Le retour aux sources, par Yves Bonnet,

Ces retrouvailles auraient pu et dû se produire plus tôt, quand il était encore temps de ne pas se lancer aveuglément dans l’aventure libyenne dont, avec un maigre recul, on perçoit déjà combien elle s’avère contraire à nos intérêts comme à nos principes : les représentations algériennes, raisonnables et circonstanciées, furent ignorées par un Président français en quête de gloire militaire, encouragé par les trublions de service, philosophes de pacotille aux arrière-pensées aisément décryptables. La France, malheureusement, avait pris l’habitude d’aller se mêler des affaires des autres, avec des habillages juridiques plus que contestables, tels que le « devoir d’ingérence humanitaire » qui ne s’applique qu’à l’endroit de certains pays ou peuples et semble privé d’effets en Palestine ou dans l’hémisphère américain ou le droit de poursuite qui autorise la poursuite de criminels dans des territoires où ils ne sont pas ou encore le droit d’ « intervention universelle » qui est reconnu à l’OTAN, auto-érigée en justicier universel. C’est ainsi que la Bosnie, le Kosovo, la Serbie puis l’Afghanistan devinrent le théâtre d’engagements militaires en contravention avec les principes fondateurs de l’ONU qui posent comme règle intangible le respect de la souveraineté nationale. 
Mieux vaut tard que jamais : le retour de la France à une observance plus rigoureuse de l’indépendance des Etats, à laquelle l’Algérie, depuis son accession à la souveraineté nationale, s’est strictement tenue, rend à la « vieille puissance » coloniale une écoute internationale mieux conforme à son génie et à son passé révolutionnaire. Signataire d’accords de coopération et de développement ainsi que d’assistance militaire avec ses anciens partenaires de la Communauté voulue par le général de Gaulle comme le prolongement rééquilibré de la décolonisation, la France a maintenu dans les anciennes AEF et AOF redistribuées en Etats nationaux, plus ou moins cohérents, une présence armée. Celle-ci fut la providence de certains régimes au temps de la « Françafrique » mais, au fil des années, devint plus discrète et justifiée, même si certains épisodes comme celui, récent, de la Côte d’Ivoire peuvent donner à réfléchir. 
Ne faisons pas la fine bouche : c’est ce dispositif militaire qui aujourd’hui a constitué le roc sur lequel est venue se briser la déferlante islamiste dans une région où les erreurs passées ont failli se payer très cher. De ces erreurs, nous sommes tous comptables, et si nous voulons bien en convenir et en chercher les corrections, nous aurons durablement consolidé la paix régionale. Les anciennes puissances coloniales ont quitté leurs positions assises sur la force en laissant ouverts plusieurs dossiers desquels je retiendrai celui du Sahara occidental et des Sahraouis et celui du Sahara méridional et des Targuis. Faute de comprendre que les notions d’appartenance communautaire et de territorialité ne se confondent pas nécessairement, nous commettons la faute répétitive qui interdit le règlement de problèmes comme ceux des Druses, des Kurdes, de peuples qui ont, tout autant que les autres, le droit à leur spécificité, à leur langue, à leur culture, sans pour autant se fondre au sein de nations où le seul statut qui leur soit offert est celui de minorités soumises. Nous sommes ainsi confrontés au « problème touareg » qui n’est pas sans une forte incidence sur le règlement durable de la crise sahélienne. Il faut dire qu’en France le peuple touareg jouit d’un apriori sympathique en ce qu’il participe de la nostalgie que fait lever en nous l’évocation de toute une littérature, enrichie des romans de Joseph Peyré ou de Roger Frison-Roche. Plus proche de nous, le rappel des faits qui ont accompagné l’indépendance des colonies de ce que l’on appelait alors l’Afrique noire est indispensable au recadrage du sujet. Nous sommes en 1960 à Kidal, au Mali. Les chefs traditionnels targuis écrivent au général de Gaulle ; ils sont accompagnés dans leur démarche par leurs frères de Tombouctou et d’Agadez, au Niger. Ces hommes du désert nomadisent avec leurs troupeaux et leurs familles dans ces espaces immenses sans se soucier des limites que d’autres hommes, eux sédentaires, vont tracer avec une règle et un crayon et qui leur seront imposées avec le joli nom de « frontières ». Ils sont illettrés, mais ils comprennent qu’un piège se referme sur eux. C’est un remake avant la lettre d’un album de Lucky Luke : « Des barbelés dans la prairie », le croisement de deux modes de vie, inconciliables, avec, en surimpression, un antagonisme racial qu’il serait vain