Karine Bennafla et Montserrat Emperador
Depuis dix ans, le Maroc connaît une multiplication des mouvements de protestation sociale dans les bourgs et les villes moyennes. En étudiant les cas des mobilisations à Sidi Ifni (à l’orée du « Sahara occidental ») et à Bouarfa (près de la frontière algérienne), cet article se propose d’éclairer les relations entre l’État marocain et ses périphéries. L’article analyse ainsi la variété des interactions entre mobilisations, appartenances nationales et politiques d’aménagement. Il montre que le pouvoir central, confronté depuis des siècles à des épisodes de dissidence tribale, perpétue des pratiques anciennes pour gérer ces mobilisations des périphéries en alternant mesures de répression et octroi de concessions.
Durant la décennie 2000, les mouvements de protestation populaire se sont multipliés dans les petites et moyennes villes du Maroc 1. Ces mobilisations à caractère socio-économique et politique suggèrent une évolution de la géographie de la protestation sociale car, après les émeutes urbaines des années 1980 2 et les attentats de Casablanca de 2003, les grandes agglomérations et leurs bidonvilles ont été désignés comme les principaux lieux de la contes- tation de l’État et de l’ordre public. Ces mobilisations exposent le sentiment d’abandon d’habitants vivant dans des espaces-marges, zones montagnardes enclavées ou bourgs des confins, qui dessinent un Maroc qualifié d’« inutile » lors du Protectorat 3. Ces « débordements du social4 » mettent en avant des reven dications pragmatiques : meilleur accès aux services publics, création d’emplois, subventions pour les produits de première nécessité, amélioration des infrastructures. Selon les lieux, les mouvements prennent la forme d’explosions de colère éphémères ou créent une dynamique protestataire sur plusieurs années. Telle est la situation à Sidi Ifni (région Souss-Massa-Drâa) et Bouarfa (région de l’Oriental), deux terrains sur lesquels nous avons réalisé des enquêtes en 2007, 2008 et 2009, individuellement ou en binôme 5 (fig. 1). Sidi Ifni et Bouarfa abritent respectivement 20 000 et 26 000 habitants selon le recensement général de la population et de l’habitat de 2004. Ces localités ont été le siège de mouvements populaires entre 2005 et 2009.
Des collectifs divers y ont relayé des revendications en recourant à des modes d’action plus ou moins classiques : marches, sit-in, communiqués, lettres aux médias, mais aussi blocus portuaire et mobilisation des communautés d’immigrés à l’étranger (Sidi Ifni), boycott du paiement des factures d’eau et simulacres d’émigration collective vers l’Algérie (Bouarfa). Les lieux étudiés présentent deux particularités. La première tient au fait que ce n’est pas la libéralisation économique qui détermine leur déclassement ni la perception populaire d’être à l’écart des politiques publiques de développement : ces zones étant faiblement investies par le secteur public, elles sont peu affectées par les réformes libérales. Leur second trait commun, l’inscription dans des espaces excentrés du territoire marocain, invite à étudier les rapports entre l’État central et ses périphéries politiques et économiques. Sidi Ifni est à l’orée de la région des « Provinces du Sud » (ou « Sahara occidental » selon l’ONU 6) et Bouarfa se situe près de la frontière algérienne. Les actuelles « mobilisations de périphéries » ne sont pas nouvelles : les séditions du bled-es-siba 7, épisodes de dissidence tribale, ont jalonné l’histoire du royaume. L’observation croisée des sites permet d’examiner l’interaction entre mobilisations et politique territoriale, celle-ci pouvant être vue comme une cause (du mécontentement), un enjeu politique et un outil de gestion du conflit. Quels sont les modes de gestion publique de l’effervescence sociale en péri- phérie ? Les types de réponse du pouvoir central marocain actuel prolongent- ils des pratiques de gestion anciennes ou témoignent-ils d’une transformation des modalités de discipline et de contrôle territorial avec la politique de libéralisation autoritaire 8 ? L’horizon d’attente des acteurs qui s’affrontent sur la scène publique dépend de l’expérience accumulée et des trajectoires des lieux où ils sont ancrés. Aussi l’étude des « terroirs historiques » et une approche anthropologique ont-elle été privilégiées pour saisir les formes de production de l’action publique dans les deux villes. La combinaison de disciplines différentes (géographie et sociologie politique) écarte l’adoption d’un positionnement théorique ferme, mais s’enrichit de questionnements pluriels.
Décrire la « périphérie » : le déploiement problématique des politiques d’aménagement territorial
Postées chacune à l’extrême sud d’une région administrative, Sidi Ifni et Bouarfa sont éloignées de leur capitale régionale, respectivement Agadir et Oujda. Une moyenne montagne pierreuse constitue l’arrière-pays de Sidi Ifni, petit port de pêche logé sur une côte inhospitalière. Le plateau sec du Rekkam au pied duquel s’étend Bouarfa est une terre de steppe à alfa, dévolue au nomadisme pastoral 9. Si la fixation des frontières d’État a transformé les deux villes en angles morts du territoire national, excentrées par rapport aux pôles politiques et économiques de la conurbation littorale, leur marginalisation progressive depuis quarante ans dépend aussi de paramètres géopolitiques internes et externes. La proximité d’une ou de frontière(s) leur confère une situation stratégique. Localisée entre Oujda (à 260 km au nord) et l’oasis de Figuig (à 70 km au sud), Bouarfa n’est qu’à 50 km de la frontière algérienne, litigieuse et fermée depuis 1994 10. Sidi Ifni jouxte également une frontière problématique, celle du Sahara occidental, dont la limite administrative passe à quelques dizaines de kilomètres au sud. Ce voisinage avec une frontière conflictuelle n’échappe pas aux protestataires et éclaire la volonté de l’État central de mettre un terme aux mouvements locaux. Notons que les Ifnaouis jouxtent en outre une fron- tière maritime avec l’Union européenne, le port étant à quelques encablures des îles Canaries.
