Spécial Espagne. – En Espagne, le nom de Bardem était connu bien avant que Javier ne devienne une star internationale. Sa mère, son oncle, son frère sont des artistes, et des figures de la gauche radicale. Dans un pays où les clivages politiques restent très marqués, le clan fascine mais agace aussi. De la lutte contre le franquisme à la cérémonie des Oscars, histoire d’une tribu hors-norme. Par Sandrine Morel
« Maman, [cet oscar] est pour toi, il est pour tes grands-parents, pour tes parents, Rafael et Mathilde, il est pour les comédiens d’Espagne qui ont apporté, comme toi, la dignité et la fierté dans notre profession. » Ces mots, Javier Bardem les prononçait le 24 février 2008, en brandissant bien haut la statue de l’Oscar du meilleur second rôle masculin qu’il venait de remporter pour son impressionnante interprétation dans le film des frères Coen No Country for Old Men.
Devant des millions de téléspectateurs et surtout devant le Tout-Hollywwod, le plus célèbre des acteurs espagnols rendait hommage aux siens. A sa famille. A son clan. En quelques phrases, il résumait la saga des Bardem, une véritable tribu de comédiens et de cinéastes qui anime depuis près de cinquante ans la vie culturelle, mais aussi la vie politique espagnole. Pour les cinéphiles, le nom de Bardem évoque Javier, l’acteur devenu par la grâce de Woody Allen, des frères Coen et d’Alejandro Iñárritu, une des étoiles du cinéma indépendant américain et donc l’un des comédiens les plus respectés au monde. Mais les Espagnols, eux, n’ont pas attendu Javier pour connaître ce nom. D’ailleurs il sonne différemment à leurs oreilles selon le prénom qui le précède. Et surtout le préfixe qu’on lui accole. Les Bardem, c’est une histoire espagnole…
Comme dans toutes les familles, les présentations commen-cent chez eux par la mère, Pilar. Pour les Espagnols, c’est « la Bardem ». Cheveux blonds courts, voix grave et verbe haut, cette actrice de théâtre, de télévision et de cinéma, présidente de la société des acteurs (AISGE), est la chef du clan. Ses coups de gueule, ses prises de positions politiques radicales et certains excès de langage proférés souvent sous le coup de la colère lui ont valu tout au long de sa carrière autant d’amis que d’ennemis. Dans une Espagne très divisée politiquement, la droite la plus conservatrice ne lui a jamais pardonné, par exemple, sa position contre l’engagement espagnol dans la guerre en Irak. C’était en 2003. Au printemps dernier, elle en payait encore les frais : le nouveau maire de Séville, le conservateur Juan Ignacio Zoido, affirmait son intention de débaptiser une rue de la ville qui portait son nom car, disait-il, « son unique mérite est d’avoir insulté tout le monde, y compris le chef du gouvernement ».
Entre-temps, cet ancien mannequin chez Balenciaga et Loewe, deux grandes maisons de mode espagnoles, devenue une pasionaria de la gauche la plus engagée, a participé à une multitude de manifestations et lancé de nombreuses campagnes de protestation. Dans le tableau de chasse de ses engagements, on trouve, entre autres, la défense des droits du peuple sahraoui, la mobilisation contre les violences faites aux femmes ou le soutien au juge Garzón, suspendu de ses fonctions pour avoir voulu enquêter sur les crimes du franquisme… Il est rare que « la Bardem » ne s’invite pas dans le débat public. Femme à poigne, elle a dû élever seule ses trois enfants après s’être séparée tôt de son mari, dans une Espagne qui n’autorisait pas encore le divorce. Pilar est « une combattante née »,soutient Miguel Bardem, son neveu, cinéaste. « Elle a repris le flambeau à la mort de mon père. «
Le père de Miguel, Juan Antonio Bardem, est donc le frère de Pilar et l’oncle de Javier. Pour tous, il est le patriarche du clan. C’est aussi l’un des plus grands réalisateurs du cinéma espagnol des années 1950 : il formait, avec Luis Berlanga et Luis Buñuel, le groupe des » trois B, » comme on surnommait ici les trois cinéastes antifranquistes. Avec sa moustache fournie et ses lunettes carrées, il fut membre du Parti communiste espagnol (PCE) de ses 20 ans jusqu’à sa mort, en octobre 2002. Militant véhément, « indigné » de la première heure, il a fréquenté plus d’une fois les geôles de la dictature. « Comme il était impossible de faire un cinéma politique sous Franco, Juan Antonio Bardem faisait des films avec une critique morale, qui dénonçaient le système capitaliste, l’hypocrisie et la mesquinerie de la bourgeoisie, l’Espagne machiste, conservatrice et catholique »,explique Roman Guber, historien du cinéma espagnol.
