Les systèmes de valeurs et les spécificités culturelles face aux effets de la mondialisation et de l’universalité

L’autre exemple est le mur dressé par le Maroc au Sahara occidental dans les années 1980 du siècle passé qui s’étend sur 2 000 km pour séparer les territoires libérés et des territoires occupés par Rabat dans l’objectif d’assiéger et étouffer les Sahraouis qui ne demandent que le droit d’autodétermination


Dr Mohamed-Larbi Ould khelifa
Vers la fin de la première décennie du siècle en cours, le monde a été témoin d’une série de phénomènes liés au système de valeurs, notamment les valeurs sociales et politiques ; un grand débat oppose aujourd’hui les élites savantes et politiques à travers le monde au sujet de leurs natures et causes. Plusieurs hypothèses et scenarii sont avancés sur leurs conséquences à long et court termes : s’agit-il de mutations socioculturelles, ou d’alternatives locales à des situations révolues dont le bilan négatif ne peut plus être défendu par le discours traditionnel, ou est-ce une conséquence de l’écart entre les défaillances de ce bilan et les réalisations enregistrées ?
De nombreux chercheurs en sociologie culturelle et politique s’interrogent sur les énergies ou les forces de propulsion qui les animent, et sur la catégorie des nouveaux-anciens modes dans laquelle on pourrait les classer. Ces interrogations vont se transformer en inquiétude, voire en étonnement dès qu’on apprend que ces mutations s’opèrent sans direction habilitée, sans personnalité charismatique et en dehors des organisations partisanes légales ou clandestines ; il se trouve que la majorité des demandeurs de changement sont des jeunes qui n’ont qu’un seul souci : bâtir un avenir différent ; autrement dit, reconstruire le système de valeurs, notamment en matière de relation entre l’Etat et le peuple. Le processus de mutation culturelle et politique est, parfois, qualifié de mouvement de protestation dont la signification s’apparente à la révolution, d’où les appellations «Printemps arabe» «colère pacifique», et même «soulèvement» (uprising) ou encore «redressement» ou «réveil» (awakening).
Toutefois, le bilan provisoire de cette expérience dévoile un discours critique de certaines étapes passées soutenu, la plupart du temps, par la mobilisation contre l’extrémisme et la confrontation avec les groupes terroristes. En Europe, et à un degré moindre aux Etats-Unis (occupation de Wall Street), les phénomènes de mutation et d’opposition prennent des appellations et une dynamique similaires mais sous l’étiquette de la démocratie mécanique qui signifie l’alternance des mêmes partis, organisations et leaders du système en place, avec quelques différences dans la pratique. Dans la sphère nord du monde, précisément dans le sud de l’Europe, l’Espagne a été le théâtre de la plus longue et importante manifestation menée par un parti socialiste contre un libéralisme accentué (!). En Grèce, l’Etat a déclaré faillite et la gauche a fait un come-back malgré les pressions de la droite au sein de l’UE. Au Portugal, l’économie est depuis des années dans un état comateux. Aux Etats-Unis, la dette a atteint un niveau dramatique (14 290 milliards de dollars en 2011) détenue en grande partie par la Chine. L’endettement de l’Espagne, l’Italie et la France réunies s’élève à 6 000 milliards de dollars. Face à l’ancien club des puissants et décideurs mondiaux, des exemples prometteurs se dressent, représentés par la Chine, le Brésil, certains pays du sud-est de l’Asie et la nouvelle Russie.
Tous passent par des mutations à la recherche d’une autre philosophie pour la relation de l’Etat avec la société et avec son passé et son futur… Quel serait cet avenir au moment où un siècle s’éloigne et un autre pointe à l’horizon ?
