La renonciation de Nouakchott (en 1979) au partage de l’ex-Sahara espagnol (Sahara Occidental, ancienne colonie espagnole envahie par le Maroc en 1975, ndlr) avec Rabat paraît avoir été guidée par la volonté d’éviter le réveil d’une revendication chérifienne…sur la Mauritanie. A cet égard, les gens du fleuve ne seraient pas les derniers à refuser une «marocanité» susceptible de les couper de leurs congénères sénégalais et à s’accrocher à cette identité «mauritanienne» qui n’est pas incompatible avec leurs aspirations. Après tout, la constitution assure à tous les citoyens une égalité complète en droits et en devoirs et les minorités sont désormais reconnues
La Mauritanie face à ses islamistes… et à ceux des autres
Écrit par Michel RAIMBAUD*
Avant d’aller dormir, les Mauritaniens aiment, dit-on, contempler leur désert sous le ciel étoilé. Mystérieux et majestueux, le spectacle invite au rêve. Avant l’indépendance, dans les années 1950, quand la population était encore à 70% nomade, la Mauritanie avait été baptisée « le pays au million de poètes ». Mais le temps a passé et il n’est pas sûr que les images romantiques comblent encore les attentes des 3,3 millions de citoyens (et de citoyennes) de la République islamique de Mauritanie d’aujourd’hui.
Certes, sur la terre des hommes chantée par Saint-Exupéry, on adore toujours les grands espaces et les horizons infinis. Dispersés sur un territoire de plus d’un million de kilomètres carrés (soit près de deux fois la France métropolitaine), les Mauritaniens ne vivent pas à l’étroit, mais ils sont pour la plupart sédentarisés. En effet, il n’y a plus qu’un nomadisme résiduel de 15%. En outre, plus de la moitié d’entre eux (55%, selon des évaluations récentes) sont urbanisés. Nouakchott, la capitale, appelée jadis « la Brasilia des sables » en référence à sa création au milieu de nulle part dans les années 1950, abrite à elle seule un mauritanien sur quatre. Nouadhibou, capitale économique et centre des industries de la pêche, Zouerate, la ville du fer, Atar, qui fut la principale base française du pays au temps de la colonisation, les villes du Sud, qui s’égrènent au long du fleuve Sénégal (Rosso, Boghé, Kaedi), regroupent de leur côté un petit tiers de la population. Malgré les mutations sociales, le taux de croissance démographique reste assez élevé, s’élevant à 2,9% par an.
A dominante aride ou désertique, le territoire est cependant pourvu de ressources naturelles non négligeables. L’agriculture, concentrée sur les terres arables de la vallée du fleuve Sénégal et dans les oasis ainsi que l’élevage sur les vastes zones de pâturage de l’est du pays font vivre – chichement le plus souvent – 50% de la population. Au long des 700 kilomètres de la façade atlantique, les eaux sont particulièrement poissonneuses, mais ces richesses halieutiques sont concédées pour l’essentiel à des sociétés étrangères, européennes ou japonaises. Par ailleurs, l’extraction du fer de la région de Zouerate, évacué par train vers le port de Nouadhibou, constitue toujours un appoint important pour l’économie mauritanienne, l’or et plus récemment le pétrole sont venus compléter l’inventaire minier et énergétique. Au total, le secteur primaire qui occupe sans doute 50 ou 55% de la population active (agriculture, pêche, activités minières) n’assure que 19% du Produit Intérieur Brut. L’industrie, y compris celle de la pêche, n’emploie que 5 à 10% de la population active, mais le secteur secondaire contribue à hauteur de 30% du PIB. Enfin, 40% des actifs travaillent dans les services et le secteur tertiaire représente 51% du PIB.
Ces chiffres sont biaisés par la présence d’un chômage massif, fluctuant et sûrement mésestimé, concernant 30 à 50% des actifs potentiels, les jeunes et les diplômés ayant du mal à trouver un emploi, et un tiers des entrants sur le marché du travail n’en trouvant pas, ni dans l’économie formelle, ni dans le secteur informel. Là comme ailleurs, les statistiques ne reflètent que très imparfaitement la situation sociale, marquée par la précarité des conditions de vie de la majorité et par une économie restée assez traditionnelle hors deux ou trois secteurs modernes (fer et pêche). 42% des habitants vivent au-dessous du seuil de pauvreté et la Mauritanie est classée 155ème sur 186 pays pour l’Indice de Développement Humain du PNUD pour 2013.
