Atlantiste ou anti-impérialiste : le piège Kadhafi

Par Arezki Metref 
Visiblement, la fin de Kadhafi a fait bouger des lignes en Algérie tout comme ailleurs. Selon que l’on ait été indigné ou que l’on se soit réjoui de sa fin, on se situe dans un camp ou dans l’autre. Quant à la position mitigée, elle donne lieu aux tirs croisés des deux camps. Cependant, paradoxalement, l’article, pourtant mesuré, paru la semaine sous le titre «Triste et heureux à la mort de Kadhafi», a réveillé la fureur de certaines personnes, parfois des amis, dans un seul camp.
 
Ils y voient une opinion atlantiste, donc impérialiste, plaçant par conséquent l’auteur de l’article dans le camp des méchants, opposé à leur position anti-impérialiste, les situant ipso facto, eux, parmi les bons. Qu’ils taillent à la machette les nuances, c’est regrettable mais attendu. C’est bien connu, quand on est entier, on taille total. Pourtant, si on est de bonne foi et que l’on préfère le dialogue et la compréhension nuancée de la réalité à l’acrimonie idéologique adossé au totalitarisme de la pensée, lequel décrète qu’on est forcément contre si on n’est pas servilement pour, ce raccourci et ce manichéisme devraient légitimement être abandonnés au bout de quelques lignes de lecture de l’article sur la mort de Kadhafi Depuis le début de la crise en Libye, comme beaucoup de confrères et de compatriotes, je n’ai cessé d’écrire et de dire ici et ailleurs que, comme des millions de personnes partout dans le monde, je vis l’inconfort de refuser et la peste de l’ingérence impérialiste et le choléra des dictatures. 
Ni Sarkozy ni Kadhafi ! Ni Sarkozy ni Kadhafi, d’autant plus qu’il n’y a pas encore longtemps, ils étaient tous les deux en train de conclure cyniquement des affaires, Kadhafi voulant acheter avec l’argent du pétrole des Libyens des armes à Sarkozy soit pour les utiliser contre ces mêmes Libyens soit pour fomenter des troubles dans la région. On ne va pas feindre d’ignorer la façon dont il a géré les richesses des Libyens, ni comment, grâce à ces richesses, il a tenté maintes fois de déstabiliser des pays voisins, notamment l’Algérie, afin d’étancher sa soif de pouvoir. 
On le sait, Kadhafi s’est toujours vécu comme un trop grand leader pour une si petite Libye, et il disposait des moyens financiers pour prétendre à un plus large costume. J’en viendrai plus loin à la lecture détaillée de mon article pour dire en quoi il pose une question, non pas géostratégique, telle qu’il a été sans doute lu, mais tout simplement affective, émotionnelle. Je réaffirme que je considère Kadhafi comme un dictateur, et ce ne sont pas les milliers de personnes, opposants ou non, supprimées physiquement par les tueurs de sa police politique, ou celles qui ont connu les geôles sordides d’Abou Slim, d’Aïn Zara ou d’ailleurs qui me démentiraient. Libre à qui veut de considérer Kadhafi qui s’est autoproclamé guide comme jadis le Nord-Coréen Kim Il Sung ou Khomeiny dans une autre sphère, concept renvoyant à des notions tout à la fois mystiques et religieuses, comme un militant anti-impérialiste arc-bouté sur les intérêts populaires qu’il défendrait bec et ongles. Quand bien même je suivrais ce raccourci, qu’on m’explique pourquoi, dès les premières attaques de l’Otan et des rebelles appuyés par l’aviation atlantiste, le peuple libyen n’a pas été à ses côtés ? On me dit çà et là qu’il faut défendre Kadhafi parce qu’il est anti-impérialiste.
Kadhafi anti-impérialiste ?
 