Sidi Ifni et Bouarfa sont à l’écart des grands axes structurant le territoire marocain. Cette situation tranche avec la période coloniale, où les deux villes étaient mieux desservies. Aménagée pour consolider l’unité nationale, la route littorale Essaouira-Agadir-Laâyoune contourne Sidi Ifni, qui ne bénéficie même pas d’une bretelle goudronnée jusqu’à Tan-Tan. Bouarfa est devenue un carrefour routier au trafic modeste, à la jonction de l’axe Oujda-Errachidia et de l’axe Oujda-Figuig, jadis économiquement actif mais désormais réduit à une simple voie de liaison intra-régionale. Construite en 1931 puis prolongée jusqu’à Béchar (en territoire algérien), la ligne ferroviaire à vocation minière Oujda-Bouarfa ne fonctionne plus depuis des décennies 11. C’est là un autre point commun aux deux villes, celui d’avoir bénéficié à l’époque du Protectorat d’infrastructures de communication modernes aujourd’hui hors d’usage : rail construit par les Français à Bouarfa ; aérodrome international et port doté d’un accès par téléphérique, aménagés par les Espagnols à Sidi Ifni. L’histoire politico-administrative met au jour deux trajectoires urbaines inverses, mais toutes deux productrices d’attentes de développement. Bouarfa naît à l’époque coloniale comme poste administratif et centre minier (manganèse) dans une région sous-peuplée. La fermeture de la mine en 1967 lui vaudra un « plan de sauvetage par la promotion administrative 12 » lors de la création de la province de Figuig en 1974. Bouarfa en devient la capitale, captant institutions, services et emplois publics. Si cette promotion est mue par un souci de rationalité ethno-géographique (Bouarfa est au centre du pays Beni Guil), le choix est aussi motivé par une volonté de punir Figuig, où des armes introduites par des cellules d’extrême gauche et destinées au renversement du régime ont été interceptées au début des années 1970 13. La promotion administrative ne fait cependant pas de Bouarfa un pôle régional dynamique. Contrairement à celle de Bouarfa, l’histoire de Sidi Ifni est celle d’une régression administrative et d’une paupérisation entamées en 1969, avec la réintégration au territoire marocain. Cédé en 1860 à l’Espagne par le sultan du Maroc, le « territoire de Santa Cruz de Mar Pequeña » (nom espagnol de Sidi Ifni) est réellement investi par les Espagnols en 1934. L’élévation de la ville au rang de capitale de l’Afrique occidentale espagnole en 1946 lui assure l’attention particulière des autorités, qui entendent l’ériger en vitrine du déve- loppement et de la modernité. Siège de la résidence du gouverneur général
d’Espagne jusqu’en 1958, Sidi Ifni est pourvue d’équipements phares pour l’époque (hôpital, imprimerie, théâtre, cinémas…). En 1969, le rattachement au Maroc amorce la décadence : Sidi Ifni, la « perle », devient un simple chef- lieu de cercle 14, rattaché à la province d’Agadir et dépendant de la préfecture de Tiznit (à 60 km), laquelle récupère équipements et emplois administratifs. L’abandon d’une fonction de garnison, la suppression de la franchise douanière et la décision d’un « embargo » sur le développement planifié par Hassan II en 1972 au lendemain d’une tentative d’attentat contre lui en ville, constituent le terreau du déclin. Depuis les années 1980, Sidi Ifni et Bouarfa ont été marginalisées ou négligées par les politiques d’aménagement, comme l’espace rural à leurs alentours. Que l’agitation sociale s’enracine durablement dans les bourgs et villes moyennes est révélateur de la lenteur à réduire le fossé socio-économique entre villes et campagnes, nonobstant la politique de développement rural déployée par Mohammed VI. Dès 1999, le monarque place le développement humain et la question sociale au cœur du discours officiel, rompant avec la négligence qu’ont connue les campagnes depuis l’époque coloniale 15. Lors de la décennie 2000, de lourds investissements sont opérés pour l’électrification, le désenclavement routier, l’équipement sanitaire et médical du monde rural. Les initiatives pour lutter contre la pauvreté foisonnent et de nouveaux dis- positifs institutionnels sont censés permettre une décentralisation admi- nistrative et une gestion déconcentrée des investissements. Citons l’Agence de développement social, créée en 2001 avec 16 coordinations régionales, les Centres régionaux d’investissement, en place depuis 2002 et, surtout, l’Initiative nationale pour le développement humain, lancée en 2005. Présentée dans le discours royal du 18 mai 2005 comme le « chantier du règne », celle-ci est menée aux échelons régional et provincial par les walis et gouverneurs 16, chargés d’en superviser les actions grâce à la mise sur pied d’un comité technique provincial. Cette priorité accordée au social a valu au monarque le qualificatif de « roi des pauvres », une formule moins employée au fil des ans. La plupart des foyers de protestation sociale ne sont pas concernés par les politiques de développement territorial et sont situés hors du périmètre d’intervention des trois Agences publiques de développement régional : celles du Sud, du Nord et de l’Oriental, respectivement nées en 2002, 2006 et 1996. L’aire de compétence des agences couvre 75 % du territoire marocain, mais laisse à l’écart tout le centre montagneux du pays. Sidi Ifni est à l’extérieur du territoire de l’Agence du Sud – qui correspond aux Provinces du Sud – et ne peut donc pas bénéficier du dispositif d’aide au développement. Quand elles sont insérées dans les mailles du filet territorial de ces agences publiques, maintes bourgades, comme Bouarfa, ne reçoivent que les reliquats des projets et des enveloppes financières, soit qu’elles ne disposent pas d’une élite locale dotée de l’entregent politique nécessaire pour capter les aides, soit qu’elles constituent des « bouts du monde » au sein de ces espaces privilégiés par les pouvoirs publics. La médiatisation à outrance des discours et des actions de développement (inaugurations, lancement de programmes, signatures de conventions ou de partenariats doté(e)s de budgets pluriannuels au montant faramineux) fait partie de la politique de communication du monarque. Nimbée de dévelop- pementalisme, cette stratégie alimente la représentation populaire d’une pro fusion de dépenses et de projets, tout en suscitant des interrogations critiques sur la part de fiction et les modalités d’application desdites actions. À cet égard, la turbulence des petites et moyennes villes questionne les modalités de ciblage des politiques d’aménagement du territoire et l’efficacité, voire le dysfonctionnement au niveau de la maîtrise d’ouvrage, des initiatives de développement appuyées sur le triptyque élus locaux/État/associations. Le passage à l’action protestataire à Sidi Ifni et Bouarfa s’inscrit dans un contexte de décompression autoritaire, qui réduit le coût associé à l’action collective 17, et en arrière-plan d’une politique de développement national inégale dans sa mise en œuvre spatiale. L’irruption et la durée exceptionnelle des mobilisations en ces lieux ne s’expliquent pas qu’en termes de frustration relative. D’autres paramètres interfèrent, tels que la perte d’audience des partis et syndicats, l’institution de nouveaux relais politiques locaux (associations), l’effet boule de neige des premières actions protestataires et les déceptions qui ont suivi l’annonce de changement.
