Il va de soi qu’il faut désormais appréhender le Maghreb à la lumière de la nouvelle donne régionale. Ce qui impliquera pour la diplomatie algérienne de nouveaux défis.
Que signifie l’arrivée au pouvoir des islamistes en Tunisie ? Quel impact aura sur l’Algérie, d’abord, et le Maghreb tout entier ensuite, le conflit sanglant pour le pouvoir qui s’annonce en Libye au lendemain de la chute du régime de Kadhafi et le départ de l’Otan ? Telles sont les questions à l’ordre du jour et dont les réponses définiront la configuration du Maghreb pour la décennie à venir, si ce n’est plus.
Aujourd’hui, la victoire d’Ennhada aux élections pour l’Assemblée constituante tunisienne est suivie avec une grande attention dans tout le Maghreb, aussi bien par les autorités que par les islamistes. Car voilà enfin un parti islamiste qui est sur le point de réussir en Tunisie là où les islamistes radicaux ont échoué ailleurs. Le fait est inédit, bien qu’il faille le remettre à sa juste dimension qui, elle, peut être différente de ce qui se dit dans les médias.
Au jour d’aujourd’hui, Ennahda ne gouverne pas. Pas encore. S’il annonce s’ouvrir à d’autres sensibilités pour composer un gouvernement d’union nationale pour une durée d’une année, ce ne sera que pour expédier les affaires courantes en matière économique et mettre en place des réformes politiques sur lesquelles à peu près tout le monde est d’accord. On peut dire aussi que le gros des réformes a déjà été fait par les figures de l’ancien régime resté en place après le départ de Zine El Abidine Ben Ali, puisque l’ancien parti au pouvoir, le RCD, a été dissous, ses anciens cadres exclus de la compétition politique, les anciens détenus politiques relâchés, alors que bon nombre de lois liberticides ont été immédiatement abrogées. C’est logiquement dans cette voie que va continuer le travail de la coalition qui s’exprimera dans le cadre d’un gouvernement dont le Premier ministre sera issu des rangs d’Ennahda. C’est que l’enjeu de cette phase n’est pas dans le programme que compte mettre en place le parti de Rached Ghannouchi, que dans le cadre global qu’il va se donner afin de pouvoir le faire en toute légalité et avec le consentement de tous les Tunisiens.
Le modèle turc ?
Tel sera l’objet des âpres débats qui s’annoncent au sein de l’Assemblée constituante dont la mission, n’est-ce pas, est d’élaborer la nouvelle Constitution du pays. Si Ennahda était parvenu à disposer d’une majorité absolue au sein de cette assemblée provisoire, la coloration islamiste de la prochaine Constitution n’aurait fait aucun doute. Mais ce n’est pas le cas et Ennahda se doit de négocier article par article la future loi fondamentale et tout dans son discours qui se veut rassurant indique qu’il n’y a pas de volonté d’afficher une hégémonie totale sur la question. Au vrai, Ennahda sait qu’il n’est pas dans son intérêt de provoquer les Tunisiens et surtout pas de se mettre tout de suite en situation d’isolement international à l’heure où il est important pour ce parti de remettre sur pied l’économie du pays. Le parti jouera sur la moralisation de la vie publique, ce qui semble séduire une population révoltée par la corruption de l’ancien régime, et avancera par la bande sur les questions comme l’éducation nationale, la justice et le social. Ces considérations tactiques n’occultent en rien la stratégie du parti islamiste, avec l’objectif à moyen terme de fonder une république islamiste, apparemment sur le modèle turc. Deux différences apparaissent ici, cela dit. Au contraire de l’AKP en Turquie, Ennahda n’a devant elle aucune force politique organisée, y compris l’Armée qui ne veut jouer aucun rôle, qui puisse défendre la laïcité qui a prévalu dans le pays depuis l’indépendance. Cela renvoie à la deuxième différence qui, elle, est une inconnue. Si l’AKP est un parti à traditions, lisible et relativement homogène depuis qu’en son sein la majorité des grandes questions ont été tranchées, Ennahda est un parti dont nous ne connaissons pas grand-chose. Pour être plus précis, nul ne peut dire de quelle influence peuvent se prévaloir les radicaux et les modérés au sein de ce parti et quelle est la portion de chacun dans les décisions prises. Face au vide structurel laissé par le RCD dissous, la tentation est donc grande chez ce parti d’accélérer le démantèlement du modèle laïc. D’ailleurs, cela est pour lui une question de cohérence idéologique, mais aussi une nécessité pour satisfaire la demande de sa base sociale. Dans ce cadre, la pression que les radicaux seront en mesure de mettre sur Rached Ghannouchi sera l’élément le plus déterminant.