Les élites du Nord ont inventé des théories et des philosophies qui s’adressent au monde entier dans une logique qui dépasse la mondialisation vers la globalisation, une sorte de raz-de-marée total ; ces théories ont trouvé écho auprès des élites du Sud. On en cite la thèse de F. Fukuyama sur la fin du monde, celle de Dolle sur l’histoire et l’idéologie ou encore celle de B. Lewis qui évoque des fatalités inévitables dont la plupart favorables à Israël et à la suprématie de l’alliance euro-américaine, visant à porter atteinte à l’islam et ses adeptes. Si Huntington parle de monde divisé en deux blocs opposés dans une lutte de vie ou de mort, Z. Brezinski, lui, évoque les causes de la force technologique et son rôle dans la suprématie, le contrôle, la domination et le triomphe sans recours à la guerre à travers ce que les experts des centres de recherches stratégiques appellent la troisième vague (The Third Wave) sous le slogan de la démocratie dans les pays du «Printemps arabe» qui a abouti, au bout de quatre années, au chaos, à la destruction de l’Etat sur le plan stratégique ou la restauration d’anciens régimes qualifiés également de révolutionnaires, mais cette fois à la solde d’un empire qui vise à étendre cette ancienne stratégie assimilationniste renouvelée à l’Algérie, mais sans chance aucune grâce à la cohésion de la société algérienne, à la vigilance de ses énergies vives et à la perspicacité du Président Abdelaziz Bouteflika. La globalisation fait face aujourd’hui à une réalité internationale culturelle et géographique totalement opposée à ses slogans, une réalité marquée par des politiques de ségrégation et d’exclusion culturelle à travers le refus de la différence en termes de religion et de coutumes, et à travers le confinement des communautés émigrées dans ce qui s’apparente à des ghettos, mais surtout l’amalgame qui fait que le musulman est soit un potentiel terroriste, soit un ennemi de la culture du pays d’accueil supposée être supérieure à la sienne.
Partout, les obstacles et les barrières sont érigés ; c’est le cas de la plus grande muraille séparant les Etats-Unis et le Mexique construite sur 1 800 km pour stopper le flux des émigrés et le trafic de drogue ; il y a aussi le mur de l’apartheid entre la Cisjordanie et Israël qui était à 402 km en 2006. L’autre exemple est le mur dressé par le Maroc au Sahara occidental dans les années 1980 du siècle passé qui s’étend sur 2 000 km pour séparer les territoires libérés et des territoires occupés par Rabat dans l’objectif d’assiéger et étouffer les Sahraouis qui ne demandent que le droit d’autodétermination, sans oublier le mur qui sépare Israël et Sinaï dont la longueur devrait atteindre 266 km au cours de cette décennie. Rappelons que le territoire palestinien de Ghaza est encerclé de toutes parts ; pire, il est assiégé, y compris du côté égyptien. Il faut dire que les barrières physiques et juridiques n’ont cessé de se multiplier entre les nations pour diverses raisons sécuritaires, économiques et racistes.
C’est cela le vrai visage de la globalisation qui prend ce qu’elle veut obtenir et ne cède que ce qui sert ses intérêts, son pouvoir économique et sa domination politique à travers le monde. Rappelons un autre mur qui divise le monde et crée un Sud dépossédé de tous ses biens abritant 70% de la population mondiale dont une grande partie survivant avec moins d’un dollar par jour. Eprouvés par la misère et la faim, ces êtres sont poussés à l’émigration à bord d’embarcations de fortune dites «de la mort». Au lieu d’aider les pays dont les richesses ont été pillées pendant de longues décennies à se développer, certains politiques occidentaux ne trouvent comme solution à cette tragédie humaine que la destruction de ces embarcations primitives sur place, c’est-à-dire dans les ports de départ.
