne d’un Imamat zaydite (chiite) allié de l’Iran. (Dans les années 60 et 70, les Zaydites étaient appuyés par l’Arabie Saoudite contre les républicains yéménites alliés de Nasser qui était taxé d’antimonarchiste). Le royaume serait ainsi pris en tenaille par des alliés de Téhéran sur deux flancs.
L’exemple de Bahreïn et de certains pays arabes n’est pas fait pour rassurer le roi Abdallah qui, dès son retour à Ryadh, a annoncé lui-même à la télévision un programme massif d’aides sociales se chiffrant à 70 milliards de dollars (2500 dollars/habitant) ainsi que d’autres mesures comme l’augmentation des salaires et des primes de chômage (la majorité des chômeurs se recrute dans la tranche d’âge des 19-21 ans) ou la création d’un comité contre la corruption. Après la carotte, le roi a brandi le bâton en annonçant dans le même discours le recrutement de 60.000 agents de sécurité pour faire face à «tous ceux qui envisagent de porter atteinte» au royaume. Au plan extérieur, l’Arabie Saoudite risque de ne plus compter sur l’aide de l’Egypte sans Moubarak. Les contours du nouveau régime qui prendra le pouvoir au Caire sont encore incertains, mais on peut dire que la politique étrangère égyptienne connaîtra des changements. Sa diplomatie a déjà à son actif la réconciliation entre l’Autorité palestinienne et le Hamas qui a provoqué l’ire d’Israël. Il est question d’un rétablissement des relations avec l’Iran, rompues depuis une trentaine d’années. Le ministre des Affaires étrangères égyptien et le vice-ministre des Affaires étrangères iranien ont tenu à rassurer les monarchies du Golfe sur leur sécurité. Mais le ministre iranien de la Défense a dénoncé le «front des dictatures arabes», entendre des monarchies arabes. La domination de la Ligue des Etats arabes par le CCG avec l’aide du Président Moubarak, était de moins en moins acceptée. Son instrumentalisation par le même CCG qui fut le premier à demander l’intervention occidentale en Libye, a laissé des traces et a mis en lumière la complicité de Amr Moussa. Cette situation risque de perdurer en raison de la faiblesse des républiques qui mettront du temps pour faire ou digérer leurs «révolutions». La position de l’Egypte sur cette question sera déterminante dans l’avenir. Comme le sera l’évolution de la situation dans les monarchies. Ce qui précède permet de dire, qu’aux plans économique, militaire, sécuritaire et même diplomatique, le CCG a encore des efforts à faire et des soucis à se faire. Ce qui précède permet aussi de situer dans son contexte l’annonce faite le 10 mai 2011, par le secrétaire général du CCG qui a déclaré que le Sommet qui venait de clore ses travaux à Ryadh pour discuter de la situation économique régionale, de Bahreïn et du Yémen, a donné une suite favorable à la demande d’adhésion de la Jordanie à l’organisation et invité le Maroc à formaliser la sienne.
L’annonce concernant le dernier pays cité a surpris au moins l’opinion publique. En effet, géographiquement, la Jordanie est frontalière avec l’Arabie Saoudite qui est le leader du CCG Il y a donc une continuité territoriale entre ce pays et ceux du Golfe. Une partie de la population jordanienne et la dynastie au pouvoir à Amman sont originaires de la péninsule arabique où ils ont des racines plus profondes que celles qui ont poussé dans leur actuelle terre d’accueil. Par ailleurs, la Jordanie n’a aucun port d’attache, elle n’appartient à aucune organisation sous-régionale.
Par contre, le Maroc se situe à l’extrémité ouest du Maghreb. Il est très excentré par rapport aux pays du Golfe avec lesquels il n’a aucune continuité géographique. La majorité de sa population – on peut dire la totalité – est berbère et voit son avenir dans un Maghreb des peuples plutôt que dans un Machrek lointain et peu connu. Le Maroc est membre fondateur de l’Union du Maghreb Arabe (UMA) dont il abrite le siège.
Conscient de l’incongruité de sa démarche et de la difficulté à la justifier vis-à-vis de son opinion publique et d’une partie de sa classe politique, Rabat a pris les précautions nécessaires pour que l’invitation à l’adhésion vienne du CCG. Peine perdue car il est difficile d’imaginer qu’elle n’ait pas été préalablement agréée par le palais royal. On ne met pas un pays, de surcroît ami, dans une situation qu’il n’a pas préalablement acceptée. On peut supposer avec raison que l’idée a fait l’objet de consultations entre le roi Mohammed VI et le roi Abdallah lors du séjour de ce dernier pour convalescence à Casablanca, après une intervention chirurgicale à New York. L’arrivée du monarque saoudien au Maroc, en provenance des Etats-Unis, a eu lieu le 22 janvier 2011, en pleine «révolution» tunisienne et une semaine à peine après la fuite de Ben Ali vers l’Arabie Saoudite. Il est impensable que les deux rois n’aient pas échangé leurs points de vue sur ce bouleversement et n’aient pas fait un peu de prospective pour examiner les moyens à mettre en oeuvre et les actions à entreprendre pour préserver leurs trônes de l’ennemi de toujours des monarchies que sont les soulèvements populaires, lesquels ouvrent une brèche dans la digue de la légitimité.
Dans un communiqué, le ministère marocain des Affaires étrangères et de la Coopération déclare accueillir avec grand intérêt l’invitation du CCG tout en réitérant «son attachement naturel et irréversible à l’idéal maghrébin et à la construction de l’UMA, choix stratégique fondamental de la nation marocaine». Cette profession de foi aurait pu être convaincante si Rabat n’était pas à l’origine du gel de l’UMA…-Et la question du Sahara n’a rien à y voir puisqu’elle est antérieure à la création de cette organisation. Il suffit de rappeler que Hassan II était présent au Sommet de Zéralda et que l’acte constitutif de l’UMA fut signé à Marrakech-. En fait le Maroc est attiré par le CCG pour plusieurs raisons dont celle d’ordre mercantile qui vient immédiatement à l’esprit: l’espoir de bénéficier d’aides financières conséquentes de la part de pays riches afin de surmonter une situation économique difficile. Plus important encore serait aussi de trouver un havre pour se protéger des turbulences qui secouent le Monde arabe. Si c’est le cas, le meilleur havre est celui qu’offre un peuple à ses dirigeants. Il est plus sage de chercher chez soi au lieu d’aller courir après des chimères à des milliers de kilomètres. Les nouveaux adhérents au CCG devront satisfaire à des obligations économiques, politiques et militaro-sécuritaires, mais aussi bénéficier de tous les avantages. A titre d’exemple, le principe de défense mutuelle jouerait-il en cas de besoin pour la Jordanie et le Maroc comme il a joué pour Bahreïn? Ceci risquerait de les mettre en porte-à-faux avec certains de leurs voisins. Peut-on, par exemple, imaginer les armées des monarchies du Golfe campant à la frontière jordano-syrienne? Ainsi, l’élargissement du CCG pourrait ne pas aller dans le sens d’une plus grande cohésion et stabilité des pays arabes. Il risque même d’exacerber les antagonismes existant entre certains d’entre eux et de déboucher sur de plus grandes cassures.