d’ignorer. On ne se mélange pas entre « seigneurs du désert » et paysans africains avec lesquels se pose le contentieux, peut-être millénaire, de l’esclavage ; et comme, de surcroît, on n’aime pas les « Arabes » du nord, on le signifie au président de la République française qui s’en soucie comme d’une guigne. En fait et depuis toujours, les Touaregs ont bénéficié de la part de l’administration française d’une relative autonomie ; ils constituent un protectorat qui ne dit pas son nom, mais qui, du même coup, les abstrait de toute politique de développement et d’émancipation individuelle : on ne sait pas lire et pour signer, on trempe le doigt dans l’encre. De ce fait, sans élite reconnue comme représentative, le peuple des espaces infinis n’accorde aucune attention aux dispositions qui sont censées être prises en sa faveur, comme l’ « Organisation commune des régions sahariennes » créée en janvier 1957 sous le gouvernement Guy Mollet et que dirige le ministre du Sahara, un certain Max Lejeune. L’OCRS est conçue de manière à permettre à la France de conserver dans son giron les ressources du sous-sol algérien. Deux départements algériens, ceux de la Saoura et des Oasis, en sont d’ailleurs partie intégrante, « associés » à des territoires mal définis empruntés au Tchad, au Niger, au Soudan français, l’actuel Mali. Mais l’ensemble est lourd, les dissemblances pour ne pas dire les rivalités sont inconciliables et le projet périclite. L’accession à l’indépendance des Etats concernés précipite la chute de l’OCRS.
Il n’est pas certain que cette indépendance fasse le bonheur des nomades : en 1963, un incident entre un administrateur « noir » venu de Bamako et des Targuis déclenche des troubles. La répression qui s’abat sur ces derniers est féroce, « les exactions, nombreuses, frappant indistinctement les rebelles et les civils » relate un chercheur du CNRS, Pierre Boiley. Qui ajoute : « Ces massacres vont renforcer la rébellion. Les hommes du désert ont l’impression de vivre une seconde colonisation. » A la répression succède l’oppression. L’armée malienne s’acharne à briser toute velléité d’autonomie de ces « féodaux » auxquels le « socialisme » malien dénie toute légitimité. Pour échapper aux exactions, les hommes bleus émigrent vers des Etats plus policés, l’Algérie et la Libye. 
Les grandes sécheresses sont l’occasion de nouvelles injustices : l’aide internationale est détournée au profit du Mali « nigérien ». Deux options s’ouvrent alors aux Targuis, de nouveau l’émigration et le mercenariat, jusqu’au Liban et au Tchad. Kadhafi s’en mêle, promet beaucoup, tient un peu, ouvre ses camps d’entraînement aux apprentis révolutionnaires. En juin 1990, l’attaque d’une gendarmerie, à Ménaka, déclenche une nouvelle vague de répression qui n’épargne ni les femmes ni les enfants. L’Algérie s’entremet ainsi que la France et un pacte national est signé en avril 1992. Mais les engagements pris par Moussa Traoré au nom du Mali ne sont pas tenus, le développement et l’autonomie sont renvoyés à des jours meilleurs. Surtout l’armée malienne ne laisse pas le terrain et s’incruste, alors qu’au Niger voisin les promesses d’intégration sont respectées, même si la pression militaire ne se relâche pas.
 
Si les relations entre les nomades et les Etats de l’Afrique subsaharienne ne se normalisent que difficilement, il en va différemment à l’égard des deux pays du Maghreb qui comptent des populations targuies, l’Algérie et la Libye. Il est vrai que deux éléments jouent en faveur de leurs gouvernements, la disposition de ressources importantes et la faiblesse des populations nomades, 70 000 en Algérie, quelques dizaines de milliers en Libye. L’Algérie allie fermeté et séduction en offrant des responsabilités à des Touaregs à Alger et en investissant dans le Grand Sud. Kadhafi joue un jeu plus compliqué en suscitant des révoltes chez les voisins nigériens et maliens qui déstabilisent l’ensemble de la région. Quand ses propres imprudences se retournent contre lui, à la faveur du fallacieux « printemps arabe », il appelle à la rescousse des volontaires qui traversent le désert et prêtent main-forte à ses troupes peu convaincantes. Dans le même temps et sans qu’on y prenne garde, des émirs algériens d’AQMI viennent s’installer dans ce que l’on va dénommer le « Sahelistan » et organisent de très lucratifs trafics de drogue qui deviennent leur activité principale. Ils y adjoignent les rentrées des rançons encaissées à l’occasion des prises d’otages qui, selon toute vraisemblance, leur permettent de se constituer un trésor de guerre de l’ordre de plusieurs dizaines de millions de dollars. 