A ces questions, les débats qu’on attend sur la future Constitution donneront des indices probants sur le rythme avec lequel Ennahda compte avancer pour mettre en œuvre un programme sur lequel il n’y a pas de mystère.
Sur toutes ces données, les islamistes algériens sont parfaitement édifiés, il ne faut pas en douter. L’islamiste étant transnational et une défaite ou une victoire des uns dans un pays ont toujours leurs conséquences sur les autres du même mouvement dans les autres pays de la région. Quant aux relations du futur gouvernement tunisien avec ses pairs maghrébins, il va sans dire que tout message, direct ou indirect, d’Ennahda envers les islamistes voisins sera source de malentendus difficiles à contenir et même de tensions malvenues.
Confusion en Libye
Plus à l’Est, la situation est encore plus confuse. Les déclarations du président du CNT sur la chariaa ont provoqué des réactions épidermiques chez des gouvernements comme celui de l’Algérie et du Maroc, lesquels sans avoir commenté le fait, doivent présentement suivre la situation dans ce pays avec une extrême prudence et une vive inquiétude. Le fait n’est pas anodin, mais renvoie bien à deux possibilités qui n’ont rien de contradictoire. D’abord, cela augure d’un projet de fascisation de la société libyenne qu’une partie du nouveau pouvoir en Libye est prête à entreprendre dans l’immédiat. De plus, au vu des règlements de comptes qui se déroulent encore entre anti et pro-Kadhafi et même entre tribus entières, cette politique d’exclusion semble se donner une bonne conscience religieuse, mais menace d’entraîner le pays vers une guerre civile. Ce que l’Otan semble avoir flairé à temps et c’est ce qui explique la célérité avec laquelle l’organisation atlantiste veut se dépêtrer du piège libyen, malgré l’insistance du CNT pour que l’Otan poursuive son travail de sécurisation du pays et de formation d’une armée libyenne.
Dans le cas tunisien, comme dans celui de la Libye, rien n’est donc joué et le modèle démocratique semble encore loin devant, menacé par un régime islamiste dans le premier et d’un conflit intérieur pour le second. Les conséquences sur la région ne peuvent être occultées et, que cela soit politiquement ou économiquement, les autorités algériennes sont appelées à revoir leur politique régionale. Le premier souci, ici, relève de la sécurité nationale, car il s’agit malgré tout d’éviter que les tensions à venir n’ouvrent davantage le champ aux pressions et interventions étrangères. L’autre défi est de contenir ces tensions pour éviter qu’elles nuisent irrémédiablement aux relations entre les Etats. On a vu, par exemple, à quel point était difficile, car juste, la position algérienne sur le conflit libyen et les différents épisodes qui ont émaillé les échanges entre le CNT et le gouvernement algérien. Alger a tout fait pour que la situation ne se transforme pas en un front dont le pays n’a nul besoin.On concevait jusque-là que l’Algérie était plus proche de ses voisins de l’Est, la Tunisie notamment, et à un degré moindre la Libye, que du Maroc avec les divergences sur le dossier du Sahara occidental et celui de la frontière terrestre. Aujourd’hui, avec les bouleversements que subit la région, Alger et Rabat semblent plus proches que par le passé, avec l’avènement des islamistes au pouvoir aussi bien en Tunisie qu’en Libye. Voilà, par exemple, une des nouvelles donnes dont les traits iront se raffermissant dans l’avenir, car il est évident que les relations entre les différents Etats membre de l’Union du Maghreb Arabe ne seront plus jamais les mêmes. On peut aussi bien penser à un rapprochement inévitable entre la Tunisie bientôt gouvernée par Ennahda de Rached Ghannouchi et la Libye de Mustapha Abdeljalil.
Fidèle à la tradition qui fut la sienne depuis la lutte pour l’indépendance, la diplomatie algérienne a de tout temps œuvré pour la construction d’une union maghrébine marquée par les idéaux d’indépendance et d’autodétermination de tous ses peuples. C’est l’impossibilité pour Alger de renier de tels principes fondateurs qui lui imposeront une longue patience et un travail de fond afin de contenir les tensions à venir. L’Algérie n’aura d’autre choix, en effet, que d’adopter ses lignes directrices de toujours, le sang froid et la légalité internationale. Plus que jamais, l’Algérie se retrouve dans la situation d’un Etat pivot dans les décisions seront capitales dans le sens de la préservation des chances d’une véritable construction maghrébine.
Par Nabil Benali
Les Débats, 31/10/2011
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