Algeriepatriotique : On assiste en Europe au retour d’un mouvement fasciste très fort accompagné d’une démobilisation générale de la population privée d’un encadrement ouvrier combatif face à ce phénomène. Comment pouvez-vous l’expliquer ?
Anne Morelli : Il ne faut pas négliger le fait qu’il n’y a plus vraiment de parti ouvrier avec la disparition de la classe ouvrière en Europe, mais, par contre, il y a beaucoup de gens qui protestent de manière désorganisée. Cela n’ennuie personne quand les gens disent gentiment «un autre monde est possible» ou «nous sommes des protestataires pacifistes», etc. Cela ne dérange personne, et certainement pas les mouvements fascistes qui surgissent, notamment en Hongrie, et dans bien d’autres pays. Par exemple, on a laissé se produire récemment à Milan un grand rassemblement de néo-nazis sans rien faire pour l’empêcher. Ce qui manque beaucoup aujourd’hui, quand on compare la situation actuelle avec celle des années trente ou même soixante, c’est un encadrement de quelque parti qui aurait l’appui de l’ensemble de la population. En général, les populations européennes éprouvent un véritable dégoût de la politique, ce qui est justifié car les partis politiques au pouvoir sont tous plus corrompus ou achetés les uns que les autres, mais l’alternative politique qui pourrait émerger de ce dégoût est inexistante, et c’est là qu’est le problème, selon moi.
Les guerres impérialistes ont redoublé de férocité à travers le monde sur fond de crise économique. Quel est votre avis à ce sujet ?
Le redoublement des guerres impérialistes est peut-être bien lié à la crise économique. Il y a dans la propagande de guerre un principe important qui consiste à ne jamais parler des objectifs économiques d’un conflit qui pourtant sont essentiels. Lorsqu’on voit tous les conflits actuels, il y a toujours un arrière-plan économique. Même dans la guerre contre la Syrie, il y a des enjeux économiques, parce que la Syrie est concernée par d’importantes ressources qui ont été découvertes dans la Méditerranée. D’autre part, elle est sur le chemin du pétrole venant de l’est, mais ces aspects ne sont jamais évoqués. On invoque seulement de beaux principes comme la démocratie, on diabolise Al-Assad, etc. Mais en réalité, la crise économique a attisé les problèmes, notamment de fourniture énergétique, et donc un certain nombre de puissances occidentales sont absolument prêtes à tout pour garder cette puissance énergétique. On voit par exemple la dureté de l’Occident envers le Venezuela qu’il considère comme non démocratique, alors qu’il y a déjà eu 17 élections dans ce pays, mais, par contre, on n’ose absolument pas critiquer des pays comme l’Arabie Saoudite ou le Qatar, parce que ces gens sont richissimes et ont du pétrole. La crise économique a aiguisé les appétits en matière énergétique et cela explique un certain nombre de ces guerres impérialistes.
Vous avez assisté à une conférence à Bruxelles sur des djihadistes belges partis se battre en Syrie, quelle est votre impression à ce sujet ?
Effectivement, il y a un certain nombre de jeunes Belges, en général d’origine marocaine, qui partent combattre dans les rangs des djihadistes en Syrie. Nous avons eu les témoignages très émouvants de leurs mères, de leurs familles, qui disent que ce sont des mineurs d’âge pour beaucoup, des gamins de seize ans, qui sont partis là-bas comme volontaires par idéal et croient qu’ils vont aider le peuple syrien victime d’un monstre.
C’est la version des familles ?
En fait, nous sommes face à un cas de duplicité ou de schizophrénie de la part des médias occidentaux parce qu’ils présentent, notamment à ces gamins, les djihadistes syriens comme étant en lutte contre un pouvoir tyrannique et donc ils exaltent une juste cause qui serait celle des opposants. C’est ce qu’on voit à 95% dans les médias belges qui ont pris très clairement le parti des opposants à Bachar Al-Assad, et en même temps, on condamne ces gamins qui partent soutenir cette cause. Il y a là quelque chose de tout à fait curieux, et bien sûr, la politique occidentale est la même dans toutes les guerres récentes : on a soutenu les taliban contre les Soviétiques, les chiites irakiens contre Saddam Hussein, on a soutenu les Egyptiens les plus religieux et les plus fanatiques, etc. C’est assez fou mais à chaque fois, l’Occident soutient les djihadistes, y compris dans la guerre en Yougoslavie où on avait pris le parti des Kosovars, c’est-à-dire des islamistes albanais. Dans ce cas-ci, la presse soutient les djihadistes en les présentant comme sympathiques et quand des gamins vont les rejoindre, on s’étonne et on se scandalise en se demandant ce que ces jeunes vont faire dans les rangs de l’armée syrienne d’opposition.