Les valeurs et leurs normes selon la mondialisation des forts
Les études expérimentales en psychologie et en sociologie ont démontré que le système de valeurs exerce une grande influence sur les attitudes des individus et des groupes de personnes ; il peut être assimilé à un réservoir d’énergie qui alimente les motivations et les attitudes des gens de même que leur jugement sur le bien et le mal. Les behavioristes vont jusqu’à lui accorder un rôle dans la maîtrise des instincts. C’est pourquoi, il est nécessaire de connaître la structure culturelle d’une société donnée, autrement dit son système de valeurs avec tout ce qu’il renferme comme points communs et spécificités secondaires, avant tout référendum ou sondage initié par l’Etat, les partis, les associations ou la presse dans l’objectif de connaître l’opinion de la majorité sur un évènement ou une politique. Ces sondages lancés par des instituts spécialisés peuvent viser à orienter l’opinion publique sur un sujet précis, une personnalité politique, artistique ou sportive. Ces exercices peuvent se rapprocher ou s’éloigner de la réalité telle quelle suivant l’objectif tracé en plus d’autres facteurs liés à l’échantillon ou à la grande mobilisation dans le cas d’élections générales sans dépasser toutefois les valeurs qui constituent le noyau fixe. Cependant, il est un autre système de valeurs supranationales qui acquiert une force référentielle repérable dans la Charte des Nations unies ; ces valeurs se transforment en lois universelles, les Etats qui les enfreignent sont alors taxés de pays traîtres (Core States) et sont soumis à l’isolement, au blocus ou forcés militairement à accepter ladite «volonté de la communauté internationale», représentant dans la plupart du temps les intérêts des vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale et composant le Conseil de sécurité à côté de la Chine populaire. De temps à autre et d’un pays à un autre, les valeurs de la charte onusienne changent de normes en fonction des équilibres des forces et des intérêts. C’est pourquoi les membres de ce club tiennent à le maintenir fermé alors que tous les pays indépendants sont membres de l’ONU et de son club élargi qu’est l’Assemblé générale qui peut condamner ou saluer à la majorité mais ne peut prendre de résolution contraignante ; c’est la preuve que la démocratie perd les normes de ses valeurs lorsque la décision est entre les mains d’une minorité de puissants et non aux côtés de la liberté, du droit, de la justice et du bien, les principes qui ont constitué les grandes valeurs à travers l’histoire de l’Humanité.
Les relations internationales ont toujours été et resteront probablement ainsi étant donné les coalitions des forts et les conflits futiles des faibles.
Le modelage et l’être «marchandisé»
Aussi bien dans la sphère nord que la sphère sud, la confiance des peuples a été ébranlée dans le système libéral tel qu’il a été appliqué et tel que défini par B. Barber «marché mondial sans barrières ni frontières» (Mac World, à l’image du modèle Mac Donald et Big Mac). On a fait croire aux peuples des pays sous-développés marginalisés que le déluge de la mondialisation et la globalisation n’aura aucun effet sur les valeurs et les cultures locales. Les concepteurs et initiateurs de cette philosophie dans la sphère nord ont trouvé dans la démocratie et les droits de l’homme le cheval de Troie pour imposer davantage de tutorat et d’asservissement à travers ce qu’ils possèdent comme moyens de contrainte et de sanction, après tous les massacres barbares perpétrés par ces Etats impérialistes pendant des dizaines d’années. Aujourd’hui les gouvernements de l’UE ne trouvent comme solution au problème des émigrants noyés dans la Méditerranée, que le bombardement des embarcations qui les transportent après avoir détruit les infrastructures, décimé leurs pays et sous-estimé leurs cultures taxées de primitives et d’arriérées sans que les organisations des droits de l’homme et du droit à la vie soufflent mot. Si les drames incombent, en partie, aux dirigeants des pays exportateurs de l’émigration clandestine (faible taux de développement et désespoir généralisé), les pays de la sphère nord assument la plus grande part de responsabilité ; c’est cette vision qui a été exposée et défendue par la délégation parlementaire au congrès des présidents des Parlements de la Méditerranée réunis à Lisbonne en mai 2015. Au lendemain de la chute du bloc socialiste marquée par l’échec de ses systèmes politiques et leur incapacité à faire face à l’adversaire s’infiltrant derrière le rideau de fer et également par le repli progressif des mouvements de libération nationale à travers le monde au cours des deux dernières décennies du siècle passé, le bloc occidental a été gagné par une sorte de prétention idéologique et s’est mis à louer les mérites de l’économie monétaire et du marché libre imposés par la Banque mondiale, le FMI (entreprises économiques créés après la Seconde Guerre mondiale) et l’OMC. Ce faisant, il a dévoilé son modèle technologique avancé au nom de la société de communication et la toile mondiale géante «le www» dans l’objectif de détruire les frontières et enterrer les spécificités culturelles des peuples prêchant l’après Etat-nation au nom de «la société globale» au moyen de ce que Brezinski appelle «la révolution techno-électronique», de l’influence qu’elle peut exercer grâce à sa force tranquille (Soft Power) et de la démocratie du marché basée sur une compétitivité inégale.
