Le rabbin Serfaty : «Les juifs doivent dénoncer les discriminations»

Le rabbin Michel Serfaty, président de l’AJMF
Trois jeunes de confession juive ont été agressés à Lyon récemment. Comment expliquez-vous cette recrudescence de la violence liée à la religion ?
J’ai la chance de faire le tour de la France depuis 8 ans. Je peux prétendre affirmer que je reste l’un des rares juifs de France qui va à la rencontre de la jeunesse musulmane des zones urbaines sensibles pour discuter et échanger avec elle. Ma conclusion est simple. Sur dix jeunes que je croise, deux – ce qui représente environ 10 à 20% de la jeunesse -, expriment un rapport aux juifs biaisé du fait d’une accusation qui est portée, contre nous les juifs, d’être le soutien du sionisme parce que nous ne dénonçons pas les instances juives nationales françaises qui soutiennent Israël. Alors, quand on entend un discours qui est récurrent et qui est le même pratiquement dans toute la France, j’arrive à dire que c’est le discours classique des mouvances islamistes qui montent en France qui dénoncent les juifs pour avoir dévoyé leur judaïsme du fait de leur soutien au sionisme. Parmi les cas avec lesquels je discute, qui me prennent la main et me saluent et avec lesquels j’établis des relations chaleureuses, j’entends régulièrement cette réponse : «Oui à l’amitié, mais à condition…». C’est-à-dire qu’ils ressentent que l’amitié doit passer d’abord par la dénonciation du sionisme. Voilà grosso modo comment j’explique les actes de violence. Bien entendu, il faut ajouter à cela l’échec de l’intégration et le contact avec certains imams qui sont à la limite de l’antisémitisme mais qui, fort heureusement, sont minoritaires et ne représentent pas la majorité des imams qui prônent un discours beaucoup plus noble et beaucoup plus respectable.
Vous avez été vous-même victime d’une agression en 2003. Comme réponse à vos agresseurs, vous avez créé une association d’amitié interreligieuse. Mais le fossé entre les communautés juive et musulmane semble toujours aussi large près de dix ans plus tard. Pourquoi, selon vous, malgré tous ces efforts de pacification ?
Je tiens à faire une précision que je répète depuis l’agression que j’ai subie. Je dis de la façon la plus ferme : il n’y a aucun lien entre l’agression que j’ai subie et la décision que j’ai prise de me lancer dans la construction de l’amitié judéo-musulmane. La raison qui m’a poussé, en fait, à prendre cette initiative est venue de l’intérieur. Ce sont trois organisations importantes en France qui connaissaient mon implication dans le dialogue judéo-chrétien depuis quarante ans, qui m’ont sollicité pour me lancer dans pratiquement la même chose. Ces gens m’ont demandé si je pouvais être «indifférent à ce qui se passe». J’ai répondu que mener une action dans un arrondissement ou un quartier pour tenter d’apporter une solution était une erreur, face à des agressions qui ne cessent pas d’augmenter…
Contre la communauté juive uniquement ?
Contre la communauté juive, on en recensait une vingtaine en moyenne avant l’Intifada. Lorsqu’Ariel Sharon a foulé l’esplanade des Mosquées, on a observé une recrudescence des actes anti-juifs recensés par les ministères de l’Intérieur et de la Justice, lesquels sont passés de 20 à 1 560 en 2005. Face à cette situation donc, j’ai répondu que je ne voyais pas d’autre solution que d’aller à la rencontre de nos concitoyens musulmans à qui je me présenterai dans ma tenue la plus simple de Français de confession juive. C’est là que je me suis lancé dans cette action de terrain. Quand j’ai convoqué mon premier conseil d’administration pour le consulter sur la stratégie à adopter, les uns et les autres me disaient qu’ils allaient m’obtenir les salons du Sénat, de l’Assemblée nationale, de la Sorbonne, etc. A ceux-là, j’ai répondu que moi, qui suis de carrière universitaire depuis quarante ans et qui ai passé ma carrière entière dans les salons, j’estime que ce n’est pas dans les hauts lieux de la culture que vous allez entreprendre de nouer l’amitié entre juifs et musulmans ; cette action doit être menée dans les quartiers. Par conséquent, il faut faire le tour de la France, aller dans les quartiers des banlieues sensibles et se rapprocher de la population. J’ai proposé que nous fassions appel à une équipe de psychologues et d’animateurs pour que, ensemble, nous allions dans ces quartiers.
Où en est votre initiative sur le terrain neuf ans après son lancement ? 