Pensez-vous qu’au retour, ces jeunes ne représenteraient pas un danger potentiel pour l’Europe ?
Mais bien sûr. Je m’étonne quand même du fait qu’il existe une loi en Belgique qui interdit de recruter et de s’engager pour une armée étrangère. Cette loi de 1936 n’est pas du tout appliquée, parce que normalement, quand ces jeunes reviennent, ils devraient être arrêtés pour s’être engagés dans une armée étrangère. Et, effectivement, quand ils reviendront, ils auront appris là-bas à tuer, à commettre des attentats, etc. et je ne serais pas trop tranquille de les avoir comme voisins après leur retour.
Ne pensez-vous pas que, quelque part, les gouvernements occidentaux facilitent ces départs ?
Absolument. Dans une certaine mesure, ils facilitent ces départs d’abord par toute la propagande qui est faite autour de cette armée soi-disant de libération, présentée d’une manière très positive. Ensuite, les mères de ces jeunes nous ont dit qu’elles avaient immédiatement prévenu la police et les Affaires étrangères pour récupérer ces gamins tant qu’il en était encore temps. On sait très bien qu’ils passent par la Turquie, et le rôle nocif que celle-ci tient dans ce dossier en soutenant les djihadistes contre le gouvernement syrien, mais il y a eu un retard considérable des autorités belges pour rechercher ces gamins qui étaient déjà sur le front syrien lorsqu’ils ont été repérés. Effectivement, on ne fait rien en réalité pour les empêcher de partir.
Que pensez-vous de ce grand scandale d’espionnage américain révélé par l’agent de la CIA en fuite, Edward Snowden ?
Cela nous prouve qu’en fait, nous ne sommes que des puissances secondaires et que l’Europe n’est qu’un valet des Etats-Unis qui se permettent d’espionner non seulement les personnes mais aussi les structures européennes, et je suis très étonnée du peu de réactions de l’Europe. Il fallait évidemment immédiatement rompre toutes les tractations qui sont en cours pour le grand marché européen avec les Etats-Unis. Ç’aurait été au moins un coup de semonce mais au lieu de ça, on demande des explications et les Etats-Unis répondent qu’ils feront une enquête et qu’ils donneront de manière confidentielle les explications à ceux qui doivent en avoir. Cela signifie qu’ils se permettent tout. Quand on veut par exemple voyager aux Etats-Unis, il existe aujourd’hui un véritable service américain en Europe qui s’occupe soi-disant de la sécurité et qui décide qui peut partir et qui ne le peut pas. C’est tout de même étonnant que l’Europe accepte qu’une puissance étrangère fasse la loi sur son propre territoire.
Selon différents intellectuels, le modèle capitaliste a échoué, pensez-vous que le socialisme soit encore possible ?
Je ne suis qu’historienne et pas futurologue, je ne peux pas prédire l’avenir, mais ce que je peux dire, c’est qu’au cours de l’Histoire les changements des sociétés n’étaient jamais prévus. En 1788, tous les observateurs disaient que la France était très calme et qu’il n’y avait aucune raison de penser qu’un changement allait advenir. En 1789, on a vu ce qu’il en était. Donc, aujourd’hui, on ne peut rien prévoir. Alors, je dirais à titre personnel que ce que j’espère c’est qu’un jour les gens s’organisent sur le plan international, parce qu’il y a des mouvements de protestation au Portugal, et puis en Grèce, ensuite en Turquie, et quand c’est fini au Portugal, ça commence en Italie. Quand c’est fini en Grèce, ça commence ailleurs… Mais qu’est-ce qu’on attend pour s’unifier ? Qu’est-ce qu’on attend pour faire des mouvements internationaux, ne serait-ce qu’au point de vue syndical ? Quand est-ce qu’il y aura des grèves mondiales, ou des grèves ne fût-ce qu’européennes ? Le capitalisme est unifié depuis fort longtemps, il est mondialisé, mais la riposte n’est pas mondialisée et donc il suffit d’attendre que les protestations s’épuisent, comme elles vont s’épuiser un de ces jours en Turquie pour commencer dans un autre pays. Qu’attendons-nous pour construire une unité syndicale véritable qui puisse donner la parole aux gens ordinaires, à ceux que l’on appelle «les 99%» .