Dans Cómicos (1953), il rendait hommage à ses parents et notamment à son père, Rafael Bardem, acteur barcelonais de théâtre et de cinéma, qui dirigeait sa propre troupe dans les années 1940. Mais aussi à sa mère, Mathilde Muñoz, actrice madrilène, elle aussi issue d’une famille d’artistes. Tandis que dans ses films Grand-rue (1956) et Mort d’un cycliste (1955), il brossait des tableaux sans concession de l’Espagne franquiste. Puis il présidera l’Uninci, une boîte de production contrôlée par le PCE, qui produira Viridiana (1961) de Buñuel avant de s’attirer les foudres du régime et de subir la censure. Pour nourrir ses quatre enfants, il accepta alors des films de comman-de, qui eurent raison de son talent. Mais fidèle à lui-même, le « clan » et l’engagement sont restés les deux piliers de la vie de cet « ouvrier du cinéma », comme il se définissait.
C’EST DONC TOUT NATURELLEMENT DEBOUT, LE POING LEVÉ et en chantant l’Internationale que, en novembre 2002, ses proches ont dit adieu au patriarche, dont le cercueil était recouvert des drapeaux communiste et républicain et exposé sur la scène du Cine Doré, la cinémathèque espagnole. »Dans la famille, nous partageons tous l’esprit de lutte pour la justice et les valeurs de la République. Et nous avons tous un côté bagarreur dès qu’il s’agit de défendre les idées auxquelles nous croyons », souligne Miguel, son fils. Affable et souriant, il porte sur son visage les traits des Bardem : un visage long et brut, comme taillé dans la pierre, mais aussi des yeux plissés et brillants, prêts à rire. Réalisateur d’une adaptation de la bande dessinée espagnole Mortadelo y Filemón, Miguel prépare aujourd’hui un film politique… Mais il n’en dira pas plus : « C’est encore secret. » Pas de secret en revanche pour Carlos, le frère aîné de Javier. Aux prochaines élections, l’écrivain et comédien votera à coup sûr pour les écolo-communistes de Izquierda Unida (IU, Gauche unie). Très engagé, il ne manque pas une occasion d’affirmer son adhésion aux idées du parti et il est même apparu dans une vidéo de campagne. Nominé en 2010 pour le Goya du meilleur acteur dans un second rôle pour le film Cellule 211, de Daniel Monzón, il poursuit doucement mais sûrement sa carrière. Et se fait un nom, ou plutôt un prénom, à l’ombre de son frère.
Tous les membres de la famille ne sont pas des artistes… Mais ceux qui ne le sont pas mettent à profit d’une manière ou d’une autre leur appartenance au clan. Ainsi, Monica, la soeur de Javier et Carlos, tient à Madrid, dans le quartier de Chueca, un restaurant au nom évocateur, La Bardemcilla. C’est un véritable temple dédié à la familla : les plats portent des titres de films et les murs des portraits de famille. Au menú, on trouve notamment les « croquettes Jamón, Jamón », en référence au film de Bigas Luna qui a marqué le début de la carrière de Javier.
Voici donc le tour de Javier, le fils prodigue… En Espagne, « Bardem » suffit. Marié en juillet 2010 à l’actrice Penélope Cruz, qui est depuis longtemps installée à Hollywood, et désormais au faîte de la gloire et de la célébrité sur papier glacé, Bardem met un point d’honneur à ne pas oublier d’où il vient : la famille, comme une mêlée de rugby, ce sport que Javier pratiqua dans sa jeunesse ; l’engagement comme philosophie de jeu. Ainsi, après le succès de Jambon, Jambon, qui fit de lui une icône de la virilité, puis d’En chair et en os, de Pedro Almodovar, Hollywood lui proposa soit des rôles de latin lover, soit des rôles de narcotrafiquant latino que l’acteur refusa. A l’époque, Juan Antonio, son oncle, déclarait dans la presse : « Ce qui me remplit de fierté, c’est qu’il ne s’est pas laissé corrompre par l’industrie américaine. A Hollywood, ils sont restés stupéfaits de voir qu’il refusait des offres. Javier sait que, s’il rentre dans ce système, il ira mal. »
Prompt à défendre ses idées et ses idéaux, tout en refusant d’adhérer à un parti, il choisit ses rôles avec soin et pose volontiers en acteur-citoyen. Incarnant un poète cubain malade du sida dans Avant la nuit de Julian Schnable ; un chômeur dans une ville industrielle victime de la fermeture de ses chantiers navals dans Les Lundis au soleil de Fernando León ; un marin devenu tétraplégique qui, après trente ans passés allongé dans un lit, demande le droit de mourir dignement, dans Mar adentro d’Alejandro Amenabar ou, plus récemment, un père de famille en quête de rédemption dans le drame social Biutiful d’Alejandro Gonzalez Iñarritu. Mais toute règle a ses exceptions et on a pu le voir l’année dernière dans l’oubliable Mange, prie, aime avec Julia Roberts. Il se prépare aussi à jouer le rôle du méchant dans le prochain James Bond. Hollywood aurait-il eu raison des convictions de la star rebelle du cinéma indépendant ? Aussitôt, Bardem s’applique à démentir les soupçons tout juste naissants.