Trois évènements changent alors la donne : la guerre en Libye qui ouvre ce verrou, dans tous les sens du terme, aux vents mauvais de l’islamisme intégriste, la rébellion du MNLA et un énième coup d’Etat au Mali qui traduit la déliquescence de ce géant (en termes de superficie) aux pieds de latérite. Les arsenaux de Kadhafi sont pillés, les livraisons d’armes aux rebelles libyens par les Occidentaux complètent les dotations d’AQMI et celles des Touaregs du MNLA de retour au pays. 
Le système qui s’est mis en place d’une mainmise informelle sur un gigantesque no man’s land où les trafics de drogue, d’êtres humains et d’armes s’orientent selon deux axes perpendiculaires ouest -est et sud-nord, aurait pu perdurer longtemps. Mais la tentation est trop grande pour les trublions salafistes de consolider leurs positions et de s’installer durablement sur un territoire, sinon aux commandes d’un Etat. Surtout, les appétits s’aiguisent entre des hommes ivres de puissance plus qu’inspirés du désir de faire avancer leur cause. Pour les Algériens, la chose n’est pas nouvelle : ils gardent le souvenir de ces luttes intestines qui ont ravagé les maquis de l’AIS et des GIA et qu’il était trop facile de mettre au compte du DRS. Il s’y ajoute les haines raciales ancestrales qui opposent ceux que schématiquement on distingue entre Arabes blancs, Touaregs et Noirs. Ce qui serait, en Europe, dénoncé comme des manifestations de racisme a bel et bien cours dans cette partie indécise de l’Afrique et complique encore le jeu des trafics, des intérêts personnels et, pour quelques-uns, l’adhésion à une idéologie religieuse 
Les premiers à tenter l’expérience ou à mettre le feu aux poudres, comme on voudra, sont les Targuis du MNLA qui déclarent l’indépendance de l’Azawad le 6 avril 2012, en mettant à profit la déroute de l’armée malienne. Ce pourrait être une expérience inédite, celle de la création d’un nouvel Etat, fondé sur une appartenance raciale commune. Mais cela ne cadre pas avec les buts de guerre d’AQMI. Surtout que deux dissidences se font jour qui affectent les deux principaux protagonistes : le MNLA explose sous la pression d’Iyad Ag Ghali, un vétéran de la révolte de 1990 qui fonde Ansar Dine, les « protecteurs de la foi », plus proche d’AQMI, un mouvement qui se dit islamiste radical et touareg ; AQMI suit avec le MUJAO, une dissidence animée par Oumar Hamaha qui joue sa partie personnelle. Alors, pragmatiques, les chefs se partagent les zones d’influence, Tombouctou pour AQMI, Gao pour le MUJAO, Kidal pour le MNLA. Mais ce dernier affaibli et sans moyens financiers conséquents doit se replier et abandonner son terrain à ses ex-associés qui ont jaugé sa faiblesse. Lesquels « ne se sentent plus de joie » comme le corbeau de La Fable et vont commette leur plus lourde erreur. 
Est-ce péché d’orgueil ou méconnaissance des véritables ressorts qui font agir les grandes puissances ? Toujours est-il que la décision de se lancer dans la conquête du Mali et non plus seulement de sa partie septentrionale, dont Bamako paraissait avoir fait son deuil, vient, après les menaces que font peser sur les exploitations de minerai d’uranium les enlèvements de cadres français d’Areva, mettre l’épée dans les reins d’un Président et d’un gouvernement qui n’en avaient pas forcément envie et les contraindre à agir. Mésestimer l’importance que la France attache à son approvisionnement en uranium revient à menacer les Etats-Unis dans leur recherche constante de la maîtrise du marché des hydrocarbures. Le parc nucléaire français est le plus important du monde en valeur relative, la maîtrise du cycle nucléaire est la plus accomplie au monde et sans combustible, ce serait un désastre national qui frapperait l’économie et la vie quotidienne des Français. Il n’en faut pas davantage pour que la France refuse d’abandonner le Mali à la vague islamiste, et d’admettre qu’à sa suite le Niger, et d’autres encore s’engluent dans une dérive « talibane », quasi mortelle pour l’ancienne puissance coloniale. 