Les mouvements revendicatifs de Sidi Ifni et Bouarfa
À Bouarfa, le 12 mai 2007, la Coordination locale contre la hausse des prix et la dégradation des services publics 18 organise une manifestation à l’occasion de la visite de dizaines d’employés de l’Office national de l’eau potable (Onep).
17. T. Belghazi, M. Madani, L’Action collective au Maroc, de la mobilisation des ressources à la prise de parole, Rabat, Publications de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, 2001. 18. La Coordination émane de l’initiative nationale lancée par le bureau de l’Association marocaine des droits humains en octobre 2006.
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Ceux-ci viennent exiger le paiement des arriérés des factures d’eau et arracher les compteurs des abonnés retardataires car, depuis septembre 2006, les citadins boycottent le règlement d’eau. Le nombre élevé de participants (10 000 selon les organisateurs), qui vaut à la manifestation le qualificatif d’« historique », est motivé par la peur de se voir retirer l’accès à l’eau potable et par la tolérance accordée, depuis le début de la décennie, à divers mouvements protestataires, tels ceux des diplômés chômeurs 19. Après la démonstration populaire, des négociations se déroulent entre représentants de la Coordination et de l’Onep qui débouchent sur l’octroi aux Bouarfis de la gratuité de l’eau. Pour la Coordination, cette concession des autorités est interprétée comme une victoire qui couronne les actions revendicatives menées depuis 2005, dans un contexte de difficultés socio-économiques aiguisées par des années de sécheresse. Cette année-là, une première tentative de départ collectif vers l’Algérie a lieu après un désaccord entre des habitants d’un quartier populaire et le gouverneur sur les critères de distribution de la farine donnée par des touristes du Golfe. Des tentatives d’exil ultérieures sont mues par d’autres revendications, telles que celle de l’accès à l’emploi ou aux services de base. Dans un cas d’émigration collective en avril 2005, les militants traversent la frontière, mais sont refoulés par la police algérienne. Ces actes sont symbo- liquement forts au vu de la lourdeur du contentieux maroco-algérien. À la même période (2005-2007), différents groupes de chômeurs, diplômés ou non, s’activent, telle la section de l’Association nationale des diplômés chômeurs (ANDCM). En 2009, la Coordination organise deux à quatre actions par mois, pour conserver l’acquis de la gratuité de l’eau et entretenir la disponibilité revendicative des habitants. À Sidi Ifni, la première mobilisation massive a lieu le 22 mai 2005 : environ 7 000 personnes marchent devant la pachawiyya 20, la municipalité et l’hôpital pour déplorer l’état de la situation socio-économique et demander une enquête sur la gestion des affaires municipales. L’appel a été lancé par le Secrétariat local Sidi Ifni-Aït Baamrane, une coalition hétéroclite née un mois plus tôt et regroupant des associations locales, des partis politiques et des syndicats. L’utilisation d’un référent ethnico-tribal, les Aït Baamrane (une confédération de sept tribus berbères 21), distingue la mobilisation de Sidi Ifni de celle de Bouarfa. La marche « brise le mur du silence » et « libère de la peur » selon les
19. En 1990, la création de l’Association nationale des diplômés chômeurs à Casablanca inaugure un mouvement national de protestation contre le chômage. 20. La pachawiyya est le siège du pacha, représentant local du ministère de l’Intérieur. 21. Voir M. Naïmi, La Dynamique des alliances ouest-sahariennes. De l’espace géographique à l’espace social, Paris, Éditions de la MSH, 2004 ; R. Simenel, L’Origine est aux frontières. Espace, histoire et société dans une terre d’exil du Sud marocain, Paris, Éditions du CNRS, 2010.
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organisateurs qui, surpris par le succès, appellent à une seconde manifestation le 7 août 2005. Les deux tiers de la population (14 000 personnes) défilent avec des drapeaux marocains pour protester contre la marginalisation de la ville, non sans affrontements avec les forces de l’ordre. Une vingtaine de personnes sont arrêtées puis relâchées. La délégation reçue par le gouverneur de Tiznit expose les cinq revendications principales : promotion de l’emploi ; amélioration des infrastructures de base (santé, éducation) ; achèvement des travaux du port ; désenclavement routier avec le bitumage de la route jusqu’à Tan-Tan ; création d’une province Sidi Ifni-Aït Baamrane, éventuellement rattachée à la région de Guelmim-Smara. La protestation se poursuit en 2006 (la voiture du gouverneur essuie des jets de pierres lors de la cérémonie commémorative de rétrocession) et en 2007 (sit-in organisés par des collectifs contre le chômage et pour le droit à la citoyenneté espagnole 22). Le 30 mai 2008, cette dynamique franchit un cap avec le blocus du port décidé par de jeunes chômeurs, encadrés ou non, exas- pérés par les promesses non tenues. L’action, qui porte atteinte aux intérêts économiques de hauts responsables du secteur de la pêche, provoque une répression d’une disproportion telle qu’elle propulse Sidi Ifni sur la scène médiatique nationale et internationale. Les atteintes aux droits de l’homme commises par les forces de l’ordre le 7 juin 2008 créent un tollé et une guerre de l’information, dont la chaîne qatarie Al Jazeera est victime 23. Des caravanes de solidarité organisées depuis Rabat (15 et 22 juin) par des associations (Attac, Association marocaine des droits humains – AMDH) et des manifestations de soutien à l’étranger attestent du retentissement de l’affaire, tandis que trois commissions d’enquête (parlementaire et associatives) livrent des rapports divergents et controversés sur les abus de violence 24. Malgré la poursuite des arrestations pendant l’été 2008, le mouvement protestataire maintient des sit-in et des grèves pour exiger le jugement des responsables des exactions du « samedi noir » et la libération des prisonniers. L’annonce par le Premier ministre marocain, en décembre 2008, d’un plan de développement d’urgence pour la ville, puis sa promotion au rang de préfecture en janvier 2009 et, enfin, la libération, en avril, des principaux leaders ont abouti à une phase de relative accalmie, surtout après l’élection au conseil municipal de prisonniers libérés (juin 2009), leaders ou simples militants.