Costume-cravate noir, lunettes fines sur le bout de son nez cassé et regard inquiet, il a pris la parole, le 4 octobre dernier, à la tribune du comité de la décolonisation de l’ONU à New York. « En tant que citoyen », précise-t-il. Son combat n’est ni glamour ni politiquement correct. Il ne venait pas parler, comme tant de stars de cinéma avant lui, de la faim en Afrique ou de la déforestation en Amazonie. Il défendait une cause dont il a fait un de ses chevaux de bataille : le droit à l’autodétermination du peuple sahraoui au Sahara occidental, annexé par le Maroc après la décolonisation espagnole. Il dénonce les camps de réfugiés où vivent des gens « oubliés depuis des décennies ». Et s’en prend aux gouvernements marocain, espagnol, français et américain qui font la sourde oreille à leurs revendications. Ainsi, il travaille depuis deux ans à un documentaire portant sur le conflit du Sahara occidental, Hijos de las nubes (« Enfants des nuages »). Et il est apparu ce jour-là, aux yeux du monde, en acteur engagé. Mais en Espagne, cette facette est au moins aussi connue que celle de comédien.
LORS DE LA CÉRÉMONIE DES GOYAS 2003, il profite déjà des minutes de gloire que lui confère le Prix du meilleur acteur pour son rôle dans Les Lundis au soleil pour s’adresser au gouvernement de José Maria Aznar : « Gagner les élections ne vous donne pas un chèque en blanc pour faire tout ce que vous voulez. Vous avez l’obligation d’écouter le peuple. Nous sommes la majorité et nous vous disons : Non à la guerre. » L’acteur devient alors l’un des fers de lance du mouvement d’opposition à la guerre en Irak. Et sa mère prend la présidence de la plate-forme « La culture contre la guerre. »
En 2007, Javier Bardem devient ambassadeur de Médecins sans frontières, ONG avec laquelle il produit des courts-métrages pour dénoncer les conflits et les » épidémies invisibles » qui frappent le tiers-monde. En juin 2010, alors que Pilar, sa mère, s’est enfermée dans une faculté avec Pedro Almodovar, Almudena Grandes et d’autres artistes pour défendre le travail du juge Garzón, Javier Bardem apparaît dans une vidéo contre la loi d’impunité de 1977, qui empêche toute enquête sur les crimes du franquisme.
Son mariage avec Penélope Cruz et sa reconnaissance internationale auraient pu faire de lui une star consensuelle, et même un héros national dans une Espagne en crise qui a perdu confiance en elle. Cruz et Bardem avaient tout pour devenir des équivalents ibériques des « Brangelina » (le couple Brad Pitt et Angelina Jolie) et susciter l’admiration et la fierté du pays qui les a vus naître. Mais le comédien, dont personne ne nie le talent, agace, voire divise. Il est autant aimé qu’il est détesté. Et il ne se prive pas de critiquer son pays – qui le lui rend bien. Une page Facebook a même été créée par ses détracteurs. Un site Internet « Tu blog de cine » l’a classé en deux-ième position des acteurs les plus haïs d’Espagne pour ses prises de positions politiques et le secret dont il entoure sa vie privée, une pudeur mal perçue dans un pays où la « presse rose » et les « programmes du cœur » battent des records d’audience. Alors qu’il joue sans doute davantage le jeu avec la presse populaire américaine…
« Les Bardem forment une tribu clairement à gauche. Or, dans ce pays qui n’a pas su régler les divisions idéologiques passées, le secteur le plus conservateur de la société les considère comme des rouges dangereux », avance l’historien du cinéma Roman Guber. Dans ses Mémoires, publiés en 2005, Pilar Bardem avoue qu’elle a pleuré, en février 2003, quand elle a vu son fils, manifestant contre la guerre en Irak, faire la une du journal conservateur La Razón qui accusait le jeune acteur de ne pas faire preuve d’autant de zèle pour dénoncer les attentats terroristes du groupe séparatiste basque ETA. « Pourquoi, entre tous ceux qui étaient là, avaient-ils choisi mon fils, le criminalisant ? J’ai beaucoup pleuré. J’ai parlé avec ma mère et je me suis souvenue de l’arrestation de mon frère… » » Javier représente un modèle, un idéal à l’extérieur. Mais pas ici, à cause d’une fracture de notre société qui vient de très loin », conclut le cousin Miguel.
CAMARADE, 19/11/2011
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