Le foisonnement de la presse libre a marqué le «printemps marocain» des années 2000. Dix ans plus tard, la Toile lui redonne une seconde vie grâce au souffle libérateur des révolutions arabes.
Si au Maroc le vent du changement souffle moins fort que les bourrasques qui ont balayé les dictatures tunisienne et égyptienne, il n’en demeure pas moins que la soif de liberté et de démocratie est bien réelle. Elle se manifeste depuis longtemps par le foisonnement de la vie associative —souvent réprimée d’ailleurs—, par une libération de la parole dans de nouvelles agoras dont Internet, par une nouvelle scène artistique qui en dix ans est sortie de la confidentialité, mais aussi et surtout par la vigueur d’une presse indépendante qui a brisé bien des tabous.
Cette presse, malmenée par la censure, a retrouvé une nouvelle vigueur sur le Net, comme le souligne le New York Times.
La presse indépendante des années 2000
La fermeture brutale le 27 janvier 2010 par les autorités marocaines du Journal Hebdomadaire, titre phare de la presse indépendante du royaume, avait marqué la fin d’une époque pour la liberté d’expression au Maroc. Sa mise en faillite judiciaire, masquant en réalité une mise à mort politique, avait suscité un vif émoi dans l’opinion publique.
La presse indépendante des années 2000 est née à une charnière historique que les médias occidentaux ont vite qualifiée de «printemps marocain». Au crépuscule d’un règne à la longévité exceptionnelle, Hassan II avait été contraint à cette époque de desserrer l’étau. Le contexte international de l’après-guerre froide avait fortement réduit l’indulgence du monde à son égard. A l’intérieur du pays, la contestation politique et sociale l’avait obligé à entamer des réformes, notamment en matière de droits de l’homme.
C’est dans ce contexte particulier d’interrègne que la société civile appelant à un nouveau pacte social avec la monarchie a pu être audible, sans que la répression aveugle ne s’abatte sur les contradicteurs du régime —comme par le passé.
La liberté d’expression était loin d’être acquise, mais l’espoir d’un changement était palpable. La nouvelle presse avait alors abordé des sujets encore tabous avec un ton qui tranchait radicalement avec la majorité des titres existants. Le nouveau règne de Mohammed VI devait conforter cette expérience, et la jeune presse indépendante avait parié sur une accélération de la dynamique qu’elle croyait assurée avec un pouvoir rénové. L’opinion internationale a voulu croire que la stabilité du pays s’accompagnerait d’une tempérance du régime et d’une transition démocratique en douceur.
Ce ne fut pas le cas: la liberté de la presse —marqueur essentiel d’une telle promesse— a été bien souvent malmenée, la censure ayant rapidement repris le dessus. Ainsi, des titres comme Le Journal et plus tard TelQuel, considérés comme les étendards de ce nouveau Maroc, se sont transformés au fil des ans en publications de combat avant de disparaître ou de mettre de l’eau dans leur vin pour assurer leur survie —les autorités n’ayant jamais été disposées à accepter leur liberté de ton.
Les rares défricheurs de cette période ont payé le prix cher par des interdictions à répétition et une asphyxie financière orchestrée par l’Etat. Leurs prises de position éditoriales avant-gardistes, leurs investigations au cœur du système politique, leurs révélations sur les scandales économiques, sur le retour aux pratiques liberticides des caciques du régime, sur le maintien de la « nature féodale » du pouvoir royal, leur ont valu d’être considérés comme les seuls réceptacles des voix dissonantes, au moment où la plupart des acteurs politiques et de nombreuses figures de la société civile avaient cédé aux sirènes de la cooptation.
Les germes de ce journalisme d’un genre nouveau au Maroc ont favorisé l’éclosion d’autres titres, notamment arabophones comme Al Jarida Al Oula ou Akhbar Al Yaoum, qui subiront à leur tour les foudres du Palais.
Le règne de la complaisance et du non-dit
Aujourd’hui, ces rares bastions de la presse d’investigation ont pratiquement tous disparu. La sanction économique et judiciaire est devenue le bras armé de la censure politique, ce qui rend toute entreprise de presse périlleuse. Le code de la presse est un outil de terreur, la justice se transforme volontiers en institution de représailles et l’Etat, qui a toujours recours à l’emprisonnement des journalistes, utilise des armes encore plus dissuasives pour bâillonner les médias. Des amendes colossales, l’interdiction d’exercer et un boycott publicitaire qui fait réfléchir à deux fois les patrons de presse, devenus du coup plus rétifs à enquêter.
A quelques rares exceptions, c’est le règne de la complaisance et du non-dit qui prévaut, celui aussi des petits arrangements entre hommes de pouvoir et journalistes. La moindre critique de la monarchie, de ses symboles ou de ses représentants aboutit souvent à des procès kafkaïens intentés à l’encontre des journalistes, à la mise en faillite de leurs journaux pour les faire taire ou les forcer à l’exil.
Aussi, pour assurer leur survie, la plupart des publications se gardent bien de toute liberté de ton, adoptant comme charte éditoriale l’horizon tracé par le Palais.
