«Les relations entre la France et l’Algérie peuvent être bonnes ou mauvaises, en aucun cas elles ne peuvent être banales»
Par Noureddine Khelassi
«Les relations entre la France et l’Algérie peuvent être bonnes ou mauvaises, en aucun cas elles ne peuvent être banales». Ce constat vaut axiome. Il a été établi en 1974 par Abdelaziz Bouteflika, alors jeune ministre des Affaires étrangères d’une Algérie guide révolutionnaire du tiers-mondisme non aligné. Si le temps a beaucoup passé, la relation entre l’Algérie et la France reste compliquée et est toujours singulière. Malgré l’intention récurrente d’Alger et de Paris de la «refonder». De lui donner un nouveau souffle, lui redonner un nouveau départ. Les deux capitales se rapprochent alors, puis s’éloignent à nouveau. Mouvement de pendule, flux et reflux. Avec, ces dernières années, la volonté de les «normaliser» davantage grâce à la raison des affaires. On ne parle plus donc que de partenariat qui serait «d’exception», de «grande dimension». En effet, les aléas diplomatiques, les coups de froid et les coups de sang ont eu en réalité assez peu d’effet sur la coopération multiforme entre les deux pays.
À ce jour, la France, devancée de peu par la Chine depuis 2013, entend rester le premier partenaire économique de l’Algérie. Elle est son quatrième partenaire commercial et le premier investisseur étranger hors hydrocarbures. Les fluctuations de la météo diplomatique n’ont pas empêché le renforcement de rapports déjà étroits entre les deux sociétés, notamment à travers la présence en France d’une importante communauté algérienne. Liens culturels, liens de sang versé et mêlé. Côté français, il y avait au départ la volonté du général de Gaulle de faire de la relation franco-algérienne «le symbole d’une nouvelle forme de coopération postcoloniale exemplaire».
Politique suivie peu ou prou par ses successeurs, à la seule exception négative de Valéry Giscard d’Estaing. La France gaulliste avait donc pour l’Algérie les yeux de Chimène. Traduire, en termes d’économie et d’influence diplomatique, en faire une chasse gardée. Côté algérien, la rhétorique anticoloniale, n’a pas empêché l’engagement dans une étroite coopération avec l’ancienne puissance coloniale.
Mitterrand le socialiste s’est inscrit dans le droit fil de cette politique. Au début de son premier septennat, on a même pu parler alors d’une véritable «lune de miel» entre les deux pays. Mitterrand et Chadli Bendjedid se parlent pour la première fois en 1981, en marge du Sommet de Cancun.
Le Français vient de plaider pour un «nouvel ordre économique mondial», fervente plaidoirie pour la relance du dialogue Nord-Sud. L’Algérie apprécie. Un mois plus tard, Mitterrand est à Alger. Son ministre des Affaires étrangères, Claude Cheysson, évoque un «coup de passion» algéro-français. Une «passion» diplomatique dont Paris était prêt à payer le prix économique. Sous forme d’accord énergétique qui l’engage à payer le gaz algérien à un prix supérieur au cours mondial.
Quelques mois plus tard, en décembre 1982, Chadli Benjedid est à Paris. Simple visite de travail, mais tout de même la première visite en France d’un chef de l’État algérien depuis 1962. Claude Cheysson, sort encore la lyre : «Il n’y a pas de nuages, ni même de brouillard dans les relations franco-algériennes». Le Président algérien est de nouveau reçu à l’Élysée, cette fois en visite d’État, en novembre 1983. Pour les symboles forts, l’hymne national algérien retentit pour la première fois sur le sol français, et pour la première fois aussi un chef de l’État algérien ranime la flamme du soldat inconnu. Euphorie de courte durée, embellie éphémère. De nouveaux, des nuages dans le ciel des relations bilatérales. L’année suivante, les Algériens, irrités et critiques, accueillent avec suspicion la volonté affichée alors par Mitterrand de lever les «malentendus» qui s’étaient instaurés avec le Maroc, gêné et contrarié par le rapprochement spectaculaire entre Paris et Alger. Alger y voyait alors un double jeu, voire même un peu de duplicité dans cette façon de donner de la face et de jouer dans le dos. Exemples en étaient alors, la rencontre de Mitterrand à Ifrane avec le roi Hassan II, puis ses efforts pour trouver un terrain d’entente avec la turbulente Libye de Kadhafi sur le Tchad. D’autant que ses initiatives avaient eu lieu au lendemain même de la signature d’un traité «d’union» entre Rabat et Tripoli et qu’elles correspondaient aussi au remplacement, au Quai d’Orsay, de l’amical Claude Cheysson par le franc-maçon Roland Dumas, jugé moins amical à l’égard de l’Algérie, plutôt pro-marocain même.
Plus tard, les événements d’octobre 1988 contribueront à modifier quelque peu la perception française. Les relations se distendent et l’incompréhension et la suspicion prévalent côté français. Mais il faut attendre 1993 pour voir Mitterrand prendre officiellement ses distances avec le régime algérien. C’était le temps où le Président français s’immisçait dans les affaires politiques algériennes. Jugeant «pour le moins anormale» l’interruption du processus électoral et la démission-déposition du président Chadli Bendjédid. La petite phrase, un parfait exemple d’euphémisme perfide, passe mal, très mal. Alger rappelle alors son ambassadeur à Paris. Il faudra un an pour que Roland Dumas, qui se rend à Alger en janvier 1993, amorce une timide reprise du dialogue.