Expériences collectives partagées, réseaux militants clivés
Alimentées par des attentes déçues, les mobilisations collectives expriment des revendications dont la nature et l’expression sont commandées par la trajectoire de développement local et la représentation (plus ou moins héroïsée) du passé régional portée par les militants. Cet imaginaire militant n’est pas le même pour tous ; sa fabrication dépend d’éléments sociologiques et des parcours individuels et collectifs.
Des collectifs composites en proie à des divisions
Initié au milieu des années 1990, le processus de décompression autoritaire 25 stimule l’éclosion d’associations et de manifestations sans crainte de repré- sailles aussi lourdes qu’au temps des « années de plomb ». L’essor du mili- tantisme des droits de l’homme et d’autres formes de mobilisation dans les grandes villes (diplômés chômeurs), au long des années 1990 et 2000, banalise le risque associé à la protestation publique et a un effet désinhibant. Malgré les limites du processus d’ouverture politique, celui-ci altère le regard porté par la base sur les partis et syndicats. En 1998, l’entrée dans le gouvernement de l’Union socialiste des forces populaires (USFP), qui avait été pendant des décennies le chef de file des revendications socio-économiques et politiques, érode la crédibilité des partis historiques « de gauche », usés par leur participation aux affaires. Ce phénomène se répercute sur les syndicats. Aux scissions partisanes font écho des divisions syndicales qui fragmentent le mouvement ouvrier 26. Désormais focalisés sur le dialogue social, les syndicats désertent le terrain des revendications populaires, laissé aux acteurs associatifs 27. De fait, la déconsidération des syndicats et partis signale moins
une crise de la participation politique, corroborée par le faible taux de par- ticipation électorale, qu’un renouvellement des modes d’action politique. Le rôle clé des acteurs associatifs se voit à Bouarfa, où la Coordination s’appuie sur cinq groupes présents en ville : la Confédération démocratique du travail (CDT), l’AMDH et trois groupes de chômeurs. À Sidi Ifni, la configuration d’acteurs est plus complexe en raison du foisonnement d’associations locales. Issu d’un Forum social associatif tenu en 2004 avec une cinquantaine de membres, le Secrétariat local Sidi Ifni-Aït Baamrane a vu s’agréger lors de sa formation des partis politiques, des syndicats et des associations (Maison des Jeunes, Association Mar Pequeña pour le tourisme culturel). Le poids des composantes de chaque collectif local est inégal ; leur mode de fonctionnement interne et leur culture politique diffèrent. La préférence pour des styles protestataires différents et la défense d’intérêts collectifs divergents contribuent à la fragmentation des mouvements. L’absence de statut écrit et de chef désigné est symptomatique des dissensions innervant le Secrétariat local à Sidi Ifni. Dès 2005, ce dernier voit son aile gauche lui réfuter le statut de porte-parole représentatif du collectif protestataire ; parallèlement, le mouvement des chômeurs, représenté par la section locale ANDCM, se scinde en trois associations (licenciés ; techniciens ; Aït Baamrane). L’éparpillement du mouvement des chômeurs est identique à Bouarfa après l’obtention d’une embauche collective, en 1998, par l’ANDCM. Ce succès aboutit à un boom des adhésions ; or certains militants jugent cette hausse des effectifs handicapante pour l’objectif de recrutement : un groupe indépendant de licenciés se détache alors de l’ANDCM, puis un groupe de chômeurs non-diplômés. En outre, dans les deux mouvements protestataires étudiés, la participation des partis politiques pose problème : à Bouarfa, les partis, dépourvus de bases militantes significatives, sont écartés de la dynamique protestataire. À Sidi Ifni, les représentants de partis impliqués dans la création du Secrétariat local les quittent à l’issue des manifestations de 2005 (parti Istiqlal) ou de 2006, après que des représentants nationaux du Parti de la justice et du développement ont émis une interprétation discutable de la vague protestataire, assimilée à une agitation séparatiste. Ce décalage avec le siège central rabati conduisit des militants ifnaouis à démissionner de leur parti. L’observation des parcours des groupes qui intègrent le noyau de la Coor- dination à Bouarfa révèle le partage de modes d’action et de références idéo- logiques généralement issus de la gauche et du syndicalisme universitaire. Ceux qui participent à la Coordination en tant que syndicalistes ou membres de l’AMDH affichent souvent un engagement dans des partis de gauche. Les membres de l’AMDH réinvestissent un savoir-faire militant acquis au sein de l’Union nationale des étudiants du Maroc (Unem), ce qui enracine l’espace
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protestataire de Bouarfa dans le militantisme universitaire 28. À Sidi Ifni, les mêmes référents idéologiques lient les membres qui forment l’aile gauche ou dissidente du Secrétariat local (ANDCM, Attac) : beaucoup, passés par les uni versités de Marrakech ou d’Agadir, ont acquis un savoir-faire militant à la faculté. Mais ils en ont aussi ramené de vieilles rivalités. Le principal clivage entre militants ifnaouis aurait ainsi, dès le début, opposé, d’un côté, ceux qui « travaillent avec le makhzen » (les notabilités politiques et économiques sans base populaire), jugés trop modérés ou enclins aux négociations et, de l’autre, ceux qui affirment être l’écho d’une vox populi et prônent des manifestations massives. Ce clivage renvoie à une logique de qualification de l’Autre qui sert des objectifs de légitimation et a des implications tactiques. La première caté- gorie de militants est surtout préoccupée par le rattachement administratif de la région de Sidi Ifni aux Provinces du Sud afin de bénéficier des aides étatiques. Usant d’un discours tribaliste, ces militants tentent de contenir ou de dissuader les mouvements de rue, et privilégient une négociation plus feutrée et opaque, fondée sur leurs relations personnelles avec le gouvernement et le Palais. Quelles qu’elles soient, les pratiques revendicatives doivent néanmoins être contenues dans des limites signalées par les autorités publiques – limites progressivement éprouvées et élargies sur le terrain, non sans risques 29. Sidi Ifni témoigne d’une situation où l’équilibre instable entre pratiques mani- festantes et sécuritaires se brise. Les raisons de cette rupture tiennent aux clivages internes au Secrétariat local (entre les deux groupes évoqués ci-dessus) et à une action protestataire audacieuse décidée « par le bas », spontanément et sans concertation avec les leaders 30. Même après l’intervention du « samedi noir », les sit-in continuent à Sidi Ifni, avec des slogans comme « as siyâssa bi zerouata ila imta ? » (« la politique de la matraque jusqu’à quand ? 31 »). Actions protestataires et action publique se remodèlent dans l’interaction. Du côté de l’appareil d’État, la permissivité à l’égard des expressions de mécontentement sert de paravent à un redéploiement des pratiques autoritaires ; pour les militants, le verrouillage complet de la rue apparaît impensable à cause du démenti qu’il infligerait à la rhétorique officielle de la « démocratisation » mais le risque d’un tel verrouillage les condamne à la contention 32.