Le cas du quotidien Al Massae prouve qu’il ne sert à rien de jouer sur la corde raide du populisme pour s’attirer les bonnes grâces de l’Etat. Ce quotidien arabophone, le plus diffusé au Maroc et considéré à ses débuts comme le nouveau poil à gratter des gouvernants en raison du ton racoleur de son éditorialiste, a rapidement viré sa cuti pour servir de porte-voix à la frange la plus conservatrice du pouvoir.
Il s’est systématiquement attaqué aux réformateurs et à ceux qui défendent un projet de société ouvert sur les valeurs universalistes. Homosexuels, artistes, activistes, féministes; tous ont goûté à sa plume dénonciatrice. Il est assurément le contre-exemple de ce que peut apporter la prise de parole dans un environnement politique et social prompt à enterrer le renouveau.
Enfin, conséquence d’une offensive menée par l’entourage du roi, la télévision et la radio sont plus que jamais sous le contrôle direct de l’Etat, de groupes d’intérêts liés au pouvoir, ou sommairement confinés à un rôle de divertissement. Internet est lui aussi sous haute surveillance; de nombreux blogueurs ont d’ailleurs été récemment embastillés. Résultat de cette prise en étau des médias: le royaume dégringole depuis dix ans dans les classements internationaux de la liberté de la presse.
Mohammed VI a une vision particulière de la liberté de la presse qu’il a quelques fois exprimée sans détours. Lui qui n’a jamais donné d’interview ou de conférence de presse aux médias marocains —à l’exception de reportages photos à des magazines féminins de mode— met en avant la «responsabilité» face aux «dérives». Désavouer la politique du monarque ou de son cabinet, mettre en lumière la prédation économique d’une partie de la classe dirigeante, dénoncer la pratique de la torture par les sécuritaires, fustiger la justice d’abattage, sont interprétés comme des actions subversives pour justifier les châtiments infligés à la presse.
Dans les faits, les journalistes ne doivent en aucun cas remettre en question ce que le Palais et son gouvernement définissent comme les «constantes de la nation», c’est-à-dire le caractère sacré du trône —y compris ses choix de gouvernance—, l’islam en tant que religion d’Etat, la souveraineté du Maroc sur le Sahara Occidental et la sanctuarisation de l’appareil sécuritaire.
Quant à la sphère privée du roi, elle demeure inviolable même lorsqu’elle interfère avec la politique de l’Etat, comme l’a illustrée l’affaire tragicocasse du rotavirus royal. Pourtant, ce sont là les thèmes sur lesquels la presse a le plus à débattre. Comment dans cette situation peut-on valablement envisager qu’un journaliste qui est considéré comme un sujet de Sa Majesté puisse s’exprimer en toute liberté?
Ceux qui s’y risquent s’exposent à la « vendetta ». Le plus souvent, la presse use de circonvolutions sémantiques pour faire passer ses messages. Elle se transforme alors en alibi pour l’Etat, faisant accepter l’idée qu’au Maroc les choses peuvent être exprimées malgré tout. Des sujets de société sont plus facilement abordables, participant ainsi à une perception dénaturée de ce qui peut être relaté, mais sur la nature du régime et ses affaires, les plumes se sont asséchées, faisant triompher l’autocensure.
C’est tout le paradoxe d’une société qui aspire à plus de liberté malgré le poids des conservatismes et d’un pouvoir qui ne supporte pas la remise en cause de ses archaïsmes.
La renaissance par le vent contestataire
Mais avec les révolutions arabes, la presse libre a retrouvé une nouvelle vigueur sur Internet. C’est le cas par exemple de lakome.com, souvent décrit comme «un petit WikiLeaks marocain», de Goud.ma qui réunit de jeunes journalistes ayant acquis une première expérience dans les journaux censurés, mais aussi et surtout de Demain, au ton rafraîchissant du journaliste Ali Lmrabet —interdit d’exercer sa profession pour dix ans depuis 2005. Sujets dits «sensibles», caricatures —notamment celles de Khalid Gueddar— qui croquent à pleines dents une actualité politique riche en rebondissements, reportages et infos croustillantes font la joie des lecteurs.
Comme en 2000 pour les rares hebdos qui avaient à l’époque arraché leur liberté d’informer, le succès est au rendez-vous. Les commentaires sur Facebook attirent d’innombrables visiteurs; c’est un véritable phénomène de migration de l’info auquel nous assistons.
La Toile marocaine riche de blogueurs talentueux comme Larbi ou Ibn Kafka a aussi vu la naissance d’un journalisme citoyen et dissident prometteur, dont l’emblème est sans conteste le média citoyen Mamfakinch dont le mode opératoire s’inspire des fameux Anonymous —dont le rôle a été déterminant dans la chute du régime tunisien de Ben Ali.
La pérennité de telles expériences propulsées aussi par la puissance des sites de partage et des réseaux sociaux est pourtant précaire. Comme ailleurs, il n’existe pas au Maroc de modèle économique qui puisse assurer leur viabilité et, par conséquent, leur indépendance.
Réunis à Alicante fin avril à l’initiative de Casa Mediterraneo, une brochette de blogueurs et de cyberdissidents du pourtour méditerranéen —particulièrement ceux d’Afrique du Nord— ont échangé la même expérience, celle de voix étouffées qui parient sur Internet pour que le journalisme regagne ses lettres de noblesse.
Ali Amar
Source : Slate Afrique, 31/05/2011
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