REPORTAGE • Après vingt et un ans de cessez-le-feu, la jeunesse sahraouie perd confiance dans le processus politique et dans le Front Polisario. Rencontres en exil.
DE RETOUR DE TINDOUF
Ahmed Lehbib-Abdi appartient à la première génération sahraouis née dans les camps de réfugiés. Comme des dizaines de milliers de compatriotes, ses parents ont fui leur terre – le Sahara occidental – au début de la guerre qui a opposé le Front Polisario au Maroc entre 1975 et 1991 pour s’installer de la province de Tindouf, en Algérie. Ils imaginaient rester une saison, tout au plus, dans cette partie du désert réputée pour la rigueur de son climat. Mais les camps de khaimas (tentes traditionnelles) du début ont progressivement été ceintes de maisons précaires au gré des naissances. Le cessez-le-feu onusien, qui sonnait en 1991 comme la promesse d’une autodétermination prochaine, n’a été suivi d’aucune avancée diplomatique.
Aujourd’hui, alors que ceux de l’âge d’Ahmed deviennent parents à leur tour, l’horizon paraît plus que jamais bouché. L’ONU assiste sans mot dire à la colonisation du Sahara occidental, à coups de subventions, attirant des familles marocaines dans le besoin.
Exil étudiant
«La RASD (la République sahraouie basée en Algérie et sur une petite partie méridionale du Sahara occidental, ndlr) dit que nous devons être patients. Mais notre génération en a assez, assène Ahmed. Cela fait dix ans que l’ONU diminue son aide. Maintenant, on a vraiment l’impression d’être au pied du mur et de ne plus avoir rien à perdre. Notre terre est l’une des plus riches du monde et nous vivons grâce à des aides humanitaires, ce n’est pas normal.»
A Smara, le camp où il est né, Ahmed s’exprime, imperturbable, en dépit du brouhaha joyeux qui envahit la pièce. Une quinzaine de voisins et amis préparent le thé et discutent.
Militant depuis l’âge de 12 ans, Ahmed Lehbib-Abdi est secrétaire général du syndicat des étudiants sahraouis, l’UESARIO. Des jeunes qui, pour se former, sont contraints à l’exil. Et malgré la solidarité des pays d’accueil, leur vie est loin d’être une sinécure. «Les aides internationales incluent le loyer et les frais de scolarité, mais pas toutes les autres dépenses. Pour ceux dont les familles vivent dans les camps, sans aucune ressource, cela peut prendre beaucoup plus longtemps que les autres de terminer un cycle d’études.»
Partis en Algérie, en Espagne ou à Cuba, les diplômés doivent, au retour, se réadapter à la vie des camps et inventer des solutions pour trouver du travail. Certains deviennent chauffeurs ou tiennent une petite boutique; d’autres se rêvent infirmiers. Mais les postes sont rares et la majorité des jeunes est inactive.
Lamina, 21 ans, a vécu en Andalousie pendant deux ans, où elle a étudié l’espagnol et l’arabe. Faute de moyens, elle a dû rentrer. Elle travaille ponctuellement pour des festivals et des événements sportifs organisés par des ONG espagnoles.
D’autres encore tracent habilement leur route et trouvent dans l’activisme matière pour une carrière internationale. Majra, 25 ans, travaille à la librairie de l’English School tous les jours, de 9h à midi. Elle a été la première diplômée sahraouie de cette école fondée en 2005 par des missionnaires américains. Désormais parfaite anglophone, et militante à temps partiel, Majra a participé en décembre 2011 au 17e Festival mondial de la jeunesse et des étudiants qui s’est tenu à Pretoria, en Afrique du Sud. Une délégation de cent un Sahraouis était présente, dont deux tiers de la diaspora.
«Le rôle de l’UESARIO est avant tout politique, souligne Ahmed. Pour nous, chaque étudiant est un messager potentiel, un miroir de notre cause. Il est crucial d’être actifs et de donner une visibilité à notre peuple.» «La plupart des gens ne connaissent pas notre situation, analyse Majra. Mais quand on raconte l’histoire des camps, de l’occupation, ils s’intéressent, ils sont touchés.»
Printemps arabes
Des deux côtés de la frontière, la génération d’Ahmed bout. Si l’ONU a perdu depuis longtemps tout crédit, c’est désormais le Polisario qui est contesté. Les jeunes n’acceptent plus la politique de statu quo réitérée lors du dernier congrès du Front, en décembre 2011. Sur fond de conflit intergénérationnel, le scénario d’une reprise des armes contre l’occupant est de plus en plus populaire.
«Dans la présentation que j’ai faite à Pretoria, se souvient Majra, j’ai évoqué les printemps arabes. Beaucoup de gens de chez nous pensent que ce qui s’est passé en octobre 2010 (au Sahara Occidental, ndlr) a été le vrai précurseur des révolutions.» Quelques semaines avant l’immolation de Mohamed Bouazizi, l’installation d’un «camp de protestation» à 12 km de Laâyoune, avait entraîné des affrontements brutaux. Selon les chiffres de Rabat, dix policiers auraient perdu la vie. Le Polisario a, pour sa part, annoncé la perte de dix civils et la disparition de cent soixante-neuf personnes.
Depuis, la situation dans les territoires occupés demeure tendue. «Nous soutenons nos amis en manifestant aussi de notre côté. Là-bas, leur vie est très dure, ils sont constamment interpellés par la police et certains n’osent même plus aller à l’école», selon Majra
Le 27 février dernier, anniversaire de la création du gouvernement en exil, six étudiants sahraouis ont été emprisonnés à Salé (Maroc) pour avoir manifesté contre la mort d’un des leurs. «En tout, depuis 2007, trois étudiants ont été tués par les autorités marocaines», affirme Ahmed. Procès bâclés, torture, viol: les militants manquent cruellement de leviers diplomatiques pour faire face à la répression. Malgré la parution de nombreux rapports d’ONG, le silence de la communauté internationale reste la norme.
Reprendre les armes?
Mais l’heure n’est pas à la résignation. «Les organisations de jeunes n’ont jamais été aussi mobilisées», affirme Majra. «C’est très possible qu’il se passe bientôt quelque chose.»
Symptomatique de la colère qui monte, le congrès du Front a été «très conflictuel». «Nous ne pouvons attendre vingt ans de plus. Il faut trouver un moyen de débloquer la situation. Et le seul moyen d’agir dans le contexte actuel, c’est de reprendre les armes, insiste Ahmed. Beaucoup de jeunes y pensent.»
Le Courrier (Suisse), 19/05/2012
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