Rabouni : Quatre scénarios pour une prise d’otages

Après le rapt des trois Européens, deux coopérants espagnols et une Italienne, dimanche à Rabouni, près de Tindouf, des questions restent posées sur la façon dont les preneurs d’otages ont pu opérer dans une zone réputée surveillée. Explications.

– Comment est-il possible de kidnapper des humanitaires dans une zone aussi surveillée ?

«Contrairement à ce qu’on croit, la zone n’est pas très surveillée, explique un humanitaire habitué des lieux. Tindouf, ville de garnison, est quasi interdite aux étrangers mais 20 km séparent tout de même Tindouf du premier camp. Dans ces camps, il n’y a ni gendarmes ni militaires. Il n’existe que deux barrages, le premier de la police sahraouie et le second de l’armée algérienne sur les routes d’accès aux camps.» En arrivant côté désert, les preneurs d’otages n’ont pas été inquiétés. Ils sont donc, d’après des témoins, entrés en voiture dans le patio, ont tiré en l’air et, après des échanges de coups de feu avec les gardes sahraouis, seraient repartis par le même chemin.

– Pourquoi personne n’est intervenu lors de l’enlèvement ?

Parce que le rapt a eu lieu à Rabouni. Or, Rabouni n’est pas un camp mais un centre administratif «relativement vide le soir venu, puisque les Sahraouis, qui travaillent dans les différents ministères, rentrent dans les camps une fois la journée terminée», précise l’humanitaire. Par ailleurs, le protocole – bâtiment rudimentaire en briques où sont logés les humanitaires – est excentré près de l’hôpital. «Dans les camps, où les protocoles sont situés en plein milieu, il aurait été impossible pour les terroristes d’arriver jusqu’aux humanitaires sans être vus. Ils n’auraient, en tout cas, pas pu en sortir.»

– Pourquoi personne n’a pu les rattraper ?

Le temps que l’armée du Polisario parte sur leurs traces, ils avaient déjà sans doute passé la frontière avec la Mauritanie. «Car on n’est qu’à une soixantaine de kilomètres de la frontière avec la Mauritanie et à 150 km environ de celle avec le Mali, poursuit l’humanitaire. La Mauritanie ne dispose pas des mêmes moyens que l’Algérie et il est facile de rejoindre ces zones de non-droit.»

– Les preneurs d’otages avaient-ils des complices à l’intérieur ?

Impossible de le dire pour l’instant. «S’ils étaient entrés dans les camps, ils auraient eu besoin de complicité, mais à Rabouni, ce n’était pas nécessaire», relève un connaisseur de la zone. Mais ils savaient très bien par où passer pour ne pas rencontrer de policiers ni de militaires et où aller pour trouver de manière certaine des humanitaires – le protocole de Rabouni est un point de chute pour ceux qui arrivent d’Alger trois fois par semaine. «D’autre part, si de juillet à septembre, il n’y a quasiment aucun étranger, la période d’octobre à février est celle qui reçoit le plus d’humanitaires, nous explique-t-on. Les grosses chaleurs sont terminées et les programmes ont besoin d’être relancés.»

– Les humanitaires vont-ils être rapatriés ?

En plus des mesures de sécurité renforcées sur place, les organisations dont les sièges se trouvent en Europe pourraient suspendre ou reporter les missions. Qu’en est-il du danger réel sur place ? «Il est passé ! constate un humanitaire. Quoi qu’il en soit, nous ne l’avions pas vu venir. Dans les camps sahraouis, nous sommes tellement bien entourés que nous nous sentons plus en sécurité que dans n’importe quel autre camp dans le monde. Ce qui est arrivé aurait pu arriver n’importe où.»

Les quatre scénarios :

– Scénario n°1
Une frappe à l’ouest pour échapper à la pression à l’est :
D’après des sources militaires, les groupes terroristes auraient de grandes difficultés à se déplacer du sud de la Libye jusqu’en Mauritanie. D’une part, suite au renforcement du dispositif de l’armée algérienne qui a décrété la région frontalière Est «zone militaire». D’autre part, suite au renforcement du dispositif au Sud dans le cadre du Comité d’état-major opérationnel conjoint en collaboration avec l’Africom. Mais aussi suite à «la surveillance accrue de l’OTAN et le survol permanent des forces étrangères activant dans la région, notamment celles traquant Seïf El Islam El Gueddafi», nous renseigne un diplomate occidental. Conclusion : ces groupes terroristes seraient obligés de faire un détour en empruntant d’anciennes routes utilisées par les trafiquants et les contrebandiers pour atteindre la Mauritanie puis le nord du Mali, où est installé le QG de Mokhtar Belmokhtar. C’est ainsi que, d’après nos informations, des convois d’armement ont été interceptés dans la région d’Illizi. Dernièrement, à Ouargla aussi, des armes en provenance de Libye auraient été trouvées grâce à des informations obtenues de cinq terroristes capturés par les forces de sécurité algérienne. «Des groupes ont pu s’échapper, munis d’armes acquises en Libye et acheminées soit pour les maquis du Nord, soit pour la Mauritanie, en passant par la région d’Adrar ou bien par le Sahara occidental, où les forces marocaines concentrent leur attention sur la surveillance des Sahraouis. La zone sud du Sahara occidental frontalière avec la Mauritanie reste un no man’s land sans surveillance accrue.» Pour accélérer les achats d’armes en Libye, AQMI aurait besoin d’argent. D’où les kidnappings, puisque des pays continuent de payer des rançons pour la libération de leurs ressortissants.

