En quatre jours, les manifestations contre la candidature d’Abdoulaye Wade à l’élection présidentielle du 26 février ont fait 6 morts. Les violences ont embrasé plusieurs villes du Sénégal et le quitus que le chef de l’Etat sortant a reçu du Conseil constitutionnel, pour briguer un troisième mandat jugé illégal par l’opposition, ouvre aujourd’hui la porte à tous les dangers.
La principale faiblesse des processus démocratiques en Afrique est en passe de déstabiliser le Sénégal. Comme au Togo, en Côte d’Ivoire ou en RD Congo récemment, la présidentielle est arrivée dans une des «démocraties modèles» du continent pour creuser des lignes de fractures qui poussent le pays vers un précipice aux profondeurs encore insoupçonnées.
Depuis deux ans que la candidature du président Wade pour un troisième est contestée par l’opposition, parce que jugée anticonstitutionnelle, l’escalade est allée crescendo dans la défiance populaire. Une défiance qui a explosé le 27 janvier dernier, quand le Conseil constitutionnel a donné son quitus au président sortant pour lui permettre de participer à l’élection présidentielle du 26 février prochain. Des manifestations survenues après un rassemblement de l’opposition à Dakar ont fait un mort parmi les forces de sécurité. Et depuis le 29 février que la même institution a débouté l’opposition de ses recours contre cette candidature, on semble avoir franchi le point du non-retour.
Désormais, c’est dans la confrontation violente que les antagonismes qui ont longtemps divisé le pouvoir et l’opposition sénégalaise semblent destinés à trouver leurs solutions. Les images que projette le Sénégal renvoient aux dynamiques insurrectionnelles qui ont fait vaciller ou chuter des régimes dictatoriaux et anti-populaires en Afrique. Le «Wade dégage» s’affiche comme le «Ben Ali dégage» d’il y a juste un an. Et un des systèmes jugés parmi les plus démocratiques sur le continent, naguère cité en référence, vacille. Le pouvoir n’est certes pas dans la rue, les dernières soupapes n’ont pas sauté et il ne flotte guère dans les airs les parfums d’une alternative révolutionnaire. Mais il est certain que le Sénégal est loin de vivre juste une simple jacquerie et que la situation actuelle accouchera d’un nouvel ordre. C’est son ampleur et ses contours qui tardent à se dessiner, les acteurs étant plus porteurs de mots d’ordre de changement que de tendances vers une véritable rupture systémique.
Sur la recevabilité de la candidature de Wade, les débats ont charrié depuis deux ans toutes les passions intellectuelles. C’est en s’appuyant sur l’interprétation d’un texte de la Constitution assez flou dans sa rédaction que le chef de l’Etat sénégalais s’est inscrit dans la logique de s’accrocher au pouvoir. Mais l’imprécision du texte dont il a été l’inspirateur en 2001, un an après son arrivée au pouvoir, n’est pas assez énorme pour cacher la forfaiture (1). La posture adoptée par Wade résiste même difficilement à la morale de la parole donnée. Car après son élection pour un deuxième mandat, en 2007, c’est lui-même qui disait, au regard des mêmes dispositions constitutionnelles aujourd’hui invoquées, qu’il était arrivé au terme de son parcours. Pour avoir «blindé» la Constitution, affirmait-il, il ne lui était plus possible de postuler à un troisième mandat.
Dans la tête du président sénégalais germait alors l’idée d’une dévolution monarchique du pouvoir, après qu’il aura tiré sa révérence. Mais l’échec de son fils Karim à se positionner comme un héritier en puissance a grippé la machine. L’extraordinaire étendue de ses responsabilités dans la gestion des affaires de l’Etat (2) et l’intense marketing politique qui l’accompagnent n’ont jamais suffi à lui donner la légitimité politique nécessaire.
Après cet échec à réaliser ce que feu Omar Bongo a pu faire pour son fils, ou Eyadema pour le sien, Wade a vu les alternatives de succession sécurisée se déliter autour de lui. Dans le Parti démocratique sénégalais (PDS) qu’il dirige, aucun leader de grande stature n’a pu émerger sous sa pesante ombre tutélaire. Ecrasant de personnalité et d’autorité, rasant les têtes aptes à émerger, il a castré les ambitions qui pouvaient s’affirmer et inhibé les capacités à même de s’exprimer sur le terrain politique. Des révoltés s’en sont allés grandir ailleurs, (3) qui se positionnent aujourd’hui en adversaires. Les alliés qui ont eu à se fédérer autour de son parti, et de sa personne en particulier, ne pèsent pas lourd dans la mobilisation politique.
