Les vidéos et images morbides du cadavre de Kadhafi font débat. Depuis l’arrestation, suivie de la liquidation du guide libyen dans des conditions confuses, ces représentations visuelles s’invitent aux regards au gré de l’actualité.
Aux voix qui s’élèvent, ici et là, pour critiquer ou, à tout le moins, émettre des réserves sur la banalisation – par une diffusion en boucle – des images de la mort, chaînes TV et sites Internet opposent une ligne de défense «professionnelle». Cela, arguent-ils à l’unisson, participe du devoir d’informer, quels que soient le choc et la brutalité des images.
A force de se répéter à longueur de tribunes libres et d’émissions de décryptage, un débat, à la fois professionnel, moral et académique, s’instaure durablement. A l’heure de la socialisation des médias et de l’émergence irrésistible des réseaux sociaux, les questions fleurissent et nourrissent ce qui ressemble bien à un nouveau cours en sciences de la communication.
Faut-il, au travers de la fin tragique et peu glorieuse de Kadhafi, prendre acte du «bien-fondé» de la diffusion sans retenue des images de la mort ? Le sociologue des médias et chercheur au CNRS Jean-Marie Charon n’est pas tout à fait convaincu. Ses travaux et ses livres dans le registre des médias et de la communication font autorité. S’agissant des vidéos d’une «brutalité inouïe» de Kadhafi et d’épisodes similaires – la pendaison de Saddam Hussein et l’exécution des (Roumains) Ceausescu –, ce qui pose problème, ce n’est pas tant l’image que la façon dont il est traité, présenté, habillé.
Nécessité du décryptage et de l’analyse
Plutôt que de se demander s’il faut «montrer la mort», le sociologue estime que la question qui «s’impose à tous» est celle-ci : «Comment la montrer lorsqu’il s’agit d’événements décisifs dans l’actualité ?»
Jean-Marie Charon s’en explique dans une «tribune libre» publiée, hier, dans les colonnes du Figaro. «Si l’image témoignage est nécessaire, il n’en reste pas moins souhaitable d’en revenir à l’information sur l’événement lui-même». Qu’elle soit sanglante ou dure aux yeux des téléspectateurs, «l’image choc ne doit pas prendre la place du traitement, de l’explication, du décryptage, du commentaire nécessaire». Or, observe le sociologue, «trop souvent, dans ces circonstances, les images se sont largement substituées à cette contribution effective des rédactions».
Pour Jean-Marie Charon, l’exercice exige d’autres précautions professionnelles. Quand bien même le travail d’explication et de décryptage est fait, celui-ci «ne devient-il pas vain si le dispositif du journal télévisé ou du site Internet conduit à mobiliser principalement l’émotion, plutôt que de s’adresser à l’intelligence d’un public pour lui permettre de répondre aux questions clés qui se posent à lui ?».
La diffusion en boucle de vidéos et d’images sur un événement tragique et violent n’est pas systématique. En observateur averti des médias et de leurs publics, Jean-Marie Charon relève, dans le cas d’espèce, une multitude de situations. Des événements ont «tourné» en boucle sur les écrans et la Toile, d’autres ont brillé par leur absence. Trois exemples d’événements ou de situations illustrent une volonté délibérée de faire un embargo sur les images.
«Le choix d’occulter l’image de la mort a déjà été fait. Qu’il soit la volonté des médias ou un parti pris d’autorités qui entendent ménager le public, voire servir une thèse, c’est l’absence d’images de morts du 11 Septembre, tout comme celles de l’exécution de Ben Laden ou encore lors de ces guerres «modernes» du Golfe ou d’Irak au cours desquelles les aviations pratiqueraient des frappes chirurgicales. Ne pas montrer n’est sans doute pas la bonne formule, suscitant des récits complotistes, comme au lendemain de l’effondrement des tours jumelles».
