L’empire colonial de la France, terme utilisé pendant toute la III° République, fut au 20ème siècle le deuxième plus vaste du monde derrière l’empire britannique. Présent sur tous les continents, il s’étendait en 1945 sur plus de 12 millions de km2, plus de dix fois la surface de la France, englobant une population totale de 110 millions d’habitants, soit 5 % de la population mondiale de l’époque.
Après la Deuxième Guerre mondiale, cet empire colonial fut rebaptisé « Union Française », mais la domination coloniale restait la même. La présence de la France parmi les vainqueurs de cette guerre tenait beaucoup au fait que la majorité des territoires colonisés était passée à partir de 1942 du côté du général de Gaulle et des forces alliées. La participation de la France au Conseil de sécurité des Nations-Unies, en tant que membre permanent disposant d’un droit de veto, en est encore aujourd’hui l’héritage
La décolonisation des pays conquis par les puissances européennes est devenue à partir de 1945 un processus historique mondial, mondialisé comme on dirait aujourd’hui. Remplacée par d’autres modes de domination impérialiste, cette décolonisation a effectivement abouti à l’indépendance de la plupart des anciennes colonies européennes en Afrique et en Asie.
La bourgeoisie française fut celle, parmi tous les pays européens, qui s’opposa le plus longtemps et durement à cette décolonisation mondialisée. Elle fut plus têtue que sa concurrente et complice, l’empire britannique. Oui, il y a une exception française dans cet aveuglement à vouloir maintenir, à la moitié du 20ème siècle, son système de colonisation tant en Afrique qu’en Asie.
Le temps des guerres coloniales
Au lendemain du 8 mai 1945, fin de la Deuxième Guerre mondiale en Europe, l’insurrection des Algériens dans les régions de Sétif et Guelma était sauvagement réprimée par l’armée française, qui en tua des milliers. Une semaine avant, le 25 avril 1945, celui qui était alors la figure historique du nationalisme algérien, Messali Hadj, avait été enlevé et déporté à Brazzaville. Les Algériens avaient d’autant plus cru aux déclaration « libératrices » de 1944 et 1945 que près de 500 000 d’entre eux avaient été incorporés dans les armées alliées qui combattirent l’Allemagne nazie ; et que jusqu’en 1947, le gouvernement français comportait des ministres du parti communiste.
Mais la répression frappa aussi ailleurs. Le 29 mars 1947 commençait à Madagascar un soulèvement armé que l’armée française allait mettre des mois à réduire, avec force tortures et exécutions sommaires. Albert Camus écrivait alors dans le journal Combat : « nous faisons à Madagascar ce que nous avons reproché aux Allemands. » Les historiens discutent encore du nombre de morts qu’entraîna cette répression sanglante : dans tous les cas plusieurs dizaines de milliers, le chiffre de 90 000 ayant été avancé pour une population de quatre millions d’habitants.
La première grande guerre coloniale de la IV° République fut celle de l’Indochine. En 1945, le Parti communiste vietnamien avait pris le pouvoir à Hanoi, la capitale du Vietnam lors de l’invasion japonaise. La France voulut rétablir son ancienne domination et, en 1946, engagea la guerre. Simultanément, la révolution chinoise triomphait à Pékin le 1er octobre 1947. Le fond de l’air était rouge, comme l’avait titré le cinéaste Chris Marker. La France de la IV° République était devenue un avant-poste de la lutte contre la révolution coloniale et le communisme.
Cette guerre se conclut par la défaite militaire de l’armée française lors de la bataille de Dien Bien Phu. Il appartint à Pierre Mendès-France d’arrêter les frais en juillet 1954, en concluant un accord de paix avec le Vietminh sous les auspices de la Chine et des Etats Unis. Cet accord consacrait le partage du Vietnam, le Nord gagnant son indépendance sous la direction du Parti communiste vietnamien, tandis que le Sud rejoignait la sphère d’influence des Etats-Unis.
La place singulière de l’Algérie colonisée
L’Algérie a occupé une place singulière dans le dispositif colonial français. Sa conquête date de 1830, avant l’essor du capitalisme en Europe et particulièrement en France. Le contrôle du pays fut obtenu après une guerre impitoyable, dont la première phase dura 17 ans, jusqu’en 1847 avec la défaite d’Abd El Kader. Et, particularité parmi les colonies françaises d’Afrique et d’Asie, l’Algérie devint une colonie de peuplement.
Pour connaître l’ampleur des massacres perpétrés par l’armée française, les sources directes ne manquent pas, à commencer par les mémoires du massacreur Saint Arnaud racontant les « enfumades » pratiquées par les conquérants français dans les grottes des montagnes algériennes.