Si, aujourd’hui, je devais faire la somme de ces tours effectués dans toute la France, je dirais que je rencontre une moyenne de 12 à 14 000 personnes par an. Nous avons aujourd’hui une quinzaine d’antennes dirigées chacune par un juif et un musulman. Ces représentations locales nous donnent la «température» des relations de l’islam au judaïsme en France. Certes, il y a une mouvance de l’islam de France, représentée par l’UOIF (Union des organisations islamiques de France) qui m’a dit clairement, lorsque j’ai contacté ses responsables et leur ai proposé de travailler ensemble, que l’initiative ne les intéressait pas. Néanmoins, je rencontre des Musulmans de tous les pays, des Maliens, des Mauritaniens, des Algériens, des Marocains, des Turcs, etc., et même des adhérents de l’UOIF.
Qu’en est-il des autres organisations musulmanes ?
Je puis vous assurer que nous avons des relations merveilleuses avec toutes les autres organisations musulmanes. J’ai comme mentor, et j’en suis très honoré, le recteur de la Mosquée de Paris, le docteur Dalil Boubakeur, et ce depuis neuf ans. Nous avons fort à faire, certes, pour pouvoir changer les mentalités, mais quand on approche nos interlocuteurs humainement, on sent cette frustration, on comprend leur situation de détresse, la souffrance qu’ils vivent à cause des discriminations. Je n’ai pas d’hésitation à lancer un appel à la communauté juive pour partager les souffrances et dénoncer ces discriminations dont les jeunes immigrés sont les premières victimes en France.
Ces efforts ne sont-ils pas annihilés par une surmédiatisation de ceux qui prônent la violence ? Il n’y a qu’à voir comment l’affaire Merah a été traitée… 
Je comprends votre remarque. Effectivement, en France, les médias se focalisent à chaque fois sur les actes antisémites. Pourtant, des centaines d’actes racistes contre les Africains, les Portugais, etc., sont recensés chaque année. Quand je consulte les chiffres et procède à des comparaisons, je constate que la religion la plus agressée aujourd’hui, c’est la religion catholique dont les lieux de culte subissent en moyenne 300 à 500 actes d’agression par an, alors que les actes xénophobes contre les musulmans tournent autour de 200 à 250 par an. Les actes anti-juifs, quant à eux, connaissent une recrudescence après l’affaire Merah, estimés à 360 par an. Dans les deux mois qui ont suivi cette affaire, il y a eu environs 90 actes supplémentaires contre la communauté juive.
Par qui ces actes sont-ils commis ? 
D’une manière générale, lorsque la commission des droits de l’Homme rend publics ses résultats dans les médias, elle parle des auteurs de ces crimes, mais comme la loi française interdit d’annoncer publiquement l’ethnie et la couleur, on ne peut que faire des déductions ou établir l’ethnie à partir des noms des agresseurs, des lieux où les actes sont déroulés. Mais nous constatons d’ores et déjà que les actes contre les musulmans et les chrétiens sont commis par des chrétiens de l’extrême droite opposés au catholicisme, qui agissent au sein de mouvements anticatholiques, ainsi que par des extrémistes islamistes. Ces actes sont parfois aussi commis par des voyous qui s’intéressent aux œuvres d’art des églises. Quant à ceux commis contre des juifs, ils sont, pour la plupart, le fait de personnes issues de l’immigration africaine et maghrébine.
Les trois religions monothéistes prônent la paix et l’amour. Pourquoi ces mêmes religions sont-elles devenues une source de haine et de guerre ? Est-ce parce qu’elles n’arrivent pas à passer le message ? Sont-elles mal comprises ? 
Je peux vous assurer que tous les imams que je rencontre prônent un véritable discours de paix et de tolérance. Ces imams me disent qu’ils évitent d’aborder le conflit israélo-palestinien parce qu’il envenime nos relations. Si en politique, nous pouvons avoir des opinions divergentes, il en est de même de nos opinions sur ce conflit. Par contre, les trois religions prônent la paix, si bien que nous avons franchi des pas exceptionnels dans notre quête d’amitié. Aujourd’hui, notre organisation est devenue un acteur reconnu dans les cercles des échanges judéo-chrétiens. C’est précisément pour cela qu’il m’a été demandé de m’impliquer dans le dialogue judéo-musulman. Entre musulmans et chrétiens, les relations existent ; il y a des rencontres régulières. Entre juifs et musulmans, nous avançons progressivement, nous gagnons du terrain. Je peux dire sans risque de me tromper que, malgré le discours extrémiste des salafistes, la grande majorité de musulmans de France est une majorité silencieuse, désireuse de développer des relations de paix. Je ne peux m’empêcher de croire que les religions sont un facteur de rapprochement et que les extrémistes des trois religions sont, en fait, très minoritaires. Nous sommes fiers qu’en France, aujourd’hui, plus de 2 700 mosquées soient officiellement reconnues par l’Etat. C’est un progrès tout à fait net malgré les accidents de l’histoire.
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi et Sarah H.

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