Ce modèle de démocratie a dépouillé l’individu dans la société occidentale de sa particularité humaine en le transformant en valeur matérielle pure Homo economicus et affaibli ses attaches naturelles par l’encouragement des organisations sociétales qui proposent une appartenance affective et une protection contre des changements imprévus. Il l’a, ainsi, délesté de sa valeur humaine et l’a «marchandisé» pour le mouler dans une culture mondialisée, celle de Hollywood, Mickey, Disneyland et autres modèles occidentaux. Cette analyse n’a pas l’ambition de porter un jugement sur la société européenne et américaine, ni prédire le devenir des mouvements de protestation qui ne cessent d’amplifier et leurs conséquences sur l’être humain, la société et l’Etat-nation en tant qu’entité. Cependant, il faut attirer l’attention sur sa capacité de convaincre au moyen d’un double langage sur les valeurs de l’égalité, de la démocratie, des droits de l’homme et du respect de la différence et de la diversité culturelle, politique qu’elle a pratiquée pendant au moins deux siècles. C’est bien la République française, brandissant ses trois principes célèbres, qui a imposé le code de l’indigénat aux Algériens et détruit une grande partie de leur patrimoine culturel allant jusqu’à leur nier une existence géographique et historique. Ce monde qui se dit libre a soutenu les dictatures dans les trois continents et renversé beaucoup de systèmes démocratiques parce qu’ils ne servaient pas ses intérêts ; c’est là un exemple de valeurs humaines théoriquement acceptées à l’unanimité, mais dans la pratique soumises aux intérêts et aux rapports de force, communément appelés realpolitik (Real Policy). Ni les Européens ni les Américains n’ont un jour critiqué l’apartheid en Afrique du Sud pour la simple raison qu’ils le pratiquent eux-mêmes chez eux.
Les derniers évènements de la ville américaine de Charleston (massacre d’Américains noirs au cours d’une messe dans une église protestante) prouvent que la couleur et la race peuvent parfois prendre le dessus sur la religion et la confession. Aucune voix ne s’élève pour dénoncer les agressions israéliennes contre les Palestiniens, quand cela arrive, c’est à voix basse que cela se fait parce qu’un musulman ou un Arabe, même non musulman, est synonyme, dans l’imaginaire européen et américain, de valeur négative alors que le juif israélien est, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, synonyme de valeur positive après avoir été humilié et persécuté pendant des siècles en Europe même. La vérité est que les valeurs sont influencées par les courants politiques et les bouleversements historiques ; ne sont pas épargnées bien sûr les trois valeurs majeures, à savoir la justice, le bien et le beau qui sont fixes dans le Coran en particulier et les textes sacrés des religions monothéistes, en général.
Le fossé entre la réalité et le discours trompeur
Les concepts et les terminologies inventés par les modes intellectuels et politiques sur l’inter-culturalisme et le multiculturalisme cachent, en réalité, le contraire de ce qu’elles prétendent, ce que les communautés émigrées, vivant dans les pays du Nord, y compris la Fédération de Russie, subissent au quotidien. Il s’avère que ces systèmes n’ont pas pu se débarrasser de leurs anciennes idéologies ; ils ont certes changé de nom «Nouveau système mondial» (New World System) mais n’ont pu changer de mentalité envers l’Autre, resté barbare et sauvage, qu’il faut dompter par la force ou éliminer pour rendre service à l’humanité civilisée, même s’il faut, dans le cas des musulmans, ressusciter l’ancien conflit vieux de plusieurs siècles et rappeler le temps des croisades pour mobiliser l’opinion publique et diaboliser l’Autre et le livrer en pâture à la meute (dossier dans la revue Historia, février 2015). Au moment où les systèmes sociaux et politiques dans la sphère nord, de manière générale, n’ont pas subi de changement depuis l’ère de l’industrialisation (plus de deux siècles), si l’on excepte le bloc socialiste avec un intervalle de sept décennies (1917-1991), la sphère sud a connu d’énormes chamboulements et destructions dont plusieurs cas directement manigancés par les pays du Nord. Cette main visible ou invisible a bien sûr ses agents de réserve constitués d’élites intellectuelles et politiques locales qui ont tenu à s’assurer une force protectrice dans la nouvelle ère, c’est-à-dire la postcoloniale. Ainsi, beaucoup de décisions prises au sein des institutions de l’Etat et par l’opposition sont très attentives à la réaction de l’ex-force dominante, alors