L’Algérie ne fut jamais complètement pacifiée, connaissant plusieurs rébellions, particulièrement à l’occasion des changements politiques en France. Bien avant l’insurrection de 1945, la défaite de Napoléon III en 1871 donna le signal de la révolte d’El Mokrani, qui vit le tiers de la population algérienne participer à la plus importante insurrection depuis la conquête de l’Algérie.
Dès 1848, l’Algérie était organisée en départements français mais les Algériens relevaient du régime du code de l’indigénat. L’inégalité entre européens d’Algérie et Algériens, marque de cette situation coloniale, était institutionnalisée en matière d’impôts, de justice pénale, de service militaire, d’accès à la fonction publique, de rémunération dans la fonction publique, et d’accès à l’enseignement.
Les Algériens étaient désignés administrativement comme des indigènes ou des musulmans. Le terme de « musulman » désignait « l’ensemble des individus d’origine musulmane qui, n’ayant point été admis au droit de cité, ont nécessairement conservé leur statut personnel musulman, sans qu’il y ait lieu de distinguer s’ils appartiennent ou non au culte mahométan » selon les termes de la Cour d’Appel d’Alger en 1903. Et de fait, les rares algériens qui quittaient leur religion musulmane conservaient statut et désignation de « musulmans ». L’ethnicisation des rapports sociaux a une longue histoire pour les colonisateurs.
En 1947, de nouvelles règles électorales furent votées par l’Assemblée nationale française à l’initiative de la SFIO (les députés du PCF s’abstenant et ceux du parti communiste algérien votant contre). 900 000 européens élisaient 60 représentants à l’Assemblée algérienne, tandis que les autres 9 millions d’habitants élisaient également 60 représentants. L’équation coloniale 1 = 9 était appliquée. Et comme cela ne suffisait pas à garantir la perpétuation du système de domination, la bourrage des urnes était une pratique assumée. La France « gouvernait » l’Algérie. Et ce fut le « gouverneur » Naegelen, encarté à SFIO, qui fut le maître d’œuvre du bourrage des urnes de 1948, opération répétée en 1951 et 1954.
Pour l’économie française encore en phase de reconstruction, les colonies représentaient dans les années 1950 un débouché dont on a tendance aujourd’hui à effacer l’importance. Les exportations vers l’Algérie étaient encore en 1958 supérieures aux échanges vers chacun des pays européens.
« L’Algérie, c’est la France » ?
L’insurrection débuta en Algérie le 1er novembre 1954 à l’initiative de militants issus de la structure paramilitaire du MTLD, le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques. Celui-ci était depuis 1945 la principale organisation algérienne revendiquant l’indépendance du pays. Il faisait suite au PPA, Parti du peuple algérien, créé en 1937 par Messali Hadj, et dissous par le gouvernement français en 1945. Comme l’a noté Mohammed Harbi, la guerre d’indépendance de l’Algérie a en fait commencé le 8 mai 1945 lors du massacre de milliers d’algériens à Sétif et Guelma.1
Entre 1945 et 1954, la répression française ne cessa de viser les Algériens qui revendiquaient l’indépendance et, au-delà, toute contestation de l’ordre colonial. Conséquence collatérale, cela bloqua l’émergence de courants politiques plus modérés avec lesquels le colonialisme français aurait pu espérer des solutions de compromis. Ce qui s’est passé au Maroc et en Tunisie, avec l’indépendance acceptée par le gouvernement français en mars 1956, n’était pas reproductible en Algérie.
Le 1er novembre 1954, François Mitterrand était le ministre de l’intérieur du gouvernement de Pierre Mendès France. Les départements algériens étant juridiquement français, le ministre de l’intérieur était de par ses fonctions en première ligne pour maintenir l’ordre. Sa première déclaration, le 5 novembre, indique son refus de toute négociation : « Il ne saurait être question de négocier avec des rebelles qui, par l’ampleur même de leurs méfaits, ne peuvent que s’exposer aux rigueurs de la répression ». Puis le 12 novembre, il précise devant l’Assemblée nationale : «l’Algérie, c’est la France ».