L’Algérie poursuit son chemin de nationalisation, pourquoi les régimes politiques européens refusent-ils d’emprunter cette voie ?
Je crois que cette notion revient à l’ordre du jour avec la crise, car qu’est-ce qu’une nationalisation ? C’est le fait que les bénéfices d’une entreprise profitent à tout le monde. Or, ce que l’on voit, c’est que les entreprises qui ferment, notamment en Europe, ne sont pas en difficulté, mais veulent davantage de bénéfices en délocalisant vers des pays pauvres, moins exigeants, moins bien syndiqués. On l’a vu récemment avec le drame au Bangladesh. Les usines textiles ont fermé en Belgique, en France, en Italie et en Espagne non parce qu’on a besoin de moins de tissu qu’autrefois mais parce que les grandes entreprises comme Benetton, H&M, etc. produisent au Bangladesh dans des conditions de surexploitation de la main-d’œuvre tout à fait scandaleuses. Quand nous serons solidaires avec les gens du Bangladesh, quand ceux-ci exigeront un salaire décent, cela aura pour tous des conséquences bénéfiques. S’il y a un salaire minimum de 5 ou 600 euros par mois au Bangladesh, les producteurs ne seront plus tellement intéressés à faire produire là-bas mais reviendront à une juste distribution du marché du travail.
Avez-vous des échanges académiques avec des universités algériennes ?
Ma dernière collaboration a eu lieu avec l’université de Béjaïa. J’y suis allée il y a quelques années pour présenter un projet sur l’histoire de l’Afrique romaine. Nous avons élaboré un CD rom interactif pour les élèves de l’enseignement en Belgique et qui, au lieu de leur présenter Rome, leur présente plutôt l’Afrique romaine. Il y a absolument tout pour montrer ce qu’était une ville romaine mais pour une fois, pas du point de vue du centre, mais du point de vue de la périphérie, avec des exemples comme ceux de Timgad, Tipasa, Djamila, etc. C’était une expérience très intéressante et le contact avec les collègues était très enrichissant aussi.
Que pensez-vous de la situation catastrophique en Egypte avec ce président sectaire des Frères musulmans ?
Les électeurs sont pleins d’illusions et ce sont pour la plupart des gens qui connaissent de grandes difficultés économiques. Ils pensent qu’en changeant de maître, ils vont effacer leurs difficultés, et donc, ils ont écarté Moubarak et ont mis Morsi à la place. Ils se rendent compte que la situation sociale et économique est restée absolument la même, sinon pire, parce que la présence des Frères musulmans au gouvernement n’a évidemment pas encouragé le tourisme qui connaît une grosse crise en Egypte alors que c’était une ressource financière importante. Et, donc, après un an de régime Morsi, la population manifeste son mécontentement, ce qui est une réaction très compréhensible, mais il ne suffit pas de changer de maître pour améliorer sa situation sociale et économique, il faut chasser ce maître et prendre le pouvoir.
Pensez-vous que l’espoir de lendemains meilleurs soit permis dans ce déclin capitaliste ?
De nouveau, je dirai qu’en tant qu’historienne, je ne peux pas prévoir l’avenir, mais à titre personnel, je suis optimiste parce que je pense qu’il y a une volonté de l’ensemble de la population d’améliorer sa situation. Un jour, peut-être bien que les 99% se débarrasseront de ces 1% qui s’enrichissent et s’engraissent sur son dos. Quand vous voyez que beaucoup de secteurs sont en crise et que celui du grand luxe prospère, c’est tout à fait choquant. Il y a encore des gens qui ont de l’argent pour s’acheter une Rolex, une Rolls Royce, etc. J’espère qu’un jour viendra où ces 1% seront remis au même niveau que les 99%.
Entretien réalisé à Bruxelles par Mohsen Abdelmoumen et Jocelyne De Ruytter
Biographie
Anne Morelli est une historienne belge d’origine italienne docteure en histoire, professeure à l’Université de Bruxelles (ULB) où elle donne notamment le cours de «Critique historique appliquée aux médias». Son ouvrage le plus connu est Principes élémentaires de propagande de guerre, traduit en 7 langues. Elle a coordonné récemment (2011) un livre collectif intitulé Rebelles et subversifs qui retrace une série de rébellions et protestations de l’histoire sociale belge.
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