C’est aussi le début de la décennie noire terroriste en Algérie. Multiplication des attentats meurtriers, violence paroxystique. La communauté française en Algérie est également visée, puis le territoire français. L’Élysée change alors de braquet et de direction : Paris proclame alors son soutien au gouvernement algérien «dans sa lutte contre le terrorisme». Mais les décideurs français ne sont pas toujours sur la même longueur d’ondes, loin s’en faut. Discours français à géométrie variable, selon les interlocuteurs et les majorités qui se succèdent, cohabitation politique oblige. Les années Balladur furent, par exemple, un mélange d’immobilisme, de cacophonie, d’ambiguïté et de duplicité. François Mitterrand conserve certes une certaine influence sur la diplomatie française ; Alain Juppé, au Quai d’Orsay, tient initialement un discours résolument anti-islamiste avant de prôner l’ouverture d’un dialogue avec les terroristes qui accepteraient de «mettre les Kalachnikovs au vestiaire». Opinion partagée par le ministre de la Défense, Gérard Longuet ; Charles Pasqua, à l’Intérieur, a sa propre ligne et ses propres réseaux, notamment dans la hiérarchie militaire algérienne, parmi les implacables «éradicateurs» qu’il soutient. Et en 1995 la diplomatie française ignore officiellement les accords de Sant ‘Egidio qui proposent pour la première fois une plateforme politique élaborée par l’opposition dont le FIS-dissous.
Quelques mois après l’avènement au pouvoir d’Abdelaziz Bouteflika, la mise en route d’une politique de «concorde civile» encourage notamment les Français à renouer le dialogue au plus haut niveau. Cela tombe bien. Le réchauffement est souhaité aussi par le nouveau chef de l’État algérien soucieux de redonner à l’Algérie une voix et une lace sur la scène internationale. Il est alors à Paris en visite d’État en juin 2000. Quelques mois auparavant, l’Assemblée française avait officiellement reconnu, pour la première fois, que les «évènements» d’Algérie ayant conduit à l’indépendance étaient bien une «Guerre». Au cours de cette visite, le Président algérien déclare, de la tribune de l’Assemblée, que l’Algérie veut entretenir avec la France des relations «extraordinaires, non banales, pas normales, exemplaires, exceptionnelles». En mars 2003, Jacques Chirac est à Alger. Visite en grande pompe marquée par la signature d’une «Déclaration» dans laquelle les deux pays s’engagent à établir un «partenariat d’exception». Le Président français envisage même un traité d’amitié.
L’euphorie consécutive et ce nouveau «coup de passion» va cependant vite décliner. En février 2005, le Parlement français adopte une loi scélérate qui reconnaît «le rôle positif» de la colonisation. Pour l’Algérie, c’est une provocation, une outrecuidance. Certes, l’article litigieux sera abrogé par Chirac un an plus tard, mais cette loi portant «reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés» incite fortement les Algériens à se lancer dans une campagne visant à obtenir la «repentance» de la France pour les crimes coloniaux.
Le traité d’amitié si cher à Jacques Chirac bénéficie alors d’un enterrement de première classe ! Nicolas Sarkozy, qui se rend à son tour à Alger en 2007, se contente d’évoquer le caractère «injuste» de la colonisation, mais se refuse à adresser à l’Algérie les «excuses» demandées. Les deux pays signent quand même une «convention de partenariat» pour organiser la coopération. Une sorte de «traité simplifié» qui fait l’éloge du concret, mais qui ne modifie pas la donne politique. Et les Algériens ont dès l’année suivante un nouveau motif de raidissement et d’indignation : l’arrestation en 2008 à Marseille d’un haut diplomate algérien (acquitté depuis) dans le cadre de l’enquête sur l’assassinat en 1987 de l’opposant André Ali Mecili. À cela s’ajoute les pressions inacceptables de Paris pour une révision des accords sur l’immigration et, surtout, l’inscription de l’Algérie sur la liste des pays «à risques» dont les ressortissants doivent être signalés systématiquement à la police lorsqu’ils réservent un billet pour la France. C’en était trop. Initialement prévue en 2010, la seconde visite en France du Président algérien est sans cesse ajournée… Elle n’aura en fait jamais lieu.
Successeur de Sarkozy, François Hollande entend lui aussi «refonder» la relation franco-algérienne. Il choisit donc de réserver sa première visite au Maghreb à l’Algérie, un séjour de deux jours. Comme d’habitude, les Marocains ont bien tiqué. Là aussi jeu d’équilibrisme français : on explique au Palais Royal qu’il était «normal» de débuter par l’étape la plus «délicate», et l’on rappelle que le roi Mohammed VI avait été le premier chef d’État étranger reçu à l’Élysée après l’élection de Hollande. Afin de préparer le terrain, Hollande a fait un geste symbolique en reconnaissant publiquement que des manifestants algériens du 17 octobre 1961 «avaient été tués lors d’une sanglante répression». Initiative positive, mais insuffisante pour Alger. Et toujours, en arrière-plan, le poids de la mémoire coloniale même si, de part et d’autre, on y jette dessus un voile pudique.
En visite à Alger, en juillet dernier, le chef de la diplomatie française, Laurent Fabius, évoquait un futur «partenariat de grande dimension». François Hollande, dit-on à Paris, songerait même à reprendre à son compte l’idée chiraquienne d’un «traité d’amitié». Reste à savoir si l’Algérie officielle d’aujourd’hui, qui est encore celle de la génération de l’indépendance, y est prête. Pas si sûr.
N. K.
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