«Le choix d’occulter l’image de la mort a déjà été fait. Qu’il soit la volonté des médias ou un parti pris d’autorités qui entendent ménager le public, voire servir une thèse, c’est l’absence d’images de morts du 11 Septembre, tout comme celles de l’exécution de Ben Laden ou encore lors de ces guerres «modernes» du Golfe ou d’Irak au cours desquelles les aviations pratiqueraient des frappes chirurgicales. Ne pas montrer n’est sans doute pas la bonne formule, suscitant des récits complotistes, comme au lendemain de l’effondrement des tours jumelles».
Traiter le public en adulte
Opposé à cet embargo visuel, Jean-Marie Charon est d’avis de «montrer pour témoigner» mais non sans une certaine retenue. S’il insiste, par exemple, sur la nécessité de montrer la «sauvagerie de la répression syrienne», il met en garde contre une diffusion immodérée d’images morbides, comme dans le cas de Kadhafi. «Il faut s’interdire de verser dans l’exposition morbide, comme lorsque des vidéos insoutenables tournent quasiment en boucle sur certaines antennes.» Présenter la mort à l’écran, estime Jean-Marie Charon, «n’est pas un tabou mais exige d’être maîtrisé et raisonné par les rédactions». Des règles professionnelles s’y imposent au premier rang parmi lesquelles la nécessité de «traiter le public en adulte», autrement dit «lui donner la possibilité du choix en le prévenant du caractère des images qui vont être diffusées». En l’occurrence, il s’agit de le prévenir «sérieusement et clairement en lui donnant le délai suffisant pour écarter les enfants ou leur expliquer les images qui passent à l’écran».
De surcroît, le sociologue des médias met en garde contre la diffusion illimitée dans le temps de séquences morbides. Quelle que soit l’importance accordée à la médiatisation visuelle, «il ne peut s’agir de rediffusion en boucle, qui ne peut empêcher un effet de banalité». Au lieu de diffuser en boucle sur un écran accessible à tout le monde, télévisions et journaux gagneraient à renvoyer vers leurs sites Internet ceux parmi leurs téléspectateurs/lecteurs qui «éprouvent le besoin de vivre l’événement».
Jean-Marie Charon s’explique davantage sur les raisons d’une telle recommandation. «L’impression est qu’aujourd’hui, la disponibilité quasi instantanée de vidéos des pires situations de tueries ou de catastrophes dans lesquelles la mort se trouve largement exposée constitue une sorte d’alibi pour les télévisions.» Aux critiques qui leur sont quotidiennement adressées, celles-ci rétorquent au moyen d’une formule expéditive : «De toute façon, le public verra ces images sur Internet.» Cet argument, le spécialiste «médias» du CNRS français ne l’entend pas de cette oreille. Selon lui, il existe une différence de taille entre la télévision et le gisement d’images disponibles sur la Toile. Au sein des publics internautes, «chacun a le choix d’aller ou de ne pas aller sur You Tube, d’ouvrir ou non une vidéo installée sur un site d’information. A contrario, l’écran de télévision impose à tous, à toute la famille réunie dans le salon, les images de l’actualité choisies par une rédaction». Indulgent, Jean-Marie Charon dénonce cette «banalisation de la mort et de ses images», l’exposition des «pires violences faites aux hommes, pour un public considéré comme adulte et capable de faire face à de tels spectacles». Cette idée est fausse, s’irrite-t-il. «La télévision est regardée en famille. Des enfants sont exposés aux mêmes images. De la même façon, toute personne dans le public n’arrive pas avec la même histoire et les mêmes réactions possibles à cette réception. L’échappatoire classique pour les responsables de rédactions est de faire référence aux multiples fictions où le crime s’expose à longueur d’épisode. Sauf que le public acquiert très tôt une culture de la télévision qui lui permet de faire la différence entre réalité et fiction.»
Mohamed Khellaf
Mohamed Khellaf
Le Jeune Indépendant, 27/10/2011
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