Descente aux enfers des chaînes d’information arabes

Jamais peut-être la prophétie de Marshall Macluhan sur le «village planétaire» n’aura été plus juste et plus appropriée au monde d’aujourd’hui. Avec de simples téléphones portables, des personnes peuvent filmer des événements, les envoyer via le net pour être diffusés en direct et en prime time. L’interaction entre médias traditionnels, la télévision essentiellement, et les nouvelles technologies de l’information et de la télécommunication (TIC) est en passe de créer une nouvelle forme de journalisme, débarrassé des lourdeurs et des préjugés, plus près du voyeurisme car à l’affut d’images fortes, peu importe la nature de ces dernières, l’essentiel étant d’accrocher les téléspectateurs et de booster l’audimat. Dans cette conjoncture des «révolutions arabes», des chaînes de télévisions ont franchi le Rubicon, allant jusqu’à inciter au soulèvement et à la désobéissance civile. Retour sur les dérives d’Aljazeera et de ses sœurs cathodiques.

Les nouvelles «majors» de l’information dans le monde arabe ne sont autres que deux chaînes arabes, la qatarienne Aljazeera et la saoudienne Alarabiya. Deux autres chaînes étrangères diffusant en arabe talonnent les deux premières ; il s’agit de la britannique BBC arabic et de la française France 24. Celles-ci veulent maintenir leur statut de leaders face aux outsiders que sont la russe Russia Al Yaum, l’américaine Al-Hurra, l’européenne Euronews et même l’iranienne Al-Alam. C’est dire que la bataille de la maîtrise du «ciel» arabe bat son plein. Enjeu de puissance et de prestige, cette guerre feutrée entre puissances régionales et intervenants extérieurs a éclaté au grand jour depuis le début de l’année, c’est-à-dire avec les «révolutions arabes».

Si la révolution tunisienne a permis à des chaînes comme Aljazeera et Alarabiya de bousculer leurs programmes pour couvrir en direct les événements de Tunisie pendant des heures sinon des jours entiers, le début des troubles au Caire, le 25 janvier dernier, a été traité autrement. Relayant les appels à manifester lancés sur Facebook et Twitter, les sœurs ennemies ont grandement contribué à la mobilisation contre le pouvoir égyptien d’alors.
Ayant compris la manœuvre de la chaîne basée à Doha, le gouvernement égyptien a décidé de fermer les bureaux d’Aljazeera au Caire et d’arrêter sa diffusion sur le satellite Nilesat. Des mesures sans précédent dans l’histoire de la télévision ! Contournant l’interdiction de diffusion et le brouillage, Aljazeera a continué à couvrir «la révolution égyptienne» jusqu’à la chute du président Moubarak, le 11 février dernier.
Reste que la couverture d’Aljazeera, d’Alarabiya, de BBC arabic et de France 24 est loin d’être impartiale. Usant de la politique des deux poids, deux mesures, les deux premières, essentiellement, ont fait l’impasse sur la révolte à Bahreïn, d’abord parce que celle-ci est d’essence chiite, et que ni le Qatar et encore moins l’Arabie saoudite n’avaient intérêt à ce que le Bahreïn voisin bascule dans un chaos de type tunisien ou égyptien. Cela explique en grande partie le black-out systématique appliqué sur l’information en provenance de ce petit royaume du golfe Arabo-Persique.
 