Ces déclarations de Mitterrand sont relativement connues compte tenu de l’itinéraire politique de ce jeune ministre de l’intérieur, devenu en 1981 président de la république. Mais il faut rappeler que celles de Pierre Mendès France, président du conseil des ministres, étaient sur la même ligne : « A la volonté criminelle de quelques hommes doit répondre une répression sans faiblesse. Qu’on n’attende de nous aucun ménagement à l’égard de la sédition, aucun compromis avec elle. L’Algérie, c’est la France et non un pays étranger que nous protégeons. »
Quant au PCF, il alla jusqu’à invoquer Lénine pour condamner le déclenchement de l’insurrection, dans une déclaration de son bureau politique en date du 8 novembre 1954 : « En de telles circonstances, fidèle à l’enseignement de Lénine, la Parti communiste français, qui ne saurait approuver le recours à des actes individuels susceptibles de faire le jeu des pires colonialistes, si même ils n’étaient pas fomentés par eux, assure le peuple algérien de la solidarité de la classe ouvrière française dans sa lutte de masse contre la répression et pour la défense de ses droits. »
A ceux qui voudraient justifier aujourd’hui les positions d’hier par une savante remise en contexte historique, on peut et doit opposer les positions défendues, par exemple, par le courant politique de la IVème Internationale. Le journal La Vérité des Travailleurs, dirigé par Pierre Franck, écrivait ainsi dans son numéro de décembre 1954 : «Spectacle édifiant que ce débat à l’assemblée nationale sur l’Afrique du Nord. Ces messieurs ont mal digéré Dien Bien Phu, ils cherchent un terrain de revanche (…) La peur devant la marche inexorable des peuples vers leur émancipation». D’autres courants, notamment libertaires, ont eu le même type de réaction-réflexe en solidarité avec une insurrection de colonisés. On pouvait connaître la réalité de la situation coloniale algérienne et agir en conséquence, le compagnonnage avec les militants algériens du PPA-MTLD aidant à cette compréhension.
Une répression féroce
La répression s’étendit à tous les secteurs qui luttaient pour l’indépendance de l’Algérie. « Le MTLD ainsi que toutes les organisations ou associations qui en émanent ou s’y rattachent » furent dissoutes le 5 novembre 1954 par un décret signé de Pierre Mendès France et François Mitterrand (et seulement d’eux deux). En dissolvant le MTLD, le gouvernement français ne faisait pas dans le détail, il s’en prenait globalement à toutes les tendances d’un mouvement qui était en crise et en voie d’éclatement depuis 1952. Des milliers de militants furent arrêtés dans les premières semaines de novembre. La guerre était déclarée à tous les militants qui revendiquaient l’indépendance de leur pays, qu’ils soient directement engagées dans la lutte armée ou, comme Messali Hadj, extérieurs à cette initiative de novembre 1954.
La question de l’indépendance est bien la question politique centrale face à laquelle il n’était pas possible de ruser. Tous les gouvernements français de 1954 à 1960 ont refusé cette perspective, rendant dès lors dérisoires les incantations à d’hypothétiques négociations.
Pour le PCF, la ligne avait été fixée en 1936 par Maurice Thorez : selon lui, l’Algérie était une « nation en formation » incluant toutes les composantes des habitants du pays, Européens inclus. La reconnaissance du « fait national algérien » n’intervint qu’en 1956. La différence entre indépendance et reconnaissance du fait national peut sembler ténue, mais il faut s’interroger alors sur les raisons pour lesquelles le PCF s’arc-bouta sur cette formule, en refusant de céder tant aux sollicitations du FLN qu’aux secteurs critiques en France qui le pressaient de se prononcer pour l’indépendance de l’Algérie. Il maintint aussi son mot d’ordre de « paix en Algérie », qui traduisait l’aspiration massive à la fin de la guerre tout en esquivant la question de l’indépendance.
L’Union française, avatar rabougri du feu empire colonial, n’avait pas fini d’épuiser tous ses charmes tant pour la SFIO que pour le PCF.
Huit ans de guerre, plusieurs centaines de milliers d’Algériens tués, un million et demi de soldats français envoyés sur place, militaires de carrière, soldats du contingent et rappelés, la torture érigée en système, l’instauration en 1958 de l’« Etat fort » de la Vème République dont la constitution est toujours en vigueur… Tout cela pour aboutir à l’indépendance de l’Algérie, qui apparaît pourtant aujourd’hui comme ayant dû être inéluctable. Dans le même temps, soixante ans après, l’acharnement de la bourgeoisie française à empêcher l’indépendance de l’Algérie continue à produire des conséquences ravageuses.