Peut-être dans le sillage de l’anti-impérialisme charrié par le panarabisme nassérien, Kadhafi l’a-t-il été, du moins au début de sa prise de pouvoir par le coup d’état militaire de 1969. Peut-être faut-il inscrire à l’actif de l’anti- impérialisme la nationalisation des installations pétrolières anglo-saxonnes et de la base aérienne de Wheelus Air Field en juin 1970. Mais très vite, comme en témoigne son Livre Vert publié pour la première fois en 1975, il allait sombrer dans la confusion et une incohérence périlleuse tout d’abord pour la Libye, avec ce mélange mégalomaniaque de populisme dissolvant et de mystique du changement révolutionnaire inédit. La suite a été une longue succession de séquences dans lesquelles on a vu un despote chevauchant ses derricks et jouant avec la puissance que lui octroyait le sous-sol libyen. 
Doit-on rappeler toutes les alliances, les ruptures, les unions que Kadhafi a entreprises en vue d’élargir l’espace de son pouvoir personnel qu’il a toujours considéré inversement proportionnel à ce qu’il méritait d’être. Quelle boussole permettrait de trouver une cohérence dans ce labyrinthe de positions prises au gré des circonstances, et souvent à titre personnel sans concertation avec quiconque ? Une fois encore, libre à qui veut de trouver dans cette agitation faite de soutien conditionnel et manipulatoire à des causes nobles, une ligne anti-impérialiste. 
Pour mesurer à quel point sa politique était névrotique, je vous invite, de ce point de vue, non pas à étudier, mais à récapituler simplement, les différents micmacs de Kadhafi vis-à-vis de la cause palestinienne. Le bilan des turpitudes du Guide sont foison. Passe sur l’attentat de Lockerbie. Passe sur celui du vol 772 d’UTA. Passe encore sur l’attentat de la discothèque La Belle, à Berlin, en 1986. Passe enfin sur l’enlèvement au Liban de l’imam Moussa Sadr en 1979. Tout cela procède d’une vision féroce des relations internationales. On doit le condamner au regard des victimes civiles. Hélas, la férocité n’est pas uniquement de son fait! Elle est tout autant à l’œuvre dans le camp adverse. Mais comment diantre — dites-le moi — justifier par l’anti-impérialisme ou par tout autre motif, le fait que Kadhafi ait exécuté sans états d’âme des prisonniers mutinés? Qu’il ait traqué de par le monde, sans aucune pitié, ses opposants qu’il qualifiait de «chiens enragés» ? Mais comment diantre — dites-le moi — expliquer, justifier ou simplement comprendre qu’il ait versé 200 millions de dollars au roi du Maroc pour «acheter» en 1984 Omar Almahichi, l’un de ses compagnons de la première heure, entré en dissidence et réfugié à Rabat, pour l’égorger comme un mouton ? Ce dernier, complice de Mouammar Kadhafi lors du coup d’Etat de 1969, membre du Conseil de la révolution, ministre du Plan, était «l’unique intellectuel de l’équipe dirigeante libyenne». Cette histoire scabreuse vient d’être révélée par l’ex-ambassadeur libyen auprès de l’ONU et ex-ministre des affaires étrangères, Mohamed Chalgham, dans ses mémoires. Il a rallié les troupes rebelles. 
L’anti-impérialiste Kadhafi n’a jamais hésité à faire couler le sang des siens, davantage encore que celui des ses ennemis. Il a constamment bénéficié de l’indulgence de l’opinion arabe en vertu de cette faiblesse qui consiste, comme l’écrit Ghassan Charbel dans le quotidien Al-Hayat, à «excuser les tyrans tantôt parce qu’ils prétendent combattre Israël, tantôt parce qu’ils provoquent les Etats-Unis, ou s’opposent à l’impérialisme». Libre à qui veut encore de trouver un anti-impérialiste en quelqu’un qui a privatisé la Libye, qui s’est enrichi personnellement dans des proportions mirifiques et qui, rappelonsle, continuait à frayer avec l’impérialisme. Son voyage en France était-il un acte anti-impérialiste ? Etait-ce anti-impérialiste d’accepter l’argent de l’Union européenne en 2010 pour stopper et jeter en prison les Africains subsahariens qui, paupérisés par la rapine impérialiste sur les richesses de leurs pays, fuient vers le mirage européen ? 
Un article du Canard enchaîné (mercredi 26 octobre), qu’on ne peut soupçonner d’atlantisme galopant, révèle que pas plus Barack Obama que Nicolas Sarkozy ne voulaient que Kadhafi s’en sorte vivant. Sa mort était programmée. Un conseiller de l’Elysée, source anonyme citée par le même Canard enchaîné, justifie cette option de l’élimination de Kadhafi par la peur. Devant la Cour pénale internationale, «ce nouvel ami de l’Occident aurait pu rappeler ses excellentes relations avec la CIA ou les services français, l’aide qu’il apportait aux “amis africains de la France”, et les contrats qu’il offrait aux uns et aux autres. Voire plus grave, sait-on jamais ?» Si tel est l’anti-impérialisme, alors, je vous l’accorde, Kadhafi était bien anti-impérialiste. Dans tous les cas, je ne vois pas en Kadhafi l’anti-impérialisme d’un Chavez ou d’un Castro qui, eux, ne seraient jamais allés planter une tente fantasque sur la place d’une capitale occidentale, ni traiter avec des puissances impérialistes pour jeter en taule des hommes chassés de chez eux par la misère. Même si Chavez avait proposé l’asile à Kadhafi au début du conflit, il faut bien avouer qu’ils ne sont pas de la même trempe. Chavez, notamment, a davantage de proximité avec son peuple. Souvenons-nous des manifestations de soutien à son égard des habitants des quartiers pauvres de Caracas lorsqu’il était entré en conflit avec les seigneurs du pétrole. Ce fut loin d’être le cas pour Kadhafi. Son peuple ne l’aimait pas, il le craignait. Les quelques fidèles qui l’ont accompagné dans sa chute ne sont en rien comparables aux foules immenses qui soutiennent Chavez.
 