28. K. Karam, V. Geisser et F. Vairel, « Espaces du politique. Mobilisation et protestations », in É. Picard (dir.). La Politique dans le monde arabe, Paris, Armand Colin, 2006, p. 193-213. 29. M. Emperador, « Les manifestations de diplômés chômeurs au Maroc : la rue comme espace de négociation du tolérable », Genèses, n° 77, 2009, p. 30-50. 30. Le bouclage du port diffère des marches pacifiques de 2005-2006 qui rassemblaient des milliers de personnes suivant un itinéraire respecté. Le blocus rompt un accord tacite sur les modalités de protestation. 31. Sit-in du 20 juillet 2008. 32. F. Vairel, « La transitologie, langage du pouvoir au Maroc », Politix, n° 80, 2007, p. 109-128.
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Répertoires d’action et rapports à la « nation »
Les formes concrètes de protestation révèlent un répertoire d’action local, historiquement constitué 33. La mise en scène des protestations à Sidi Ifni et Bouarfa diffère dans la formulation des slogans, l’utilisation des symboles nationaux ou le rapport au territoire étranger. Les références tribalistes à Sidi Ifni et la proximité avec l’Algérie à Bouarfa sont des variables autour desquelles s’articulent les formes d’action qui s’y déploient. À Sidi Ifni, toutes les manifestations depuis 2005 sont filmées par les mili- tants et donnent lieu à des montages vidéo. Marches, sit-in, discours, répression policière et fêtes de retour des prisonniers sont archivés comme des événements historiques et consignés dans des films documentaires amateurs dont les cédé- roms sont prêtés, vendus ou diffusés sur le site internet YouTube. Complétés par des surtitrages, du texte, des caricatures et parfois mis en musique avec des chansons empruntées au répertoire classique de l’opposition politique des années 1970, les épisodes protestataires sont vus dans les foyers. Cette diffusion a une valeur pédagogique et sert à transmettre la flamme militante ou à entretenir la mobilisation. Ces technologies de communication constituent des « dispositifs de sensibilisation » au sens où l’entend Christophe Traïni 34. Elles sont aussi un ressort pour contourner les velléités étatiques de filtrage de l’information et pour faire connaître hors de la région la contestation et la réponse violente des autorités (en juin 2008, les exactions des forces de l’ordre ont été filmées en caméra cachée depuis les terrasses ou maisons). Les pouvoirs publics ont bien saisi en quoi la diffusion de tels documents amateurs pouvait écorner l’image de libéralisme politique du pays et mobiliser des soutiens en faveur des protestataires. En témoignent les arrestations de photographes ou de propriétaires de cybercafés auxquelles ils ont procédé. L’archivage vidéo des épisodes de protestation à Sidi Ifni participe à la réélaboration d’une histoire locale narrée dans le registre de la résistance. La rhétorique militante ifnaouie dénonce l’oubli dont les habitants sont l’objet de la part de l’État en le mettant en regard de leur contribution au combat pour l’indépendance. L’histoire locale, reconstruite et colportée par les leaders, est en effet focalisée sur la lutte anticoloniale et la participation baamranie à l’armée de libération nationale 35. Le discours sur la rébellion et la bravoure au combat, qui forge le mythe identitaire des Aït Baamrane depuis l’époque
33. C. Tilly, From Mobilization to Revolution, Reading, Addison-Wesley, 1978. 34. C. Traïni (dir.), Émotions… Mobilisation !, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 13. 35. Le siège d’Ifni en 1957 est l’épisode fort de cette résistance nationaliste. Il entraîna en rétorsion des bombardements aériens avec des lâchers de napalm lors de l’opération franco-espagnole Écouvillon (1958).