– Scénario n°2
Une instrumentalisation par le Maroc :
Les attentats de Marrakech d’avril dernier ont démontré que des groupes jihadistes affiliés à Al Qaïda peuvent «profiter des troubles dans la région et de la circulation des armes libyennes pour se ressourcer matériellement, nous informe un diplomate étranger. Une aubaine pour toutes les katibate et les groupes qui écument l’Afrique du Nord, qui ont reçu des instructions des chefs d’AQMI de s’armer par tous les moyens». Pour les Algériens, une machination marocaine pour affaiblir la position d’Alger n’est pas à exclure. D’abord parce que «Rabat a été exclu des groupes de travail et de discussions autour de la lutte antiterroriste au Sahel, perdant ainsi les éventuelles aides militaires européennes et particulièrement américaines. Sur ce terrain, l’Algérie a devancé le Maroc et est devenue l’interlocuteur privilégié des Occidentaux», nous explique un diplomate européen. Pour rappel, le Maroc, la Tunisie et la Libye n’ont pas été associés dans les discussions et les négociations sur la création du Comité d’état-major opérationnel conjoint regroupant la Mauritanie, le Mali, le Niger et l’Algérie, installé à Tamanrasset, dans le cadre de la lutte antiterroriste. D’autre part, parce que le Maroc a tout intérêt à convaincre l’opinion et la communauté internationales qu’il existe un lien entre AQMI et le Front Polisario. Enfin, sur le plan interne, à la veille du Mouvement du 20 février pour réclamer plus de démocratie, «le Maroc a également intérêt à détourner l’attention quant aux réformes politiques engagées par le roi Mohammed VI», nous précise un diplomate.

– Scénario n°3
L’ouest, une route pour rejoindre la Mauritanie :
Les investigations menées récemment par les services de sécurité sur cinq membres du groupe terroriste de katibat Al Moulatamine, dirigé par le Mauritanien Ould Sidi Ali, auraient révélé qu’un important marché pour l’acquisition des armes a été conclu par ce dernier en Libye et que des attentats étaient planifiés dans la région de Ouargla. Le groupe terroriste serait venu de Tamanrasset avec l’appui des barons du trafic et de la contrebande au sud du pays, mais, en raison du déploiement massif des forces de sécurité, ne pourrait pas y retourner pour rejoindre le nord du Mali. Comme dans le scénario numéro un, la route de sortie passerait par l’ouest. Car la pression sécuritaire concentrée sur les frontières est quasi inexistante dans le désert.

– Scénario n°4 Des terroristes en provenance de Mauritanie :
Les terroristes viendraient directement de Mauritanie. Il s’agirait de l’autre aile de katibat Al Moulatamine, bénéficiant de l’appui des groupes jihadistes mauritaniens. Ces groupes entretiendraient des «liens avec des éléments du Polisario, c’est ce qui explique que des terroristes ont pu atteindre les camps des réfugiés sahraouis de Tindouf sans être inquiétés ni par les Algériens ni par les Sahraouis», explique notre diplomate. Selon un militaire algérien «ces groupes n’auraient jamais pu atteindre les camps des réfugiés sans la complicité des éléments de la sécurité sahraouie et la collaboration des Marocains», révèle-t-il. Une phalange de katibat Al Moulatamine se serait rendue dans la région pour récupérer des armes acheminées de la Libye. Mais au cours de l’opération, ratée, ils auraient «profité de leur présence dans la région pour enlever des ressortissants étrangers et demander des rançons pour leur libération», assure une source sécuritaire. Ce scénario arrange les Marocains, qui pourraient ainsi intégrer le Cemoc et conforter ses thèses sur l’implication du Front Polisario dans le soutien à AQMI.

El Watan, 28/10/2011

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