Les preuves s’accumulent pour démontrer qu’il y a bel et bien eu un accord préalable, tacite au moins, entre les rebelles et les dirigeants des membres de l’Otan pour liquider physiquement Mouamar Kadhafi, ses enfants et ses collaborateurs, et qu’ils ne soient en aucun cas emprisonnés et jugés.
Des procès, des procès justes, auraient eu le désavantage de permettre à l’ancien chef d’Etat ou ses proches de faire beaucoup de révélations sur des secrets et des dossiers qu’il est donc question d’enterrer avec l’ancien maître de Tripoli. Il s’agit notamment de la coopération des services secrets occidentaux avec l’ancien régime, y compris dans sa politique de répression de l’opposition libyenne. On parle aussi de tout ce que Mouamar Kadhafi savait sur les figures de l’ancien régime et qui ont été les premiers à quitter le navire, à commencer par les dirigeants du CNT. Les images ne mentent pas, quand elles sont le fait d’un amateur et on a vu l’ancien dirigeant libyen, ensanglanté, mais marchant sur ses pieds et suppliant ceux qui avaient sa vie entre leurs mains. On a vu aussi des images de son fils Mouatassam, gisant à terre, remuant encore, avant de n’apercevoir de lui que son cadavre perforé de balles. Le médecin légiste interrogé par les agences de presse a déclaré que ce dernier avait d’abord été touché par des armes lourdes et que lui et son père ont été achevés par balle. Même chose aussi pour le général Aboubakr Younes Jaber, l’ancien ministre de la Défense.
Des zones d’ombre
La veuve de l’ancien dirigeant libyen a demandé à l’ONU, qui a appuyé sa demande, de même que Amnesty International, pour une enquête devant établir les circonstances de l’exécution de Kadhafi. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que tous les dirigeants occidentaux, sans exception, et qui n’ont de cesse de nous faire des cours sur la manière de respecter les droits de l’homme et la consécration de l’Etat de droit, ont tous fait l’impasse sur cette exécution, et l’ont même applaudie pour certains. Ce fut pareil lorsque Saddam Hussein fut condamné à mort, dans un silence général qui avait extraordinairement ponctué deux vastes campagnes contre la peine de mort dans certains pays du Tiers-monde.
Effectivement, Mouamar Kadhafi était un dictateur aux mains tâchées de sang et qui avait privé les enfants de son pays de liberté et d’une vie dans la dignité. Mais cela n’autorisera jamais qu’il soit traité comme il le fut, avec la même sauvagerie qu’il réservait à ses opposants et dans un déchaînement de barbarie, photographié et filmé pour alimenter un voyeurisme mondial exacerbé par le village planétaire des nouvelles technologies.
Beaucoup de personnes ont été choquées par ces images montrant l’homme en sang, désarmé, en partie déshabillé, inoffensif comme jamais, battu et traîné par des hommes qui l’exhibaient tel une bête sauvage. Un choc qui fut plus grand encore quand fut exposé son corps inerte ainsi que celui de son fils Mouatassam devant les habitants de Mesrata.
Il y avait, en réalité, trop de barbarie dans ce qui s’est passé, pour être justifiée par le passé de Kadhafi, et trop aussi pour cacher les multiples zones d’ombre de cet épisode. Ainsi, l’on eut droit à plusieurs versions, dont la plus évidente est qu’un convoi transportant Kadhafi a été intercepté avant de quitter la ville de Syrte et qu’il fut stoppé par un bombardement de l’Otan. Au signal de l’organisation atlantiste, les rebelles ont pu fondre sur ce convoi et après un échange de coups de feu, ont pu capturer l’ancien chef d’Etat. Par suite, l’ordre est venu de le tuer, sinon rien n’a été fait pour préserver sa vie d’une balle qui aurait pu être tirée par n’importe qui. Malgré des fuites dans les médias, la nationalité des avions qui ont bombardé le convoi de Kadhafi a été officiellement tenue au secret, autant pour que le pays concerné ne s’attire pas les critiques des ONG des droits de l’Homme et d’une partie des médias occidentaux, que par crainte de représailles de la part des loyalistes, à travers des attentats sur son territoire. L’information d’une balle tirée avec un pistolet en or vient donner un côté légendaire à l’événement, évoquant comme par cynisme, les balles en argent qui servent à tuer les vampires ou les loups-garous ! C’est pour dire ici à quel point une grande opération de communication bien huilée est en marche et elle se fait autour d’une version précise qu’il s’agit de faire accréditer autour de la situation en Libye, celle d’une révolution qui ne doit rien à l’intervention étrangère. Depuis le Vietnam, l’Occident a su tirer les leçons du poids de la communication dans les guerres. Et ce fut déjà un grand tour de passe que d’avoir maîtrisé la moindre image, la moindre information lors de la première guerre du Golfe en 1991 : le tapis de bombes américain avair fait plus de 100 000 morts. On n’en a vu aucun!