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coloniale 36, est fabriqué de l’intérieur mais aussi entretenu à l’extérieur par les autorités et des médias marocains qui usent du stéréotype d’un « peuple réfractaire au pouvoir central » pour réduire le mouvement ifnaoui à un avatar de révolte tribale et justifier la répression. À Bouarfa, la rhétorique de la protestation évite les accusations directes et opte pour une responsabilité diffuse. Les slogans sont choisis par une commission spéciale. L’une des phrases les plus entendues dans une marche en mars 2008 était : « Hukumat Ali Baba, Ali Baba wal ‘arbayn, kullum shifarine ! » (« Gouvernement d’Ali Baba, Ali Baba et les quarante, tous sont des voleurs ! »). Une critique de la corruption était également proférée en 2008 à Sidi Ifni avec la formule : « Bnaou villa, zadou ‘imâra, rekbou siyyara bi flouss el fouqara’ » (« Ils ont construit une villa, ajouté un immeuble, pris la voiture avec l’argent du pauvre »). À Bouarfa, d’autres slogans usent de métaphores pour décrire la hausse des prix. Cette dernière est ainsi qualifiée de mounkar, un concept religieux qui désigne l’inconnu, l’indicible, le mal qu’on ne peut pas nommer. Alors que les slogans de Bouarfa sont dénués de référence à la tribu ou au territoire local, à Sidi Ifni, l’énonciation des revendications en termes ethno- régionalistes est mal perçue par plusieurs militants 37, qui y décèlent une manœuvre de notables pour (ré)investir la scène politique locale en évacuant tout positionnement idéologique. En « baamranisant » le discours revendicatif, certains leaders ifnaouis entérinent une conception du royaume comme assem blage de tribus, qui permet de donner au pouvoir central l’assurance de négociations avec les chefs tribaux selon un mode ancien de gestion ter – ritoriale par délégation. Ils rappellent aussi, par cette pirouette discursive, la fidélité du groupe tribal envers le souverain et son attachement au terri- toire marocain. Le caractère équivoque du rapport au territoire national est caractéristique des mouvements de Bouarfa et Sidi Ifni, lesquels ne portent pas de velléité séparatiste mais instrumentalisent le thème de l’affiliation nationale dans leur argumentaire et la mise en scène de leurs actions. À Sidi Ifni, l’exaltation d’une communauté identitaire locale n’est pas incompatible avec l’exhibition de drapeaux marocains et de photos du roi – une démonstration de natio- nalisme absente à Bouarfa. Dans l’ancienne enclave espagnole, la marocanité des habitants est affichée pour brocarder les lacunes de la politique d’amé- nagement et l’ingratitude des autorités marocaines vis-à-vis d’une population ayant combattu pour l’indépendance. Les images du roi et les drapeaux visent
36. Ce fut l’un des arguments du général Franco pour mobiliser les habitants de l’enclave lors de la guerre civile espagnole. 37. De nombreux Ifnaouis sont d’origine rifaine ou sahraouie, leurs (grands-)parents étant venus intégrer l’armée espagnole de l’enclave.
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aussi à éviter l’amalgame entre les revendications socio-économiques locales et les mobilisations au Sahara occidental – un raccourci emprunté par certains journalistes et hommes politiques pour dénoncer les manifestations de Sidi Ifni comme une manœuvre du Front Polisario. De prime abord, les expressions de protestation sociale à Bouarfa paraissent plus provocantes quant aux questions d’allégeance nationale et d’intégrité territoriale. Les opérations d’« émigration collective » vers l’Algérie mettent en scène un exil forcé vers le territoire voisin, niant de la sorte une marocanité ou agitant la perspective de s’en dépouiller. Le conflit maroco-algérien permet aux militants d’attribuer à leur acte une valeur de « motivation négative 38 », susceptible de provoquer une réaction chez les élites décisionnelles. Néan- moins, la valeur transgressive des marches vers l’Algérie est à relativiser à l’aune des pratiques transfrontalières intenses et routinières favorisées par les liens familiaux et la faible démarcation territoriale 39. La dimension sub- versive est aussi atténuée par la mise en récit du départ, qui plaint « ceux qui sont obligés à partir ». Lié à un enjeu de survie matérielle, l’exil est présenté comme la seule alternative possible pour les habitants mais n’est accompagné d’aucune revendication d’ordre culturel ou territorial. Pour les autorités marocaines, Sidi Ifni possède une position et une identité liminaires assurément plus problématiques que celles de Bouarfa, ce qui justifie à leurs yeux des politiques publiques différenciées. En sus de leur proximité avec le Sahara occidental, les habitants de Sidi Ifni peuvent réellement fuir à l’étranger, soit en s’embarquant clandestinement vers les Canaries, soit en jouant d’une double nationalité européenne ou des cartes de résident espagnol dont beaucoup disposent. Quelle que soit leur interprétation, les actions locales qui rassemblent les foules ou qui obtiennent des acquis ont valeur d’« événements transforma- teurs 40 » et contribuent à redéfinir les représentations de l’engagement dans une action protestataire. À Bouarfa, la valse des gouverneurs entre 2004 et 2005 (quatre sont remplacés) est pour les militants la preuve que leur action gêne et qu’elle influence le cours des institutions et les prises de décision publique. La même conviction pénètre les leaders du mouvement protestataire
38. D. McAdam, « Tactical Innovation and the Pace of Insurgency », American Sociological Review, vol. 48, n° 6, 1983, p. 735. 39. M. Berriane et H. Hopfinger, « Nador (Maroc). Petite ville parmi les grandes », Villes du monde arabe, vol. 4, 1999, p. 1-219. 40. D. McAdam, W. H. Sewell, « It’s About Time : Temporality in the Study of Social Movements and Revolutions », in R. R. Aminzade, J. A. Goldstone et al. (dir.), Silence and Voice in the Study of Contentious Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 100.
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à Sidi Ifni, qui répètent à l’envi être les pionniers et les aiguillons d’un processus de démocratisation 41.