Erreur de cible, par conséquent pour les « conquérants de l’insupportable ». Mais aussi erreur stratégique : tous les experts militaires savent que lorsque des combattants irréguliers abandonnent la guérilla pour se lancer dans des actions offensives classiques, à découvert, ils perdent l’avantage que leur conférait leur tactique asymétrique. Face à une armée moderne, leurs moyens sont dépassés et ils se font étriller. Ils auraient dû le savoir pour avoir éprouvé la capacité de l’armée algérienne à les écraser, ce qu’il est advenu avec la défaite des GSPC contraints précisément de se « replier » sur le Sahel. Il fallait aussi ne pas savoir que l’armée française, malgré la réduction constante de ses effectifs, est rompue aux opérations africaines en milieux désertique et quasi désertique. Ses hommes et ses matériels sont adaptés à ce théâtre d’opération ; de plus, les troupes qui reviennent d’Afghanistan sont endurcies et très entraînées. Leur approvisionnement est facilité par la relative proximité avec la France et surtout par le positionnement en Afrique d’unités constituées et professionnelles. Enfin, deux arguments décisifs interviennent dans le rapport de forces : d’abord, l’appui d’une aviation parfaitement équipée et adaptée au soutien au sol des unités terrestres et qui, de plus évolue dans des zones vides de population, ce qui signifie que les djihadistes sont plus facilement identifiables et qu’il y a moins à craindre d’effets collatéraux aux conséquences désastreuses ; ensuite la collaboration effective des pays voisins qui pèse d’un poids particulier, surtout s’agissant du Tchad, de la Mauritanie et de l’Algérie. 
En face d’armées modernes à trois dimensions, les djihadistes disposent d’armes d’infanterie, d’armes légères ou d’armes de groupe provenant des arsenaux libyens ou achetées à des trafiquants grâce aux revenus tirés de la criminalité. Leurs armes les plus lourdes ne dépassent pas les bitubes de 14,5 mm ou de 23 mm, les canons sans recul de 105 mm et les lance-roquettes multiples de 107 mm montés sur des pick-up. Ils peuvent aussi posséder des missiles antichars Milan français vendus à la Libye et des missiles russes sol-air SAM -7. Mais ces matériels sont fragiles, sensibles à la chaleur et leur maintenance pose de délicats problèmes. 
Surclassées en capacité opérationnelle, les katibate hétéroclites composées de « volontaires » d’origines diverses n’ont pas davantage de chances de l’emporter qu’ils n’en avaient face à l’ANP. Le milieu humain leur est aussi hostile que l’est celui de leurs pays d’origine et les excès auxquels ils se sont livrés en prétendant appliquer la charia leur ont aliéné la sympathie de populations pourtant déçues par la politique – ou l’absence de politique – de leurs gouvernements.
Un autre effet, inattendu celui-ci, vient s’ajouter à la liste de leurs mécomptes. Les narcotrafiquants des cartels latino-américains acheminent depuis des années leurs produits toxiques tels que la cocaïne et les métamphétamines vers l’Europe, en transitant, grâce aux voies maritimes par l’Afrique de l’Ouest et en utilisant des têtes de pont situées dans les pays riverains du golfe de Guinée, le Ghana, la Côte d’Ivoire, le Sénégal, la Sierra Leone, le Libéria et les deux Guinée, Guinée-Bissau et en Guinée-Conakry. De ce fait et de par leur alliance avec les réseaux djihadistes, la zone sahélienne est devenue l’une des plaques tournantes intercontinentales des narcotrafiquants qui voient leur commerce lucratif sérieusement mis à mal par l’intervention internationale dans d’immenses territoires qu’ils pensaient contrôler. Or les sommes sont énormes, près de deux milliards de dollars pour la seule Guinée-Bissau. Les trafiquants ne redoutent rien moins que la perturbation de leur environnement et ils sont par conséquent tentés de laisser tomber des alliés devenus encombrants. 
Quand on réalise que la drogue représente la principale source de revenus des organisations terroristes, on peut s’attendre dès lors au tarissement ou du moins à une forte diminution de leurs ressources. Ce coup financier porté à la mouvance islamiste s’ajoute à d’autres mauvaises nouvelles qui, même en l’absence de communiqués de la part des vainqueurs, s’abattent sur les djihadistes depuis le début de l’intervention française : la perte de leurs « conquêtes » territoriales, la forte diminution de leurs capacités opérationnelles, l’échec de leur attaque-surprise sur In-Amenas, la disparition de deux de leurs chefs emblématiques, le retour du MNLA dans le camp des alliés de l’Algérie et de la France. Revenons sur les trois dernières qui sont aussi les plus significatives.