que les principales sources d’information sont les médias transfrontiers des ex-puissances coloniales. Même les universitaires optent dans leurs recherches pour les cadres conceptuels et les modèles philosophiques de l’Occident (européen et américain) conçus initialement pour les pays et sociétés occidentaux. Dans la tête des hommes politiques de cet Occident et ses élites intellectuelles, les classes politiques et intellectuelles dans les pays du Sud leur sont redevables de tout ; à leurs yeux, ils ne sont que des élèves et ils doivent demeurer ainsi. Les recherches et études menées au cours des trois dernières décennies par certaines écoles apportent beaucoup de lumière sur ce pouvoir colonial resté endigué dans les anciennes colonies. On en cite les Postcolonial Studies (études postcoloniales) en Grande-Bretagne, Subaltern Studies (études subalternes) en Inde, Cultural Studies (études culturelles et anthropologiques) aux Etats-Unis dont la plupart remettent en question l’héritage colonial et critiquent les modèles, les théories et les concepts galvaudés durant le siècle dernier que les élites savantes et politiques ont entonné comme si c’étaient des évidences absolues (l’universalité du modèle européen en matière de développement, la validité des principes et méthodes occidentaux pour tous les peuples du monde puisque considérés supérieurs et plus avancés selon le prisme de la théorie des valeurs universelles qui prône la primauté des lois internationales et les chartes onusiennes sur les lois internes). Cet état de fait est appuyé par les organisations affiliées à l’ONU, les organisations non gouvernementales (Médecins sans frontières et autres organisations clamant la défense des droits de l’homme) qui osent classer les pays en pays émancipés ou démocratiques sans aucun égard aux cultures nationales et systèmes des valeurs locales, un globalisme auquel il est très difficile d’échapper. Derrière cette catégorisation se dresse un groupe de pays industrialisés qui ont réussi, au cours des trois derniers siècles, à implanter la société du savoir parmi une grande partie de leurs classes moyennes et donner naissance à de nouvelles élites qui ont instauré le siècle des lumières, et diffuser de nouvelles valeurs en remplacement des valeurs adoptées par l’Eglise et ses alliés au sein de la noblesse. Ce tournant a vu le jour avec les réformes de Luther King, suivi de Jean Calvin, qui ont trouvé écho chez Max Weber (fin du XIXe et début du XXe siècle), figure célèbre parmi les grands penseurs-inventeurs des concepts de la modernité contemporaine et la théorie capitaliste fondée sur l’entrepreneuriat, le profit et l’élévation du travail au rang de la pratique religieuse, et sur l’encouragement de l’austérité et la mise en garde contre les méfaits du gaspillage. Toutes ces valeurs prônées par l’islam et les traditions populaires en Algérie sont aujourd’hui oubliées, reléguées au rang de simples expressions reprises dans les discours de moralisation et de prêches sans aucun effet sur les individus, les groupes ou les politiques. Il n’est pas dans notre intention de livrer une comparaison entre les courants réformistes de l’Europe de l’Ouest et de l’Amérique du Nord et le monde arabe et musulman au cours du siècle passé, étant donné la différence de l’expérience historique et vu le retard cumulé avant et après la période coloniale. Mais l’on peut avancer que les mouvements réformistes dans la région Mena (Moyen-Orient et Afrique du Nord) n’ont pas réussi à pénétrer en profondeur les masses populaires malgré les énormes efforts de leaders éclairés tels que Djamel Eddine El Afghani, Mohammed Rédha, Mohammed Abdou et notamment Abdelhamid Ben Badis qui a lutté toute sa vie durant pour ressusciter les valeurs positives de l’islam et de la culture populaire algérienne ; malheureusement, son mouvement a perdu de sa vigueur dans la société algérienne après la disparition de Cheikh El-Bachir El-Ibrahimi pour des raisons internes et des raisons liées à des tentatives de polarisation externe. Aujourd’hui, notre société enregistre le retour de certains valeurs et comportements totalement opposés au projet du renouveau porté par Ben Badis au milieu du siècle dernier. A l’exception d’une minorité qui veille à enrichir ce projet culturel et sociologique, beaucoup vivent de sa réputation et de son héritage intellectuel et sa méthode pratique. Signalons, au passage, que Ben Badis n’a jamais ambitionné de présider l’association, ni percevoir un salaire quelconque ; son parcours mérite de figurer comme définition du véritable «militant».