La gestion du « stress territorial » : entre répression et octroi de ressources
Appréhender les mouvements revendicatifs des petites et moyennes villes en termes de mobilisations de périphéries permet d’aborder la politique déployée en retour par l’État comme une gestion du « stress territorial ». For- mulée par Mohammed Naciri 42, l’expression renvoie à l’instabilité multi- séculaire des marges du royaume, où les rebellions tribales sont récurrentes et l’allégeance au monarque fragile, que ce soit en montagne ou aux portes des villes. Parce que l’histoire, l’organisation sociale, la situation géographique et les enjeux politiques des deux sites sont spécifiques, le traitement des mouvements revendicatifs par les autorités varie. Toutefois, des similitudes existent. Un élément ressort des négociations de l’État avec les protestataires : le contournement de l’équipe municipale. À Bouarfa, lors du sit-in devant le siège provincial en mai 2007, les leaders de la Coordination exigent de discuter directement avec les responsables du ministère de l’Intérieur et les cadres de l’Onep venus de Rabat et Oujda. Ce souhait de la Coordination de présenter directement les doléances des habitants est accepté et le conseil municipal est tenu à l’écart des discussions. À Sidi Ifni, on constate le même court-circuitage des élus, dont la plupart sont moralement discrédités ou considérés comme impuissants (car sous tutelle du ministère de l’Intérieur) par les leaders de la protestation. Qu’il s’agisse des campements de chômeurs ou des manifestations de 2005-2006, à chaque fois les pourparlers s’effectuent entre représentants d’associations ou du Secrétariat local d’une part, et le gouverneur ou le pacha d’autre part. La sélection des interlocuteurs par les agents d’autorité alimente, de façon calculée, les clivages entre meneurs. L’une des raisons de l’implosion du Secrétariat local tient ainsi aux divergences de position quant à l’accep- tation des négociations et à leurs modalités, certains militants en jugeant d’autres trop proches du gouverneur. À Sidi Ifni, la victoire aux élections municipales d’une liste dominée par des militants du mouvement protestataire, en juin 2009, écarte les leaders de « la rue » et multiplie les fractures. Formée
41. Du fond de leur cellule à Inezgane, des membres fondateurs du Secrétariat local déclaraient vivre leur incarcération comme le prix à payer de ceux qui « font l’Histoire » (entretiens téléphoniques, juillet 2008) 42. M. Naciri, « Territoire : contrôler ou développer… », art. cit., p. 12.
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de militants fraîchement sortis de prison, de chômeurs jamais arrêtés et de personnes sans passé militant, la nouvelle équipe municipale s’est vite déchirée, principalement à cause du caractère controversé du maire élu 43. La particularité de la gestion du mouvement local ifnaoui est aussi liée à l’utilisation d’une vieille pratique makhzénienne pour juguler le conflit : celle des tournées royales (mehalla ou harka), destinées à s’assurer le contrôle du territoire et l’allégeance des sujets. La mobilité régulière du sultan est l’une des réponses anciennes au « stress territorial », le déplacement du roi ayant pour but d’empêcher désordre et anarchie dans le pays, comme ce fut le cas de la visite effectuée par Mohammed VI le 1er décembre 2007 à Sidi Ifni. La mehalla vise à renouveler le contrat entre le souverain et ses sujets, à manifester la puissance monarchique et donc à raffermir la cohésion territoriale, notam- ment en périphérie. Jocelyne Dakhlia souligne que « l’itinéraire de la mehalla se dirige toujours vers les marges, celle des zones montagneuses, du désert et des frontières », là où les populations sont « situées dans une mou vance indécise et peuvent jouer sur deux allégeances 44 ». L’attraction de l’Espagne sur les Ifnaouis, ainsi que leur hypothétique allégeance (redoutée par le pouvoir central) envers les indépendantistes sahraouis ont sans doute influencé la décision d’effectuer des tournées royales dans la ville, en 2000 puis 2007. Sidi Ifni avait auparavant été tenue à l’écart des expéditions royales durant vingt-huit ans, une éviction vécue comme un châtiment. La visite du roi en 2000 fut donc interprétée non comme une démonstration de force mais comme la fin d’une période d’ostracisme, signifiant apport de baraka (bénédiction, signe de l’élection) et perspectives d’aides publiques au développement. La seconde visite royale, en 2007, a constitué un mode de réponse aux mouvements protestataires de 2005-2006. Certes, le passage-éclair (vingt-quatre minutes) et la programmation des haltes du monarque n’ont pas permis que les doléances des habitants soient exposées, mais le séjour royal de quinze jours à Guelmim a été l’occasion, pour l’un des leaders du Secrétariat local, d’aller plaider le dossier « Sidi Ifni-Aït Baamrane » devant le roi. Si l’entrevue a été bénéfique, Mohammed VI étant ainsi averti directement des problèmes locaux 45, la démarche a fourni le prétexte à de nouvelles querelles entre militants, car elle consacrait le leadership du porte-parole et reproduisait une relation État/groupe apparentée à une médiation tribale.
43. Il appartient à une famille de notables locaux et des membres de sa famille étaient élus au conseil municipal. 44. J. Dakhlia, « Dans la mouvance du prince : la symbolique du pouvoir itinérant au Maghreb », Annales, vol. 43, n° 3, 1988, p. 749. 45. Les lettres de doléances et le dossier ifnaouis déposés en août 2007 par certains leaders de la contestation ne sont jamais parvenus au roi car ils ont été bloqués par le chef du cabinet royal (entretien avec le leader ayant rencontré le roi, Sidi Ifni, janvier 2008).