 
L’attaque du champ gazier d’In-Amenas le 16 janvier dernier répondait à la volonté du chef terroriste Mokhtar Belmokhtar de porter un coup très dur à l’économie algérienne, en décrédibilisant la capacité de son gouvernement à assurer la sécurité des sites de production d’hydrocarbures. L’enjeu est vital pour l’Algérie, davantage encore que l’accès à l’uranium nigérien pour la France. Il faut bien noter que jusqu’alors le secteur des hydrocarbures avait été épargné par les organisations terroristes y compris au plus fort des années quatre-vingt-dix, ce qui, vu de l’étranger, apparaissait comme le résultat de tractations discrètes entre les djihadistes et les sociétés pétrolières. Vraie ou fausse, cette allégation rassurait en même temps qu’elle inquiétait quant à la capacité des pouvoirs publics à assurer par leurs propres moyens la sécurité de leur patrimoine industriel. Or, conduite avec un effectif certes important mais insuffisant pour assurer une prise d’otages, l’opération visait selon toute probabilité à détruire les installations, et à fragiliser le secteur stratégique algérien. En tout état de cause, la riposte devait privilégier cet aspect de l’agression car, sur le moyen et le long terme, son atteinte était génératrice des plus lourdes conséquences. En ce sens, l’échec de Mokhtar Belmokhtar est flagrant et total. 
Reste le second volet de l’opération, celui de la prise d’otages et, le cas échéant, de leur assassinat. Sauf à considérer le chef terroriste comme un imbécile, ce qu’il n’était assurément pas, pour avoir survécu aussi longtemps aux menaces qui, de toutes parts, l’assaillaient, il est certain qu’il n’a pas fait de l’enlèvement de cadres ou d’ouvriers «étrangers » son objectif premier. Car In-Amenas compte nombre de cadres algériens, notamment dans le domaine de la production et nombre de ressortissants étrangers sont employés dans des secteurs comme le catering, sans rapport direct avec la production. Or, aujourd’hui encore, c’est sous le titre de « prise d’otages » que les évènements du 16 au 19 janvier sont présentés. Ce qui est un contre-sens. Sauf si l’on tient à mettre l’accent sur les pertes humaines, dramatiques mais compensables, et non sur la sauvegarde des installations industrielles vulnérables sur une longue période. 
En tout état de cause, quel que soit l’angle de vision, la riposte des forces algériennes s’est révélée efficace et dissuasive. Passées les objurgations japonaises et britanniques, contre-productives, dans les heures qui ont suivi l’intrusion terroriste sur le champ, il est apparu que, d’une part, l’intervention de la gendarmerie puis celle des forces de sécurité avaient été à la mesure du danger et que les morts, malheureusement inévitables, étaient restées dans des limites « acceptables » A ceux qui, de leur fauteuil, s’inscriraient en faux contre ce jugement, il faut rappeler que le chiffre des victimes innocentes et celui des preneurs d’otages est finalement du même ordre de grandeur, alors qu’en pareille situation, le nombre des premiers est, d’habitude, largement et implacablement supérieur. Encore pourrait-on souligner que la responsabilité de certaines entreprises est engagée dans la mesure où elles n’avaient pas pris en compte avec suffisamment de sérieux la sécurité de leurs personnels, le plus souvent pour de sordides questions de coût. 
Au défi lancé devant le monde entier par un mégalomane cruel et corrompu, le gouvernement algérien a répondu ; non pas seulement avec les arguments qui sont les siens mais avec un professionnalisme comparable à celui des meilleurs. Ce qui devrait décourager d’autres agresseurs potentiels. 