Arabes, africains, musulmans, les Mauritaniens
Les Maures constituent environ 75 à 80% de la population. Arabophones et musulmans (le hassaniya est la forme dialectale arabe utilisée dans la vie quotidienne), ils relèvent de deux communautés à peu près égales en nombre mais différentes par leurs origines ethniques : les maures « blancs » de souche arabo-berbère (les « Beidhan ») et les maures «noirs» (les «harratin», appellation désignant les travailleurs de la terre), descendants des esclaves africains de souches diverses, arabisés depuis des siècles mais ayant gardé la conscience de leur statut social inférieur. Les 20% restants, les «négro-mauritaniens» appartiennent à plusieurs ethnies africaines de la sous-région. Hal Pularen (peulh ou Fulanis), ouolof ou soninké, ils sont tous musulmans. Bien que les «gens du Fleuve» partagent nombre de coutumes (y compris une certaine pratique de la polygamie et de «l’esclavage de case») avec leurs compatriotes arabo-berbères, ceux-ci feignent souvent de les considérer comme des «sénégalais», façon de les ostraciser. En retour, l’une des stratégies traditionnelles des opposants «négro-mauritaniens» consiste à tenter d’agréger les «harratin» à leurs communautés sur une base raciale.
Les problèmes internes qu’a connus la Mauritanie dans les années 1990 dans le contexte d’une crise très aigüe avec le Sénégal (et la France) sont liés à cette question identitaire : comment la Mauritanie peut-elle assumer cette double appartenance, arabe et africaine ? La réponse a souvent été ambigüe, et chargée d’arrière-pensées. Les dirigeants maures de la Mauritanie indépendante ont privilégié de manière récurrente l’identité arabe, souvent escamotée par les Français, et ils ont réduit au strict minimum les références à l’«africanité», une manière de prendre leurs distances avec le passé colonial. La Mauritanie est donc membre de la Ligue des Etats Arabes, de l’Union du Maghreb Arabe et s’est éloignée des organisations de l’Afrique de l’Ouest. Quant au lien avec l’ex-métropole, il doit être relativisé. La pénétration française débute en 1902, mais le territoire des Maures ne devient colonie qu’en 1920, la résistance armée ne s’éteignant qu’en 1934. Dès 1958, la Mauritanie recouvre son autonomie avant d’accéder à l’indépendance : 25 ans ou 38 ans, selon les critères, de domination française, une griffure presque anecdotique à l’échelle de l’Histoire…
Il n’est pas objectif d’imputer aux militaires ce choix de «l’arabité», en laissant entendre qu’il aurait été dicté par un désir de revanche.
Mokhtar Ould Daddah, Premier Ministre au tournant de l’indépendance, puis Président de 1961 à 1978 et tenu pour le « Père de la Nation », est couramment présenté comme le partenaire francophile de l’âge d’or. C’est pourtant lui qui rompra un à un les liens trop exclusifs avec l’ancienne métropole : retrait de la CEAO (héritière de l’AOF et ancêtre de la CEDEAO), refus d’intégrer la zone franc (avec la création d’une monnaie nationale, l’ouguiya), annulation des accords de coopération avec la France, nationalisation de la MIFERMA (la société française exploitante du fer mauritanien), etc… Ses militaires de successeurs suivront la même ligne. Mais c’est sous le long règne de Maawiyya Sid Ahmed Ould Taya (1984 – 2005) que les liens avec Paris seront normalisés, la transition démocratique entamée et la question des rapports avec le Sénégal mise sur la table dans le sillage de la grave crise de 1989. Toutefois, malgré des avancées, la Mauritanie ne semble pas avoir réussi à mettre au point le pacte de cohabitation entre «maures» et «africains» qui aurait réglé une fois pour toutes le problème de «l’unité nationale». Si ce problème d’équilibre intercommunautaire n’a pas mis en danger, jusqu’ici du moins, l’unité de l’Etat, souvent mise à mal dans la bande saharo-sahélienne, c’est sans doute que l’appartenance religieuse commune constitue dans ce pays fervent un ciment particulièrement efficace. Les Mauritaniens sont quasiment tous musulmans, sunnites de rite malékite, et l’islam tolérant qu’ils professent, influencé par les confréries soufies, Qadiriya et Tidjaniya notamment, tient dans la vie sociétale une place éminente, inscrite dans la constitution. La Mauritanie est une République Islamique, l’islam est la religion du peuple et de l’Etat, et le Chef de l’Etat doit être musulman. La religion du Prophète entretient contre vents et marées une identité nationale insoluble dans les ambitions marocaines. La Mauritanie a longtemps redouté d’être incorporée contre son gré dans un Grand Maroc allant de Tanger au Sénégal, le royaume chérifien refusant de reconnaître son voisin du Sud jusque vers 1967. La renonciation de Nouakchott (en 1979) au partage de l’ex-Sahara espagnol avec Rabat paraît avoir été guidée par la volonté d’éviter le réveil d’une revendication chérifienne…sur la Mauritanie. A cet égard, les gens du fleuve ne seraient pas les derniers à refuser une «marocanité» susceptible de les couper de leurs congénères sénégalais et à s’accrocher à cette identité «mauritanienne» qui n’est pas incompatible avec leurs aspirations. Après tout, la constitution assure à tous les citoyens une égalité complète en droits et en devoirs et les minorités sont désormais reconnues (cf. infra).