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Sidi Ifni révèle que la pratique multiséculaire de la mehalla reste un recours pour gérer les mobilisations de périphérie. Cette stratégie n’est cependant pas systématique. Bouarfa n’a jamais été concernée par ce procédé, probablement parce que les « débordements du social » y sont contenus et les enjeux politiques moins lourds. La bourgade ne figurait pas au nombre des étapes de la tournée régionale du souverain en mars 2008, marquée par le coup d’envoi des travaux de la centrale thermo-solaire d’Ain Beni Mathar, à 200 km au nord. La combinaison entre répression et octroi de ressources ou privilèges demeure le moyen le plus sûr de discipliner les mouvements revendicatifs. Les mesures d’embauche ou les avantages matériels dispensés lors des négo- ciations entretiennent une dynamique de scissiparité entre militants et les affaiblissent. Le traitement des revendications à Bouarfa est un cas d’école en matière de prodigalité : gratuité de l’eau concédée aux habitants ; recrutement exceptionnel de diplômés chômeurs en fonction des besoins et des ressources provinciales 46. Mais le mouvement revendicatif local n’a pas modifié la politique nationale d’allocation des ressources : Bouarfa ne figure dans aucun des projets de développement de l’Agence de l’Oriental. Les habitants pour- suivent donc les mobilisations, en limitant leurs formes d’action dans les marges du faisable. Le mouvement de balancier entre sanctions et concessions est flagrant à Sidi Ifni, où les mobilisations de 2005 ont généré la création d’emplois muni- cipaux, ainsi que l’attribution de terrains et de kiosques (à Agadir), et l’octroi de licences de barques de pêche à des conditions avantageuses. Cepen dant, l’assaut de la ville par les forces de l’ordre en juin 2008 et l’arrestation de meneurs, emprisonnés sans procès pendant des mois, ont rappelé la puissance et l’agressivité du pouvoir central, une fois les ressorts de la négociation épuisés et les limites du tolérable jugées franchies par les autorités. Sept mois après cette démonstration de force, la ville bénéficie d’un programme de développement d’urgence (2009-2012) qui implique plusieurs ministères et vise à la promotion du tourisme, de la pêche et de l’artisanat, ainsi qu’au développement des infrastructures de transport et des équipements urbains. Marquante et symbolique est l’élévation de la ville au rang de préfecture en janvier 2009, une décision considérée par de nombreux militants comme venant répondre à la plus centrale de leurs revendications. Cette promotion administrative donne l’assurance de ressources financières, d’équipements de base et d’emplois administratifs ; elle signifie la fin de la tutelle et des
46. M. Emperador, « Diplômés chômeurs en campagne. Formes d’investissement militant et de gestion d’une cause revendicative en période électorale », in L. Zaki (dir.), Terrains de campagne au Maroc. Les élections législatives de 2007, Tunis/Paris, IRMC/Karthala, 2009, p. 193-216.
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prélèvements de la préfecture de Tiznit. Mais le maillage territorial étant un « mécanisme de production d’une élite administrative et politique 47 », le statut de préfecture préfigure aussi une densification des allégeances et des alliances et, ce faisant, une démultiplication des dysfonctionnements et des contrôles. Le nouveau dispositif institutionnel risque de rendre la conception et la mise en œuvre des projets de développement local plus complexes, en raison de la multiplication des acteurs impliqués et de cheminements politico- administratifs rendus plus buissonnants.
Dans les périphéries du territoire marocain, le passage à l’action de citoyens parfois non-expérimentés résulte d’une reconfiguration du champ politique, d’espoirs déçus après les promesses de développement et d’une hausse des contraintes immédiates (retrait de ressources, perte de statut social, etc.). La visibilité de ces mouvements locaux tient aux nouvelles marges de manœuvre accordées par l’État, qui veille à traduire en actes sa rhétorique de la démocratisation. Le discrédit et l’éclatement des partis, la réduction de la capacité de mobilisation syndicale et l’essor associatif ont pour corollaire l’affirmation des petites et moyennes villes, parallèlement au rôle protestataire des grandes agglomérations, habituels lieux d’ancrage syndical et partisan. Souvent délaissées par les leaders des syndicats et partis, qui les considèrent comme de médiocres tremplins pour acquérir une position de pouvoir à l’échelle nationale, les villes d’envergure modeste ont été investies par d’autres acteurs et structures, venus soutenir les aspirations socio-économiques et relayer le mécontentement rural. La réévaluation du pouvoir coercitif de l’État favorise le passage au politique de collectifs à vocation sociale ou culturelle, surtout quand les liens d’interconnaissance personnelle sont étroits48. L’implication, à Sidi Ifni, d’associations culturelles ou sportives dans la fondation du Secrétariat local illustre ainsi la mobilisation politique de liens a priori sans teneur politique. La politisation de l’engagement collectif devient aussi effective quand les citadins se sentent directement agressés dans leur bien-être collectif, comme à Bouarfa, ou quand les abus ou la concentration excessive de pouvoir atteignent un seuil insupportable au regard de l’application annoncée d’un « nouveau concept de l’autorité 49 ».
47. M. Naciri, « Territoire : contrôler ou développer… », art. cit., p. 27. 48. A. Bayat, « From “Dangerous Classes” to “Quiet Rebels”. Politics of the Urban Subaltern in the Global South », International Sociology, vol. 15, n° 3, 2000, p. 533-557 ; M. Bennani-Chraïbi et O. Fillieule (dir.), Résistances et protestations dans les sociétés musulmanes, Paris, Presses de Sciences Po, 2003. 49. Discours royal devant « les responsables des régions, wilayas, préfectures et provinces du Royaume, cadres de l’administration et représentants des citoyens », Casablanca, 12 octobre 1999.
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L’approche des arènes protestataires de Bouarfa et Sidi Ifni montre que les modalités de l’action étatique à l’échelle régionale et les mobilisations s’influencent réciproquement50. Si les expériences de Bouarfa et Sidi Ifni font figure de modèles dans les rhétoriques militantes nationales, la mobilisation sociale y reste focalisée sur des revendications locales, matérielles et prag- matiques. Ce choix limite leur portée politique et leur résonance avec d’autres mobilisations au Maroc. Il relativise aussi le danger que représentent pour le pouvoir central les turbulences issues du « Maroc inutile ».
Karine Bennafla Institut d’études politiques de Lyon
Montserrat Emperador Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence et Université Lyon
II
Abstract « Useless Morocco » rediscovered by the state : the cases of Sidi Ifni and Bouarfa Over the course of the last decade, social protests have been on the increase in Morocco, especially in the small and medium-sized cities. The cases of protest movements in Sidi Ifni (located on the border of the contested Western Sahara) and Bouarfa (near the Algerian border) illustrate the tense relationship between the central state and peripheral areas. From these cases, this article analyses the various interactions between social mobilizations, national belonging, and development policies. It shows that the central state, which has been confronted with tribal dissidence over centuries, continues to manage social unrest by combining repression and the granting of privileges.
50. C. Dupuy et C. Halpern, « Les politiques publiques face à leurs protestataires », Revue française de science politique, vol. 59, n° 4, 2009, p. 701-722.
https://www.academia.edu/7353051/Le_Maroc_inutile_redecouvert_par_laction_publique_exemples_de_Sidi_Ifni_et_Bouarfa
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