Ce constat factuel nous amène à une considération plus globale. Depuis les années quatre-vingt-dix, des avancées plus que significatives, décisives, ont été réalisées par l’appareil sécuritaire algérien, dans des conditions dont l’immense majorité des non-Algériens n’aucune idée. La démolition méthodique de l’état-major du GSPC puis d’AQMI par les forces algériennes a été ponctuée d’attentats aveugles dans la plus « pure » pratique terroriste. C’est toujours, en effet, un aveu d’impuissance que de recourir à des actions hasardeuses, pose de bombes, actions de kamikazes, voitures piégées, alors que le ciblage précis des victimes procède d’une stratégie voulue, autrement redoutable, parce que ne s’aliénant pas les faveurs éventuelles de l’opinion. Cette guerre, les Algériens l’ont menée seuls, dans l’indifférence sinon le scepticisme ambiant ; ils savent que les succès remportés ne sont que rarement définitifs, surtout quand des boutefeux s’appliquent à souffler sur les braises incandescentes. Plus que d’autres, mieux que beaucoup, ils ont mesuré les dangers du « printemps arabe » et surtout celui qui résulterait de la venue en force au Maghreb d’Al Qaïda. Les faits leur donnent raison et leurs prévisions de l’intensification de trafics d’armes à destination du Sahel se vérifient. Sans oser en faire l’aveu public, les autorités françaises réalisent que le dossier libyen s’est davantage alourdi qu’éclairci. Le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian reprend à son compte l’expression d’ « hiver islamique », qui traduit l’appréciation générale des services de renseignement dont les mises en garde n’ont pas été écoutées par son prédécesseur. 
L’annonce, coup sur coup, de la mort des deux chefs emblématiques d’AQMI, par des sources algérienne et tchadienne, réduirait très sensiblement la capacité opérationnelle de la mouvance, si elle était confirmée comme il y a tout lieu de le croire. Un soi-disant « spécialiste » des affaires algériennes, qui dissimule son identité tunisienne derrière un patronyme français, a beau y voir une manipulation du DRS (c’est le même personnage qui pronostiquait la victoire des partis religieux aux dernières élections municipales et législatives en Algérie), il est hautement vraisemblable qu’Abou Zeid est mort, l’amiral Guillaud, chef d’état-major des armées le confirmant, le 4 février ; de même, il paraîtrait risqué de mettre en doute l’information par le président Idriss Deby au sujet de la mort de Mokhtar Belmokhtar. Au passage, il ne faut pas oublier les précautions que prenaient ces deux chefs de bande pour échapper aux coups des services algériens, ce qui n’en donne que davantage de relief à leur disparition. Certes, les autorités françaises gardent le silence mais leur réserve est habituelle et justifiée par deux considérations, la nécessité de se faire discret dans la conduite d’opérations dans l’ancien « pré carré » de la France d’Outre-mer, et la clause de précaution qui interdit de fournir la moindre indication à l’ennemi. Car cette guerre est aussi celle des services secrets, la DRM et la DGSE qui engrangent des renseignements précieux sur l’appareil d’AQMI et nourriront les prochaines interventions de l’armée, dans le Sahel, et des services de sécurité, sur le territoire national. 
Toutes, les ressources françaises en matière de renseignement aéroporté sont déployées dans le cadre de l’opération Serval – du nom d’un petit félin du désert – quatre Atlantique 2 à Dakar, deux drones Harfang à Niamey, un Transall Gabriel qui promène ses antennes au-dessus du Sahel, des Rafale Reco – NG à N’Djamena, auxquels s’ajoute un avion de surveillance JSTARS américain, dont le radar embrasse une surface de 50 000 km2, un moyen idéal pour surveiller les mouvements des pick-up suspects sur les pistes qui conduisent aux frontières algérienne et nigérienne. Les Etats-Unis ont accepté de mettre également à disposition leurs drones RQ-4 Global Hawk qui, à 20 000 mètres d’altitude, écoutent pendant plus de vingt heures au-dessus de la zone d’opérations. Tout ce déploiement facilite considérablement la traque des terroristes en fuite et guide à coup sûr la progression des unités au sol. L’asymétrie est importante, même si le « voleur » a, en principe, un temps d’avance sur le « gendarme ». Mais cet avantage, salvateur dans une poursuite habituelle, perd beaucoup de sa valeur quand le chasseur dispose de telles oreilles et de moyens de déplacement rapide. De ce fait, sur le terrain et dans l’immédiat, Abdelmalek Droukdel conserve la direction de la nébuleuse, mais il se trouve amputé de ses deux bras. Abou Zeid comme Mokhtar Belmokhtar possédaient une expérience irremplaçable, nourrie en Algérie même et confortée par leurs campagnes sahéliennes. Leur âge, plus de 40 ans, comme Abdelmalek Droukdel, était le gage de leur prudence et le marqueur de leur expérience. Leur autorité s’imposait à des « combattants » venus d’horizons divers ne disposant pas des mêmes formations et ne parlant pas nécessairement la même langue. La cohésion et la discipline des katibate étaient largement leur affaire. C’est aussi à eux qu’il revenait de magnifier le sacrifice des « martyrs », de combler les brèches, de resserrer les rangs. De tels hommes ne se remplacent pas en un tournemain et la fonte des effectifs – 148 morts recensés durant les trois premières semaines du conflit – rend plus ardue encore la tâche de leurs successeurs. S’il s’en trouve. 