Une guerre conduite par la gauche
Les quatre premières années de la guerre d’Algérie de 1954 à 1958 furent conduites peu ou prou par des gouvernements de « gauche ». La coalition de front républicain autour de la SFIO obtint la majorité aux élections législatives de janvier 1956. Pour l’Algérie, le programme se résumait en trois points : cessez-le-feu – élections – négociations. Ce que l’opinion retient , c’est le cessez-le-feu, c’est à dire la paix. Mais il s’agissait d’une promesse en trompe l’œil puisqu’elle excluait l’indépendance et ne proposait en conséquence au FLN qu’une capitulation. Mais c’était déjà trop pour les tenants de l’Algérie française qui manifestaient à Alger dès le
6 février 1956, amenant Guy Mollet à s’engager dans la guerre à outrance.
Le 12 mars 1956, les pouvoirs spéciaux étaient accordés au gouvernement de Guy Mollet pour prendre toute mesure ou décret en vue du « rétablissement de l’ordre en Algérie » et intensifier les opérations. Les députés du PCF firent partie des 455 députés qui les votèrent. De 200 000 hommes début 1956, les troupes présentes en Algérie passèrent à 450 000 en juillet. La bataille d’Alger, avec le général Massu en commandant en chef, allait pouvoir commencer.
La responsabilité des partis de gauche en charge de mener la guerre coloniale est écrasante. François Mitterrand y occupa un rôle de premier plan, comme ministre de l’intérieur chargé du maintien de l’ordre puis comme ministre de la justice dans le gouvernement du « socialiste » Guy Mollet. Ce dernier poste, loin d’être un lieu éloigné de l’administration de la guerre, le plaçait en première ligne pour couvrir l’armée dans l’exercice des pleins pouvoirs qui lui avaient été confiés. Dans ses fonctions de ministre de la justice, Mitterrand devait donner un avis sur les demandes de grâce des condamnés à mort. On compte 45 guillotinés sous son ministère (dont le seul condamné à mort européen, le militant communiste Fernand Iveton, guillotiné pour avoir déposé une bombe qui n’avait pas explosé).
Des ministres démissionnèrent du gouvernement Guy Mollet par désaccord avec sa politique en Algérie. Ce fut le cas de Pierre Mendès France et d’Alain Savary. Mais pas Mitterrand !
L’obsession du complot international
Les gouvernements de la IV° République ont donc défendu le maintien de l’Algérie dans la France. Constatant leur impuissance et aveugles devant les processus sociaux en cours, il ne leur restait que la fuite en avant, toujours plus de moyens militaires, et trouver des bouc émissaires.
Dans cette fin des années 1950, la bourgeoise française, en sus de la confrontation historique avec le « communisme », avait trouvé un nouvel ennemi dans la révolution arabe qui bousculait les équilibres du Moyen Orient et de l’Afrique du Nord. Le bouc émissaire tout trouvé était le panarabisme représenté par Nasser, qualifié de « Hitler panarabe » dans la presse de la SFIO.
Le Canal de Suez était exploité par la Compagnie de Suez, dont le siège était à Paris. Sa nationalisation par l’Egypte servit de prétexte au montage d’une opération militaire associant Israël, l’Angleterre et la France. Le 6 novembre 1956, quarante heures après un débarquement à Port Saïd, l’opération fut arrêtée. Les Etats-Unis reçurent le soutien de l’URSS pour siffler la fin de l’intervention franco-anglaise. Ce fut un retentissant fiasco politique, consacrant le changement définitif dans les rapports de forces entre impérialismes américain et européens au Moyen Orient.
Le domaine réservé à l’impérialisme français sur la carte mondiale se limitera désormais à des pays d’Afrique. La période des annexions coloniales s’achevant, le gouvernement et la bourgeoisie française ne pouvaient plus compter sur le soutien indéfectible de l’allié nord-américain, attelé au remodelage impérialiste du monde. Les Etats Unis continueront à braconner pour leur propre compte en Amérique Latine, puis quelques décennies plus tard en Irak, mais c’est une autre histoire.
Les gouvernements de la IV° République étaient soumis à la surenchère croissante des Européens d’Algérie. Dans ce type de situation, il arrive toujours un moment où l’original de droite est préféré aux copies social-démocrates, même si celles-ci font la même politique. Le coup d’Etat du 13 mai 1958 le démontra. Le Général De Gaulle instaura la nouvelle constitution de la V° République, en installant dans le pays de nouveaux rapports de forces politiques et sociaux. Le PCF et la SFIO perdaient suffrages et positions institutionnelles. La poursuite de la guerre coloniale rongeait les positions sociales du mouvement ouvrier.
Si on a retenu que De Gaulle mit fin à la guerre d’Algérie, on a tendance à oublier qu’avec lui, la guerre dura encore quatre ans, entre le « Je vous ai compris » adressé à la population européenne algéroise le 4 juin 1958, et la reconnaissance de l’indépendance algérienne en mars 1962.
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