En tout état de cause, la prédominance d’un islam modéré et «soufisant» est telle qu’il faudra attendre 1993-1994 pour qu’apparaissent à Nouakchott les premiers islamistes, peut-être « formés » chez les wahabites. Bien qu’ils soient alors tenus sous contrôle étroit du gouvernement, ils manifesteront assez vite un penchant pour l’action violente. Deux prêtres français sont attaqués sauvagement et blessés grièvement dans la cathédrale de Nouakchott en 1994. Réprimés par Ould Taya, très hostile aux thèses fondamentalistes, ils accroîtront peu à peu leur audience, sans pour autant faire de percée décisive. En partant assister à Riyad aux obsèques du Roi Fahed d’Arabie, en août 2005, Ould Taya ne se doute pas qu’il ne pourra pas revenir. L’Armée lui reprend le pouvoir, début d’une transition qui va durer deux ans. C’est Ould Cheikh Abdallahi, premier civil à être élu à la Présidence depuis la chute d’Ould Daddah, qui autorise en 2007 la création d’un parti islamiste, avant d’être renversé à son tour en août 2008 par le général Ould Abdelaziz. Celui-ci reçoit un an plus tard l’onction du suffrage universel. Autoritaire ou autocrate, il est soutenu par l’Occident, car une réalité nouvelle s’est installée dans la région : « Al Qaida pour le Maghreb Islamique », la fameuse AQMI, fait son apparition. Avec Ould Abdelaziz, la Mauritanie s’implique résolument dans la lutte contre le terrorisme islamique, au point que des avertissements sont bientôt lancés au gouvernement mauritanien, assortis de deux ou trois coups de semonce.
La contestation de 2011 : printemps «arabe» ou «alerte islamiste» ?
Septembre 2010 semble marquer un tournant à cet égard. Suite à l’enlèvement de cinq Français et de deux Africains, l’Armée mauritanienne livre de violents combats contre l’organisation terroriste, entreprenant un raid en territoire malien du côté de Tombouctou. La coopération avec le Mali est renforcée, tandis qu’une coordination quadripartite est mise en place entre l’Algérie, la Mauritanie, le Mali et le Niger au niveau des chefs d’état-major. L’AQMI accuse « le régime mauritanien », qui « tue des civils», d’être «l’agent de la France».
Dès le début de 2011, alors que la Tunisie, l’Algérie et la Libye sont déjà touchées par la vague des « printemps arabes », la contestation démarre à Nouakchott, avec une première manifestation qui rassemble, le 13 janvier 2011, quelques milliers de personnes, demandant des réformes économiques et sociales, la fin de la corruption et le départ du Président Mohamed Ould Abdelaziz. Deux jours plus tard, un jeune s’immole par le feu devant le palais présidentiel. Les manifestations s’étendent et gagnent tout le pays et toutes les couches de la société. On se croirait à Tunis ou au Caire, sauf que les foules sont modestes, que les jeunes restent pacifiques. Chaque semaine, durant plusieurs mois, des mardi (ou vendredi) de la colère seront organisés avec marches et sit-ins, sans répression très vigoureuse.
Sur le front social, les syndicats regroupés au sein d’une « coordination » vont organiser des grèves sectorielles (santé, enseignement, mines, transports, pêche, administration, médias) et deux ou trois grèves nationales. Soucieux d’éteindre la contestation, le pouvoir fait des concessions (plan social, baisses de prix, hausses de salaires) et tente de nouer le dialogue avec les opposants. Ce qui n’empêchera nullement un certain raidissement et une politisation des slogans. Le 25 avril 2011, lors d’une manifestation plus violente qu’à l’accoutumée, les protestataires réclament le départ du
Premier Ministre Ould Laghdaf…
Au plan politique, l’autoritarisme du président et l’incompétence du gouvernement sont les cibles du «Mouvement du 25 Février», fer de lance de la contestation. Formés sur Internet, les jeunes «cyber-résistants des sables» prennent l’habitude de se réunir sur un terrain vague transformé en «place Tahrir» version mauritanienne. Leur programme en 28 points est éclectique. A part quelques demandes concernant le marché du travail (créations d’emplois, augmentation du salaire minimum) et la moralisation de la vie publique (annulation de la vente de leur lieu de rassemblement, qualifiée de frauduleuse), les slogans, endossés par l’ensemble des partis, y compris les islamistes du «Tawassol», sont politiques (système électoral plus juste, démission du gouvernement, fin de l’ingérence des militaires dans les affaires du pouvoir). Les autorités réussiront néanmoins à désarmer la contestation avant qu’elle se radicalise ou soit manipulée par les islamistes. Les concessions porteront d’abord sur les médias. En mai-juin 2011, la libéralisation de l’audiovisuel, notamment privé, est engagée (élargissement du nombre des chaînes radio (de deux à sept) et TV (de deux à sept). Nouveauté, les délits de presse sont dépénalisés. Des négociations sont entamées entre le parti au pouvoir et l’opposition en septembre/octobre 2011.