La mort de deux chefs importants de la mouvance salafiste dont il n’est pas certain que les populations locales saisissent toutes les nuances de leur diversité, d’AQMI.au Mujao en passant par Ansar Dine, peut avoir un autre effet, cette fois sur les populations concernées, par leur démobilisation. La diversité des groupes ethniques est génératrice de rivalités d’intensités variables allant de la méfiance jusqu’à l’hostilité déclarée et l’accueil réservé aux islamistes a été largement conditionné par ces différences. Autour de Tombouctou et de Gao, les ethnies majoritaires sont « blanches » comme les Touaregs et les Maures ou « noires » comme les Songhaïs, les Peuls et les Malinkés. L’armée malienne, quant à elle, compte dans ses rangs nombre de Bambaras et son aversion pour les peuples nomades du nord est manifeste.
 
C’est une inconnue supplémentaire que pose le retour dans le nord d’une armée qui en a été chassée sans gloire. L’armée française refuse évidemment de s’impliquer dans tout règlement de comptes et les autorités politiques appellent à la réconciliation nationale, condition impérative de la disparition définitive du danger salafiste. 
Reste le sort des otages auxquels une attention particulière est portée en France, à juste titre sur un plan humanitaire, mais dont il est clair que la conduite des opérations ne peut lui être subordonnée. L’engagement massif et résolu de plusieurs armées dont trois sont plus fortement sollicitées ne peut évidemment prendre fin que par l’élimination définitive des organisations terroristes. Cet objectif n’est pas utopique, il est impératif, quelque délicat que soit le contexte qui implique la reconstruction d’un Etat, le Mali, qui s’est peu à peu délité au fil des années. Bien entendu, cette affaire est celle des Maliens et la France n’y prendra aucune part. Mais n’est-ce pas un piège qui lui est ainsi tendu dans la mesure où son engagement que l’on voit décisif dans la guerre pourrait être exploité à des fins intérieures par certains hommes politiques ou factions partisanes maliennes ?
La dernière mauvaise nouvelle pour les djihadistes ne devrait pas les surprendre puisqu’ils l’ont eux-mêmes provoquée en chassant les troupes du MNLA des positions qu’ils avaient conquises sur l’armée malienne, en particulier à Kidal, mais aussi à Gao et Tombouctou. Pour comprendre pourquoi Bilal ag Cherif, le chef de la rébellion touareg, a alors décidé de se retourner contre ses alliés de la veille, il convient d’opérer un retour en arrière, quand ce peuple, car c’en est un, passait de déception en déception sans jamais obtenir cette reconnaissance à laquelle il a évidemment droit. Je me souviens parfaitement d’entretiens que j’ai eus au Mali avec des responsables au plus haut niveau de la sécurité et qui avouaient lucidement l’ampleur du problème. La zone sahélienne était tenue pour « dangereuse », mais on ne percevait pas une réelle volonté de faire évoluer le problème institutionnel et, pour ma part, je n’avais ni le droit ni l’envie de m’y impliquer. J’ai dit plus haut la contribution des Targuis à la guerre de Libye et leur soutien à Kadhafi ; ceux de ces combattants que j’ai alors rencontrés à Tripoli affichaient leur reconnaissance au guide de la Grande Jamahiriya en soulignant l’aide matérielle qu’il leur avait apportée. Nous avons, mes amis et moi, recueilli de même des échos concordants sur la chasse dont ils faisaient l’objet de la part des rebelles du CNT. Il était donc prévisible que leur retour au pays ne se ferait pas aussi discrètement que le fut leur départ. Ce fut l’entrée en dissidence, une de plus, qui marqua ce renouveau, le MNLA trouvant un allié de circonstance avec Ansar Dine qui ouvrait la voie à ses propres alliés, soigneusement dissimulés, les chefs d’AQMI qui devaient plus tard jeter le masque et prendre eux-mêmes le contrôle des villes du Nord Mali. Une fois encore, les Touaregs venaient de se faire flouer. Pour masquer sa déconvenue et pour se démarquer de ces fanatiques et encombrants alliés, Bilal ag Cherif parle de hasard quand Gao était attaqué simultanément par son mouvement, le MNLA, le Mujao et Ansar Dine. Bons princes, les Français affectent de le croire, quand bien même nombre de combattants d’Ansar