A 86 ans, Wade cherche donc un autre mandat de cinq ans comme un boxeur se lance dans le combat de trop. Car, pour lui, quitter le pouvoir sans laisser une continuité sécurisée revient à ouvrir une boîte de Pandore. Les douze ans du régime de l’alternance qu’il a conduits ont été un long règne de mal gouvernance, de prédation des biens publics, de perversion des mœurs politiques, d’enrichissements rapides et injustifiables tels que les scandales qui couvent derrière les rideaux de la République épargneront peu de têtes. Le syndrome est si profond dans les allées du pouvoir qu’un ministre s’est laissé allé à dire publiquement, en substance : «Si nous perdons le pouvoir, nous irons tous en prison.» Karim Wade, au regard des dossiers importants qu’il a eu à gérer sans jamais en rendre compte, fait partie de ceux qui sont le plus attendus au tournant des «explications devant l’histoire».
Las de voir son fils peiner à s’imposer sur le terrain politique, Me Wade avait cherché la parade dans une énième manipulation de la Constitution, avec le projet d’une vice-présidence taillée sur mesure pour ouvrir les portes du pouvoir à Karim. C’est là que commença à souffler le vent de la révolte. Le 23 juin 2011 où l’Assemblée nationale devait voter le projet de loi y afférant, une manifestation organisée par l’opposition devant le siège du Parlement fit vaciller la République. Des émeutes inédites par leur ampleur et par l’intensité des confrontations avec les forces de sécurité installèrent Dakar dans un chaos inédit. Le soir tombant, alors que se dessinait une nuit incertaine, le président Wade fit retirer son projet de loi.
Deux acquis politiques émergeront de cette journée décisive. D’abord la naissance du M23 (Mouvement du 23 juin) qui fédère les partis d’opposition et les organisations de la société civile. Ensuite la confirmation de Y en a marre, un mouvement de contestation lancée par des rappeurs, comme une force dynamique et représentative d’un ras-le-bol qui va au-delà des jeunes marqués par les incertitudes d’un avenir à construire, pour embraser de larges couches de la société. L’objectif de Y en a marre était de promouvoir un «Nouveau Type de Sénégalais» (NTS). Le visage de ce dernier s’est exposé à la face du monde ce 23 juin 2011, au terme d’un accouchement violent mais salvateur.
Aujourd’hui le M23 cristallise la contestation radicale d’une troisième candidature à la présidentielle pour Wade. Les manifestations pacifiques auxquelles elle avait appelé le 27 février à Dakar, et qui avaient fini par dégénérer (mort d’un policier), se sont propagées à l’intérieur du pays comme une ligne de feu, embrasant plusieurs villes. Elles se sont poursuivies les jours suivants, occasionnant deux morts à Podor, ville du nord d’u Sénégal. Le 31 janvier, le M23 a encore sonné l’appel à converger vers un lieu de rassemblement qui commence à devenir emblématique : la place de l’Obélisque. Les affrontements qui ont suivi ont fait 2 autres morts, portant le total à 5 décès au moins.
La force de ce mouvement contestataire qui se structure depuis plusieurs mois tient au fait qu’elle dépasse les chapelles politiques au sein de l’opposition, au fait qu’elle s’appuie sur des organisations à ancrage et à réseaux sociaux assez larges, de même qu’elle surfe sur une révolte populaire nourrie par la crise. Des segments représentatifs comme les syndicats y concourent, mobilisés qu’ils sont dans des grèves régulières qui en ajoutent à la dynamique contestataire.