Plusieurs mesures symboliques, mais importantes, sont prises : reconnaissance des minorités, interdiction de l’esclavage (pour la troisième fois au moins – NDLA), deux principes qui seront inscrits dans la Constitution, instauration au Parlement de sièges réservés aux femmes, et enfin, mesures emblématiques, la criminalisation des coups d’Etat et l’exclusion des militaires en activité de la vie politique.
A l’automne 2011, le printemps de Nouakchott est fini. Si le mouvement ne s’est pas transformé en soulèvement, c’est que les islamistes mauritaniens y ont participé sans prendre les commandes dans le train en marche comme à Tunis ou Alger, laissant sans doute à leurs collègues de l’AQMI le soin de maintenir la pression sur le pouvoir, en synchronisation avec l’éclosion des printemps arabes. Un coup d’œil au calendrier suffit à confirmer ce «partage des tâches». Dès janvier 2011,
«Al Qaïda pour le Maghreb Islamique» hausse le ton à l’encontre du président mauritanien. Le 7 février 2011, l’organisation menace à nouveau «d’assassiner Ould Abdelaziz», l’accusant de «mener une guerre par procuration contre les «Moudjahidine, pour le compte de la France», «une guerre qui n’est pas la sienne, en alliance avec les croisés». AQMI appelle l’Armée mauritanienne «à déposer le Président». Plusieurs tentatives d’assassinat sont déjouées, suivies de représailles. Durant le premier semestre 2011, de nouveaux raids des forces mauritaniennes sont lancés vers le territoire malien et des opérations conjointes sont menées avec les Français pour tenter de délivrer des otages. En novembre 2011, les autorités de Nouakchott démantèlent une filière «Polisario/Mauritanie» de recrutement qui s’apprête à envoyer 300 djihadistes vers le Mali et le «Sahélistan» en voie de formation.
L’implication des forces de Nouakchott semble se faire plus discrète en 2012 quand la pression de l’AQMI se concentre sur le Mali. Ce qui n’empêche pas le Mouvement pour l’Unicité du Jihad en Afrique Occidentale (MUJAO) d’envoyer un avertissement…Avec l’intervention française au Nord-Mali, les cartes sont rebattues. La Mauritanie, qui n’appartient pas à la CEDEAO, paraît décidée, dans un premier temps, à se retirer du jeu.
Toujours menacée par un retour de printemps, dans la mesure où elle a soutenu à plusieurs reprises la Syrie contre les visées qatariotes et golfistes, elle souhaite sans doute éviter l’envoi de forces au Mali. N’a-t-elle pas déjà des dizaines de milliers de réfugiés maliens à gérer, au camp de Fassala, près de la frontière ? C’est apparemment le ministre Laurent Fabius qui va réussir à convaincre Ould Abdelaziz de faire ce qu’il ne voulait pas, à savoir promettre l’envoi de soldats pour combattre l’AQMI et s’engager davantage dans un règlement politique au Mali, si règlement il doit y avoir.
Le Président, au pouvoir depuis cinq ans, n’est pas à la fête. Il aura besoin de toute sa détermination (il n’en manque pas), de son sens politique (il n’en semble pas dépourvu), de sa «baraka» (il en a eu jusqu’ici) et de sa santé.
Eh oui, car ses opposants font semblant de s’en préoccuper, s’inquiétant de ses voyages sanitaires et réclamant un bulletin périodique : entre
Nouakchott et Paris, les gadgets politiques apparaissent comme étant la part la plus résistante de l’héritage colonial. L’histoire ne dit pas si cette opposition attentionnée s’intéresse aussi à la santé de l’AQMI, qui s’est évaporée dans les sables du Nord-Mali, mais dont les combattants pourraient bien ressurgir du côté de Nema, d’Atar ou de Kaedi…
* Michel Raimbaud est ambassadeur de France. Durant trois ans, il a été en poste à Nouakchott en Mauritanie. Son intérêt se porte plus particulièrement sur les problématiques du monde arabo-musulman et de l’Afrique.
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