Dine auraient rejoint les rangs de l’armée du MNLA. A fortiori quand s’opère une scission, le MIA, le Mouvement islamique de l’Azawad qu’emmène Alghabas ag Intallah crédibilisant la position modérée de Bilal ag Cherif. Désormais le mouvement touareg a officiellement intégré la coalition, en principe aux côtés du Mali dont il entend farouchement se démarquer. Cette conjonction est embarrassante pour la France comme pour l’Algérie qui n’a jamais fermé la porte au dialogue avec la communauté touareg, ce qui lui a été d’ailleurs reproché en son temps. Sidi Mohammed ag Saghid, le chef des services de sécurité du MNL résume ainsi la situation : « La France nous a coincés et elle est coincée.» Ce qui est exact à une nuance près. La France n’est pas seule dans son combat, alors que le peuple touareg, qui n’a pas (encore) de légitimité reconnue ni de territoire identifiable, est encore à la recherche de sa personnalité. Rien de durable ne se construira hors la résolution de ce problème qui implique une concertation rendue plus âpre et incertaine par le contexte des intérêts économiques. L’Algérie y est partie, en termes de souveraineté, comme le Niger et le Mali, la France ne peut s’en désintéresser parce qu’il en va de l’avenir de sa filière nucléaire. Autant dire que les deux puissances, l’une régionale, l’autre exogène, doivent se concerter pour tenter de faire prévaloir une forme de coopération innovante et socialement équitable. C’est un enjeu exemplaire pour lequel les intelligences doivent se mobiliser, pour l’après conflit ; puisque l’adage romain : « Cedant arma togae » conserve toute sa valeur. 
Pour apporter une conclusion provisoire à l’épreuve imposée à des peuples qui ne la méritent assurément pas et à des gouvernements qui ne sont pas nécessairement innocents, je souhaite souligner ce fait nouveau de l’inattendu virage pris pas une fraction non négligeable de l’élite française, en l’occurrence celui des forces armées qui ont opéré une (petite) révolution stratégique et affective. C’est ainsi que le très officiel Service d’information et de presse des armées (SIPA), publie dans son dernier numéro un article du général de corps d’armée (né en Algérie ) Henri Poncet qui, sous le titre « Au-delà de la guerre des mémoires, l’Algérie s’est courageusement engagée aux côtés de la France pour soutenir son engagement au Mali. Il est temps que, dans leur propre intérêt, les deux pays deviennent réellement partenaires », décortique les évènements qui depuis la visite du Président Hollande en Algérie ont transformé le paysage de leurs relation. Il écrit ainsi que « de facto, l’Algérie s’est militairement engagée à nos côtés alors qu’elle avait de bonnes raisons de laisser la France assumer seule les conséquences de la guerre contre le régime du colonel Kadhafi qu’elle avait estimées désastreuses pour toute la bande sahélienne. Cet engagement militaire au Mali, les évènements récents et toujours actuels du printemps arabe (Tunisie, Libye, Egypte) sans parler du conflit israélo-palestinien, démontrent chaque jour que nos intérêts prioritaires en termes de sécurité restent la Méditerranée et les marches proches de l’Afrique, zones d’instabilité et de grands dangers. Pour cet espace qui a besoin de sécurité et aussi de prospérité, l’Algérie et la France doivent travailler ensemble. Il est de leur intérêt de ne plus subordonner leurs relations à ce qui s’est passé il y a plus de cinquante ans. Au contraire, il est temps enfin d’établir des rapports qui s’inscrivent dans une vision stratégique partagée et dans un partenariat « gagnant-gagnant ». Par leur histoire commune, leur géographie, la complémentarité de leurs économies, les deux pays ont une part déterminante à prendre dans ce futur proche, en bousculant l’ordre actuel, en faisant en sorte que la Méditerranée cesse d’être une frontière pour le moins hostile entre deux mondes. Alors que l’Europe de la défense brille par son absence, mais ce n’est pas une surprise, l’Algérie est devenue pour notre engagement au Mali notre meilleur allié. N’attendons plus, par peur que la guerre des mémoires ne reprenne de plus belle, pour avancer ensemble ». 
Acceptons-en l’augure. 

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