Kadhafi était-il un dictateur ?
En 42 ans d’un règne auquel il avait accédé par la violence un coup d’Etat militaire contre un monarque, jamais l’idée de quitter le pouvoir ou bien d’en déléguer une partie ne lui avait traversé l’esprit. L’ironie veut que le roi Idriss qu’il avait renversé ait été plus attentif au pluralisme de la société libyenne tribale que celui qui prétendait faire la révolution. Démontrer que Kadhafi était un dictateur sanguinaire n’est pas difficile. Trouver en quoi il aurait apporté à son peuple quelque chose de cette liberté par laquelle il prétendait légitimer son coup de force est plus délicat. On me dit que son règne a permis l’élévation du niveau de vie des Libyens. C’est vrai. Mais faut-il exclusivement attribuer ce progrès à un volontarisme révolutionnaire ? Le quidam de Koweït ou d’Arabie Saoudite, qui sont loin d’être des modèles de pays révolutionnaires anti-impérialistes, ont vu leur niveau de vie exploser dans les années 1970. De même qu’aucun habitant d’un pays pétrolier n’est resté au niveau de vie des années 1950, il n’y a aucune raison pour qu’un Libyen ne profite pas lui aussi de la manne pétrolière. Le problème n’est pas de savoir si le niveau de vie des Libyens s’est élevé sous Kadhafi. Il est de savoir s’il est au niveau où il devrait être compte tenu de la richesse du pays, et pourquoi le fossé entre le Libyen moyen et les membres du clan Kadhafi est de l’ordre de celui qui sépare les ouvriers du pétrole des patrons des Sept sœurs. On peut aussi s’interroger sur la façon dont se prenait la décision économique en Libye. Quelle était la participation des ouvriers du pétrole ? Y avait-il des syndicats ? Quelles structures syndicales, politiques, citoyennes exprimaient les intérêts des masses laborieuses ? Voilà à mon sens des questions qui mériteraient un examen moins lapidaire.
Défendre l’anti-impérialisme ou le dictateur ?
A supposer que Kadhafi ait été un véritable anti-impérialiste, n’en aurait-il pas moins été un dictateur? S’il fut l’un et l’autre, dites-moi que j’en prenne acte. Que l’on défende un pays, la Libye attaquée par l’Otan sous prétexte de la «libérer», est une attitude noble, car c’est une façon de montrer sa solidarité avec un peuple soumis à une ingérence étrangère. De ce point de vue, on ne trouvera pas en moi un atlantiste, d’autant qu’il n’échappe à personne que l’objectif de l’Otan n’est pas le bonheur du peuple libyen «libéré» de Kadhafi, mais bien des intérêts plus prosaïquement pétroliers, économiques et géostratégiques. 
On sait que les Etats-Unis et derrière eux l’Europe ne se seraient pas autant émus de la longévité des dictateurs si l’Afrique et le monde arabe n’avaient commencé à subir l’influence des Chinois. Je ne sais pas d’ailleurs si dans la syntaxe néo-anti-impérialiste on parle d’impérialisme chinois. S’opposer à l’inqualifiable agression atlantiste est une chose, y coller comme un élément concomitant la défense mordicus de l’anti-impérialiste Kadhafi en est une autre. Je m’arrêterai pour ma part au premier terme de cette équation. Le fait de ne pas suivre dans la concomitance aveugle ne fait de personne un atlantiste. Tant qu’on a la facilité de décocher des étiquettes du fond de sa gibecière, il ne faut surtout pas s’en priver ! J’ai certaines raisons de croire que ce qui est défendu, derrière Kadhafi, c’est moins l’anti-impérialisme que l’arabisme forcené, négateur des pluralismes culturels et linguistiques en Libye, vieux pays berbère, de même que le pouvoir autoritaire incarné dans un guide, une entité nationale faite d’islam et de discipline à l’égard des chefs. J’espère me tromper. Kadhafi a été quelque part le substitut arabe islamisé du parti unique poussé jusqu’à l’extrême caricature. Il était une sorte de «Petit père» du peuple, sans l’amour de ce dernier. Y a-t-il quelque chose de noble à défendre dans la prison dans laquelle il avait incarcéré son peuple ? Peut-être… mais quoi ? Que signifie être triste et heureux à la mort de Kadhafi ? A aucun moment dans mon article, ni dans un autre d’ailleurs, je n’ai utilisé l’expression «Libye libérée». Pour la simple raison que je ne crois pas que l’on puisse libérer un peuple en déstructurant son pays. A aucun moment non plus, pour qui sait lire d’un œil apaisé, je n’ai dit que Kadhafi méritait la mort et encore moins ce spectacle ignoble et indigne de l’exhibition de sa dépouille. Cela, la simple compassion suffit à le réprouver. Ce que dit l’article, en revanche, c’est ce sentiment ambigu, informulé qui se niche dans l’expression duelle de la tristesse et du bonheur amalgamés. 
Nous sommes certainement très nombreux à n’être ni des Kadhafistes anti-impérialistes ni des impérialistes atlantistes effarés par cette image glauque de nous-mêmes que nous renvoie la mort de Kadhafi. Cette fin dans la poussière d’un homme supposé intouchable, tombé de son Olympe, appartient à notre tragédie collective. Au-delà de tout positionnement politique, comme je le spécifie par ailleurs dans l’article, il convient d’interroger émotionnellement cette fatalité. Que la formulation de cette interrogation m’assigne une place dans le camp atlantiste renseigne moins sur le placé que sur les placeurs.

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