Le défi, pour l’opposition sénégalaise, est de maintenir cette mobilisation. Avec la campagne électorale qui démarre le 5 février, les urgences peuvent se transférer ailleurs. Même opposés à la candidature de Wade qui se trouve déjà validée par le Conseil constitutionnel, certains partis sont dans la logique de participer à la présidentielle. Dès lors, le risque est de voir le point principal de la contestation actuelle devenir secondaire. Une fois lancées dans des initiatives solitaires de campagne électorale, les différentes formations qui fondent le M23 vont voir leurs solidarités se distendre ou se rompre. Ainsi les intérêts politiques sectoriels risquent de prendre le pas sur les convergences qui ont cimenté le mouvement. On a déjà vu les limites de l’unité d’action au sein de l’opposition sénégalaise, quand il s’est agi de chercher un candidat unique en direction de la présidentielle. Les ententes supposées prévisibles, du moins possibles, avaient volé en éclats.
L’électoralisme risque ainsi de devenir la principale menace contre cette mobilisation. La fragilité du régime d’Abdoulaye Wade et l’impression d’être face à un régime arrivé en fin de cycle dopent les ambitions politiques des uns et des autres. Ils sont treize candidats à avoir vu leur dossier validé par le Conseil constitutionnel, pour faire face à Abdoulaye Wade, et l’unique point de convergence qu’ils ont est de vouloir empêcher la participation de ce dernier à l’élection. Mais il n’en existera sans doute aucun pour bouder la campagne et s’ancrer dans les formes actuelles de protestation.
Or la fragilité du régime de Wade s’accroît, aujourd’hui que Washington et Paris, les capitales occidentales les plus influentes, ont pris leurs distances. D’un côté comme de l’autre, les pressions se font douces ou insistantes, à des échelons plus ou moins élevés, pour pousser le président sénégalais à renoncer à briguer un troisième mandat. Le secrétaire d’Etat adjoint américain William Burns s’est prononcé dans ce sens à l’occasion du sommet de l’Union africaine à Addis Abeba, soulignant ainsi : «Nous sommes préoccupés par le fait que la décision du président Wade de solliciter un troisième mandat (…) pourrait mettre en péril la démocratie, le développement démocratique et la stabilité politique que le Sénégal a bâtis sur le continent au cours des décennies.» Du côté de Paris, le ministère f des Affaires étrangères a publié un communiqué pour se déclarer « extrêmement préoccupé par la mise en garde à vue des membres du M23 et notamment celle de son porte-parole, M. Alioune Tine, également président de la Rencontre africaine pour les droits de l’Homme (RADDHO) survenue samedi 28 janvier (NDLR : il a été libéré). Face aux multiples arrestations, la France rappelle son attachement au respect des procédures judiciaires et des droits de la défense. Nous condamnons, par principe, toute instrumentalisation de la justice à des fins politiques.»
Instrumentalisation de la justice ? On peut même parler d’instrumentalisation des institutions dans leur ensemble. C’est un de pires maux de cette République qui se délite. Quelques semaines avant l’examen des dossiers des candidats à l’élection présidentielle, les membres du Conseil constitutionnel ont fait partie des bénéficiaires de largesses financières octroyées par le chef de l’Etat, avec une indemnité mensuelle de 5 millions de francs (environ 7600 euros), entre autres privilèges. Quels que puissent être les raisons ou les justifications de cette décision, c’était le mauvais cadeau au pire moment.
NOTES
1) L’ambiguïté au niveau de la Constitution tient en ces deux dispositions : «Article 27 :La durée du mandat du Président de la République est de sept ans. Le mandat est renouvelable une seule fois.
Cette disposition ne peut être révisée que par une loi référendaire.
Article 104 : Le Président de la République en fonction poursuit son mandat jusqu’à son terme.
Toutes les autres dispositions de la présente Constitution lui sont applicables.»
2) – Après avoir dirigé l’Agence de l’Oci chargé des grands travaux préparatoires aux travaux de l’Organisation de la conférence islamique en 1989, gérant des centaines de milliards de francs, il a ensuite nommé ministre de la Coopération internationale, des Transports Aériens, des Infrastructures et de l’Énergie
3 – Anciens Premiers ministres et personnes influentes du PDS, Idrissa Seck et Macky Sall dirigent des partis d’opposition parmi les plus représentatifs aujourd’hui. D’autres animent aussi des formations politiques de l’opposition.
* Tidiane Kassé est rédacteur en chef de l’édition française de Pambazuka News
PAMBAZUKANEWS, 1/2/2012
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