Matraquage permanent des esprits
Mais c’est le traitement des affaires libyennes et syriennes qui est sujet à de nombreux questionnements. Pourquoi ces chaînes ont-elles accepté de prendre parti comme si elles étaient le véritable moteur de la révolte ? Les promos et autres spots diffusés quotidiennement et systématiquement suggèrent la poursuite de la dynamique révolutionnaire ; Aljazeera ne diffuse-t-elle pas des slogans de type «La révolution continue», «Le peuple fait sa révolution» ou «Les vendredis de la révolte» ? Pis, cela sous-entend le caractère inéluctable d’un effet domino promis aux autres pays de la région. A ce propos, la chaîne financée par le Qatar diffuse en boucle une promo qui met en scène la révolte qui commence en Tunisie, se propage ensuite en Egypte, au Yémen et en Libye, avec les slogans et les drapeaux des pays concernés, mais qui se termine par un défilé d’emblèmes arabes (drapeaux algérien, marocain, irakien, jordanien …).
La mobilisation de ces chaînes contre les pouvoirs en place en Libye et en Syrie a été spectaculaire. Parce que le parti pris est flagrant et déroge à toutes les considérations éthiques et déontologiques. La neutralité supposée a cédé la place à l’alignement le plus flagrant. Aljazeera n’a-t-elle pas ouvert son antenne au prédicateur Youcef Qaradawi qui a prononcé une fatwa pour tuer Kadhafi, en direct sur le plateau du principal journal télévisé de la chaîne ? Ces quatre majors n’ont-elles pas fermé leurs antennes aux sympathisants de Kadhafi ou d’Assad après avoir renoncé délibérément à donner la parole aux officiels libyens ou syriens ? Aucune voix hostile à l’opposition n’est tolérée. Comble de l’ironie, les hérauts de la démocratie se transforment en censeurs de cette dernière !
Alliance fatale : médias et NTIC
Reste que les limites du déontologiquement acceptable ont été franchies avec les dérives dans la collecte de l’information. Des images volées par le biais de téléphones portables sont devenues la principale source d’information en Libye mais surtout en Syrie. Des vidéos avec des images floues sont paroles d’évangile. Témoins d’une répression féroce ou preuve du chaos entretenu pour discréditer les pouvoirs en place ? L’impossibilité de vérification et le souci de l’équilibre dans le traitement de l’information supposerait l’utilisation de précautions d’usage. Il n’en est rien ! Des personnes jointes par téléphone sont présentées comme des témoins oculaires des massacres perpétrés par les milices du gouvernement syrien par les brigades de Kadhafi (sic). Encore une fois, le téléspectateur doit croire ce que lui propose la chaîne. Le doute et le discernement ne sont pas tolérés !
Deux témoignages lèvent le voile sur la connexion trouble entre chaînes satellitaires et les NTIC. Le lien est établi par les «cyberdissidents». Dans une note d’actualité n° 249, Yves-Marie Peyry, expert au Centre français de recherche sur le renseignement met l’accent sur le rôle de l’extérieur dans le soutien de la cyberdissidence dans le monde arabe. Sous le titre «La cyber dissidence au cœur des révolutions arabes», cet expert écrit que le groupe de «hacking», Telecomix, a contribué à aider Aljazeera, censurée par les autorités égyptiennes, à contourner cette mesure et à diffuser via le satellite Hotbird. L’ONG américaine Avaaz a fourni aux rebelles libyens et yéménites des kits de connexion à internet via satellite, des caméras –vidéo et des émetteurs radio portatifs. De quoi rendre obsolète toute mesure prise par les gouvernements pour contrer la diffusion d’images.
De son côté, le journaliste Vincent Jauvert, du Nouvel Observateur, a publié le 20 mai dernier un reportage sur des cybernautes syriens formés et financés par les Américains et les Européens, pourvu qu’ils alimentent les chaînes de télévisions en images censées être en direct. A l’image du cybernaute syrien Fidaa Al-Sayed qui vit à Stockholm et qui anime le principal site internet de l’opposition syrienne.
Le tapis rouge a été déroulé pour ce jeune, le 28 avril dernier à Doha, pour qu’il réserve l’exclusivité des vidéos à la chaîne Aljazeera, et de préférence celles des femmes et des enfants.
On le voit, avec le traitement médiatique des troubles en Syrie et de l’agression contre la Libye, les chaînes satellitaires en langue arabe ont allégrement versé dans le médiamensonge. Loin de concrétiser sur le terrain la phrase de Voltaire sur la défense de la différence et de la libre pensée, ces chaînes appliquent la stratégie de Goebbels : «Plus le mensonge est gros, plus il a des chances d’être cru». Le grand perdant dans l’affaire : le téléspectateur manipulé à outrance et conditionné pour accepter n’importe quelle information comme vérité absolue.
M. K.
Le Jeune Indépendant, 17/10/2011

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