Dans l’affaire qui nous occupe, ce sont bien les Libyens qui sont les premiers grands perdants, quoi qu’on en dise. Certains responsables de «la nouvelle Libye» disent maintenant que la mort de Kadhafi a économisé au pays de longues procédures judiciaires pouvant durer des années, prolonger négativement la transition vers la démocratie et retarder la construction des institutions de l’Etat. Si l’on parle d’institutions démocratiques fonctionnant sur le principe du respect de la loi et si c’est ce que veut le peuple libyen, alors il est évident que la liquidation de Kadhafi ne répond en rien à de telles aspirations.
Qui va en profiter ?
Pour prendre davantage de distances avec l’exécution Kadhafi, l’Otan qui est accusé d’intervenir sous le prétexte de protéger les civils d’un massacre à huis clos décidé par l’ancien dictateur, a annoncé qu’elle arrêterait ses opérations à la fin de ce mois. Notons qu’il ne s’agit pas d’un retrait définitif. En effet, à l’issue d’une réunion de l’Alliance à Bruxelles, son secrétaire général Anders Fogh Rasmussen a annoncé que l’Otan mettrait fin à son opération militaire en Libye le 31 octobre. D’ici là, «l’Otan surveillera la situation et maintiendra ses forces pour répondre à des menaces si besoin».
De la sorte, l’Otan poursuit son travail dans la pure illégalité internationale, alors que son mandat onusien se limitait à une zone d’exclusion aérienne devant protéger les civils. Mais l’Otan ne pouvait s’en contenter et c’est rapidement que l’Alliance a pris fait et cause pour le CNT et ses forces avec le but évident d’accélérer la chute de Kadhafi. Dans cette affaire, l’Otan n’a pas rempli une mission de protection humanitaire, mais s’est ingéré dans les affaires de la Libye pour renverser un régime et mettre en place un autre. A moins d’être naïf, il faut bien admettre que l’Otan ne se serait pas donné tant de peine si au bout du compte il n’était pas question d’asseoir à Tripoli un régime pro-Occidental et veillant à ses intérêts régionaux.Avec l’exécution de Kadhafi, la Libye tourne une page noire de son histoire. Tout le monde souhaite que la prochaine étape soit différente et inspirée par les valeurs de la réconciliation nationale et l’abandon des pulsions de vengeance et des considérations tribales avec lesquelles Kadhafi avait gouverné. Mais non seulement l’opinion reste marquée par les images de la liquidation des symboles de l’ancien régime, mais il se trouve surtout que la Libye est un pays riche, très riche. A l’extérieur déjà, l’on parle de 160 milliards de dollars que les anciens dirigeants avaient déposés dans des comptes européens et américains. Les revenus pétroliers du pays sont situés à une moyenne annuelle de 50 milliards de dollars. Pareille richesse peut autant contribuer à panser les blessures du pays comme elle peut exacerber les tensions et les crises de tout ordre. Car tout cet argent ne servirait à rien si la réconciliation nationale entre les différentes factions et les tribus n’est pas rapidement conclus entre tous les Libyens, les vainqueurs comme les vaincus. Et cet objectif là, pour se réaliser, se voit aujourd’hui privé d’un élément de taille : l’existence d’une direction nationale sur laquelle tous les Libyens sont d’accord. En fait, ce n’est que maintenant que la question va se poser et il est à redouter qu’elle ne puisse être tranchée autrement que par des voies pacifiques.
Par Nabil Benali
Les Débats, 23/10/2011
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