Coalition de monarques
D’autant plus que le régime monarchique est le seul dénominateur commun entre la Jordanie, le Maroc et les six pays du CCG, et c’est le seul paramètre pris en compte par ces derniers pour leur ouvrir la porte de l’organisation dont l’élargissement projeté est donc basé sur l’exclusion. -Sinon, comment expliquer que le CCG demeure fermé à l’Irak où la présence étrangère ne constitue nullement un repoussoir pour les pays de la région, et surtout au Yémen dont l’adhésion aurait pu lui éviter les tourments qu’il vit et pourrait, dans la situation actuelle, constituer une solution à ses problèmes?
Le CCG vient de faire un choix politique et stratégique important, mais douteux, pour ne pas dire aventureux: aller vers sa logique ultime, soit devenir une sorte de «Sainte Alliance»(1) rassemblant toutes les monarchies du Machrek et du Maghreb, dans un contexte où les pays arabes sont si divisés que la Turquie a pu s’ériger à moindre frais en «champion» de leur cause principale, la Palestine, et en arbitre de leurs différends. On ne peut interpréter autrement l’annonce faite concernant l’adhésion de la Jordanie et du Maroc au CCG.

(*) Ancien ambasadeur

(1) L’Acte final du Congrès de Vienne, qui instaura un nouvel ordre en Europe après les guerres napoléoniennes, fut signé le 9 juin 1815. Dans son article 63, les Etats parties s’engagent à se porter mutuellement assistance en cas d’agression. La «Sainte Alliance» fut formée initialement par les vainqueurs de Napoléon, les Empires russe et autrichien et le Royaume de Prusse, à l’initiative d’Alexandre 1er de Russie. Ils furent rejoints par d’autres puissances européennes. La France y adhéra en 1818, après avoir effacé les séquelles des guerres napoléoniennes.
La «Sainte Alliance» joua un rôle contre-révolutionnaire dans une Europe secouée par les idées du «siècle des lumières».
C’est ainsi qu’en 1923, la France organisa une expédition militaire en Espagne pour restaurer le roi Ferdinand VII sur le trône d’où il a été chassé par un soulèvement populaire dont l’exemple était craint de l’autre côté des Pyrénées. Cette coalition de monarques contre les aspirations des peuples procédait d’une volonté vaine de faire marche arrière à la roue de l’Histoire.

Hocine MEGHLAOUI (*)

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