Encore un documentaire qui, se fondant sur un manque d’image, revient sur les traces d’un événement passé. Un de plus, me direz-vous. Pas seulement. Territoire perdu est une profonde invocation chamanique qui fait naturellement de la disparition et de l’absence son principal moteur. Un moteur à frictions d’où sortent des nuées de spectres. Que savions-nous du peuple sahraoui et de son exil ?
À l’origine de Territoire perdu gît un fait historique honteusement sous-médiatisé : l’exil du peuple sahraoui, chassé de son territoire en 1975 par l’armée marocaine et parqué dans des camps désertiques au sud de l’Algérie. Trente-six ans plus tard, le conflit s’est englué dans un cessez-le-feu tétanisant. Les Marocains ont enfermé les terres annexées dans une enceinte longue de 2400 kilomètres. Les exilés attendent, espèrent, souffrent et imposent une sourde résistance aux persécutions de leurs agresseurs.
Territoire perdu est un beau documentaire bâti sur une collecte de traces, hanté par la question de la rémanence. Que reste-t-il d’une situation figée depuis près de quarante ans ? Des récits, des visages, un paysage – celui du Sahara occidental –, des gestes et c’est à peu près tout. Leur collusion, dans un montage d’images et de sons très impressionnant, ne s’en tient pas à la seule évocation du conflit. Au contraire, elle le saisit dans sa pleine réalité de mirage. Mirage de la communauté internationale. Mirage des autorités compétentes. Mirage des Sahraouis eux-mêmes qui se battent pour une terre qu’ils ont perdue de vue. Peu à peu, alors que les témoignages des exilés, tous plus affligeants, se succèdent en off, les paysages désertiques se gonflent de la présence spectrale des disparus. Le désert est le lieu de tous les recouvrements, de la dissimulation, de l’oubli. Les preuves d’un crime, d’un massacre, d’un génocide s’y perdent en un rien de temps. Dans ces colonnes de poussière, dans ces nuées de cendres, seuls les visages des exilés, burinés par le soleil, plissés par les souffrances et les privations, semblent tenir en place. Pour les Sahraouis, peuple décentré, pris dans un espace mouvant, le souvenir, la dureté du souvenir, sa fixité, a revêtu une importance vitale.
On l’a compris, l’enjeu du film est celui de la visibilité. Enjeu qui relie les vivants aux morts, le présent au passé, l’histoire à la réalité et le cinéma à ses plus essentielles questions de représentation. Qu’il s’agisse d’un polar ou d’un documentaire ne change rien à l’affaire : les criminels, quels qu’ils soient, cherchent toujours à dissimuler leurs cadavres. Pour les faire sortir du placard, Vandeweerd adopte ici le beau principe de rencontre asynchrone entre images et sons, entre lesquels se creuse une profondeur, linceul dialectique où les morts se terrent et, en transitant par la conscience du spectateur, sont rendus à leur souvenir. Cette esthétique de l’indice, où chaque témoignage a valeur d’invocation, où chaque plan devient une surimpression entre le présent de sa prise et le passé de ce qui est dit, dégage une poésie funèbre. L’usage du Super-8 noir et blanc n’est pas qu’un filtre esthétisant : son grain fourmillant rencontre le sable du désert et redouble son poudroiement. À la surface de l’image, tout se passe comme si les cendres des disparus – bombardés par l’aviation marocaine, torturés par la police – dansaient sur le visage des vivants. La bande sonore du film, toute de larsens, de stridences, de souffles et d’échos, amplifie cette drôle d’impression : que le film s’est fait rattraper par ses fantômes. Que l’écran documentaire, ce grand drap blanc troué d’un regard, puisse servir de support aux manifestations spirituelles, voilà ce que Vandeweerde a admirablement saisi.
Mathieu Macheret
CRITIKAT.COM, 30/11/2011
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