Il est aisé de dire que la suprématie de l’Occident euro-américain n’est pas seulement d’ordre matériel, mais moral aussi ; il suffit de comparer ses systèmes de valeurs, les débats de ses élites intellectuelles et politiques et les luttes futiles autour de questions secondaires dans nos pays où les débats révèlent une situation de faiblesse, de dépendance et d’incapacité à innover et à créer. Il n’y a qu’à suivre les émissions télévisées et radiophoniques traitant de religion et de vie séculière pour se rendre compte que les valeurs culturelles et scientifiques demeurent très peu connues et influentes ; cette défaillance a bien sûr profité aux plus forts qui ont tenté tantôt la séduction tantôt le rejet à travers une modernité attirante puisqu’elle n’a pas d’équivalent dans nos sociétés qui s’évertuent à rappeler la grandeur des ancêtres ; ou à travers le rejet né de la différence des valeurs et exprimé par une islamophobie ou xénophobie incitant des réactions négatives et désespérées sous forme de terrorisme que les plus forts évitent de définir clairement aussi bien dans le discours public qu’au niveau des organisations internationales. L’une des raisons de cette fuite et cette réticence pourrait être imputée à l’intention de coller cette étiquette aux mouvements de libération nationale, comme ce fut le cas avec la Révolution algérienne et actuellement avec les Palestiniens au moment où peu d’observateurs et d’organisations internationales ont osé condamner le terrorisme d’Israël contre les civils durant les six dernières décennies.
Le terrorisme est une valeur négative et destructrice quand il prend la forme d’une agression contre des civils innocents, des groupes ou des institutions sans cause légitime ayant pour objectif la défense de la liberté, la justice, le droit au progrès et la dignité humaine, ces grandes valeurs pour lesquelles notre peuple a combattu pendant toute son histoire et pour lesquelles il restera fidèle et dévoué. N’oublions pas que tous les phénomènes, qu’ils soient naturels ou sociétaux, ont des causes et des facteurs directs ou secondaires selon la loi de la causalité ; le phénomène du terrorisme est soumis à la même loi, c’est pourquoi nombreux sont ceux qui s’interrogent sur les parties qui étaient derrière l’embrigadement, le financement et la mobilisation de ses centres durant la guerre des deux blocs. Le pouvoir leur a-t-il échappé ? Pourquoi le terrorisme a-t-il frappé dans d’autres régions, telles que l’Algérie, et est devenu aujourd’hui un phénomène international et une criminalité transfrontalière incluant la plupart des pays qualifiés d’islamistes et a migré vers d’autres continents ? A ce propos, le Britannique B. Russel, prix Nobel et l’un des mathématiciens les plus connus du XXe siècle, a présenté son point de vue dans une étude intitulée «La morale et la politique», dont voici un extrait : «Les politiques occidentaux ne regrettent pas et ne tireront aucun enseignement de la mort des dizaines de milliers de civils et d’engagés durant les guerres qu’ils ont menées durant les trois quarts du vingtième siècle.»
E. Morin a, quant à lui, critiqué, dans son étude intitulée «Penser global — l’humain et son univers», la rationalité dogmatique qui a transformé des élites et des politiques en Occident et leurs disciples dans d’autres pays en machines à compter les gains et les pertes. Le reste est classé dans ce qui est considéré par les autres d’irrationalisable. C’est ainsi qu’apparaît le monde derrière les rives de la Méditerranée et de l’Atlantique et c’est ainsi qu’apparaît l’état du reste du monde que la communauté internationale mentionne en chiffres après une lecture théâtrale rituelle des systèmes de valeurs, des principes et des chartes au nom de l’humanité. Machiavel n’est-il pas celui qui a le mieux décrit, et sans artifice, la politique des cavernes ?
Mohamed Larbi Ould Khelifa

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