Libye, Afrique et Africom : une catastrophe en cours

L’étendue de la tragédie que l’OTAN et ses alliés ont engendrée en Libye devient de plus en plus tristement évidente avec chaque jour qui passe. Les estimation sur le nombre des victimes varient, mais il semble qu’il y en ait eu au moins 50 000 ; à vrai dire, le ministère de la Défense britannique se vantait déjà en mai dernier que la massacre avait fait 35 000 morts. Mais ce chiffre ne cesse d’augmenter. La destruction des forces de l’Etat par le blitzkrieg Anglais, Français et Etasunien a laissé le pays dans un état de totale anarchie – au pire sens du terme.
Les anciens « rebelles », qui n’avaient rien d’autre pour les unir que la volonté temporaire de servir de soldats au sol à l’OTAN, se retournent les uns contre les autres. Cent quarante-sept ont été tués au cours d’un conflit interne dans le sud de la Libye plus tôt dans l’année, et ces dernières semaines des bâtiments gouvernementaux – dont les quartiers du Premier ministre – ont été attaqués par des « rebelles » qui réclamaient leurs salaires. Quelque 1,4 milliards de dollars leur ont déjà été versés – ce qui prouve une fois de plus que c’étaient les forces coloniales de l’OTAN, et non Kadhafi, qui employaient des « mercenaires » – mais les règlements ont été suspendus le mois dernier à cause du népotisme généralisé. 
La corruption devient générale – 2,5 milliards de revenus du pétrole qui devaient être remis au Trésor public se sont évanouis. Les ressources libyennes sont maintenant pillées à la fois par les multinationales pétrolières et par une poignée de familles issues des nouvelles élites du pays ; un schéma néocolonial classique. L’utilisation des ressources pour de grands projets d’infrastructure comme la Grande Rivière Artificielle (1) ainsi que la hausse massive du niveau de vie des habitants pendant les quatre dernières décennies (l’espérance de vie des Libyens est passée de 51 à 77 ans depuis l’arrivée au pouvoir de Kadhafi en 1969) ne sont apparemment déjà plus que des souvenirs, hélas.
Mais malheur à celui qui oserait le dire aujourd’hui. Il a été décidé il y a longtemps qu’aucun partisan de Kadhafi ne serait autorisé à participer aux élections à venir, mais des décisions encore plus drastiques viennent d’être prises. La loi 38, que le nouveau gouvernement imposé par l’OTAN a votée le mois dernier, a créé un nouveau crime : la « glorification » de l’ancien gouvernement ou de son leader est punie d’une peine qui peut aller jusqu’à l’emprisonnement à vie. Un commentaire aussi vague que de dire que les choses allaient mieux sous Kadhafi tombe-t-il sous le coup de la loi ? La loi est volontairement assez vague pour permettre toutes les interprétations. C’est la porte ouverte à la persécution étatique institutionnalisée.
La loi 38 est encore plus révélatrice du mépris du gouvernement pour l’é>etat de droit – un gouvernement, souvenez-vous, qui n’a toujours pas le moindre mandat populaire et dont le seul pouvoir repose sur les forces armées coloniales. Cette loi accorde l’immunité à tous ceux qui ont commis des crimes dans le but « de promouvoir ou de protéger la révolution ». Les responsables du nettoyage ethnique de Tawergha – telle que « la brigade pour purger le pays des noirs », comme elle s’est elle-même nommée – peuvent tranquillement continuer leur chasse aux réfugiés de la ville sachant qu’ils ont la loi de leur côté. Les responsables des massacres de Syrte et d’ailleurs n’ont rien à craindre. Ceux qui ont participé à la torture généralisée des prisonniers peuvent continuer à le faire en toute impunité – tant que cela « protège la révolution » – autrement dit tant que cela maintient la dictature de l’OTAN et du Conseil National de Transition (CNT).
Voilà la Libye d’aujourd’hui : la guerre civile y fait rage, les ressources sont pillées, la société s’effondre et le fait d’exprimer le regret du temps où la Libye était prospère et en paix est puni comme un crime tandis que le lynchage et la torture ne sont pas seulement permis mais encouragés.
De plus le désastre a dépassé les frontières. La déstabilisation de la Libye s’est propagée au Mali où elle a engendré un coup d’Etat et la fuite d’innombrables réfugiés – notamment parmi les noirs immigrés en Libye – vers les pays voisins ; ces réfugiés en essayant d’échapper à la fois aux attaques aériennes et au lynchage ont ajouté aux difficultés économiques d’autres pays. De nombreux combattants libyens qui ont fini leur travail en Libye sont maintenant transférés en Syrie par leurs maîtres impérialistes pour y répandre aussi leur violence sectaire.
Et chose plus inquiétante encore pour le continent africain, AFRICOM – le commandement militaire étasunien – progresse dans le sillage de l’agression contre la Libye. Ce n’est pas par hasard que seulement un mois après la chute de Tripoli – et au cours du mois où Kadhafi a été assassiné (octobre 2011) – les Etats-Unis ont annoncé qu’ils envoyaient des troupes dans pas moins de quatre pays africains – la République Centrafricaine, l’Ouganda, le Soudan du Sud et la République Démocratique du Congo. Et AFRICOM vient d’annoncer 14 importantes manoeuvres militaires conjointes dans les pays africains en 2012, ce qui ne s’était jamais vu. La reconquête militaire de l’Afrique est en bonne voie.
Rien de tout cela n’aurait été possible avec Kadhafi au pouvoir. En tant que fondateur, principal donateur et ancien président élu de l’Union Africaine, il exerçait une grande influence sur le continent. C’est en partie grâce à lui que les Etats-Unis ont été forcés d’installer le quartier général d’AFRICOM à Stuttgart en Allemagne quand l’organisme a été créé plutôt qu’en Afrique ; ils avaient offert de l’argent et des investissements à des gouvernements africains mais ces derniers ont refusé d’accueillir leurs bases. On estime que la Libye du temps de Kadhafi avait investi à hauteur de 150 milliards de dollars en Afrique et la proposition libyenne, avec un apport de 30 milliards de dollars à la clé, de mettre en place une Banque de développement de l’Union Africaine aurait sérieusement diminué la dépendance financière de l’Afrique à l’Occident. Bref, la Libye de Kadhafi était le seul obstacle notable à la pénétration d’AFRICOM en Afrique.
Maintenant qu’il n’est plus, AFRICOM met les bouchées doubles. L’invasion de l’Irak et de l’Afghanistan ont montré les guerres qui faisaient des victimes occidentales n’étaient pas populaires en Occident ; AFRICOM est conçu pour que, dans les guerres coloniales qui seront lancées contre l’Afrique, ce soient les Africains eux-mêmes qui se battent et meurent et non des Occidentaux. Les forces de l’Union Africaine doivent être intégrées à AFRICOM sous commandement étasunien. Kadhafi ne l’aurait jamais accepté ; c’est pourquoi il devait être éliminé.
Et pour avoir une idée de ce que sera l’Afrique sous la tutelle d’AFRICOM, il suffit de regarder la Libye, le modèle africain de l’OTAN : un Etat condamné à des décennies de violence et de traumatisme et complètement incapable de nourrir sa population et de contribuer à l’indépendance de la région ou du continent. Il faut absolument mettre un terme immédiat au nouveau colonialisme militaire en Afrique.
NOTES : 

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