Cinq jours après la mort de Mouhcine Fikri broyé par une benne à ordures à la suite d’un contrôle de marchandises le vendredi 28 octobre, la colère est toujours là. Des milliers de personnes défilaient encore dans la rue mardi 1er novembre. Le roi du Maroc, Mohammed VI, face à l’intensification des mobilisations, aux sentiments de révolte et d’indignation qui s’expriment cherche à temporiser. Il a fait ouvrir une enquête « minutieuse et approfondie » et a envoyé le premier ministre auprès de la famille de la victime pour présenter ses condoléances. L’affaire a conduit à l’arrestation de onze personnes : policiers, éboueurs, responsable de la pêche. Depuis deux jours, les annonces se succèdent sur l’avancée de l’enquête et le parquet a insisté sur le fait que les premiers éléments indiqueraient qu’il s’agit d’un accident. Mais la mort de Mouhcine Fikri dans la région du Rif, qui connaît un important taux chômage hors saison, déclenche et révèle, comme fin 2010 en Tunisie suite à l’immolation de Mohammed Bouazizi, les contradictions profondes qui traversent la société marocaine ; la misère, l’injustice, la corruption qui sont le quotidien et la source de la révolte de milliers de marocains.
Cécile Manchette
« Ecoute makhzen (palais royal), on n’humilie pas le peuple du Rif ! »
Mouhcine Fikri, âgé d’une trentaine d’années, est décédé dans d’atroces circonstances vendredi soir à Al-Hoceima. C’est suite à la publication d’une vidéo qui montre le jeune homme broyé par une benne à ordures que des manifestations ont été organisées dans le pays ainsi qu’une marche réunissant des milliers de personnes pour ses funérailles. Ce vendredi 28 octobre, l’homme transportait plusieurs caisses d’espadons dont la pêche est actuellement interdite. C’est à la suite d’un contrôle sur sa marchandise et après qu’il ait tenté de sauver ses poissons que les policiers auraient reçu l’ordre de les lui confisquer et pris la décision d’en détruire une partie. Mouhcine aurait alors tenté de récupérer la marchandise ou de s’opposer à sa destruction en s’asseyant sur la benne à ordures, avant d’être happé par le mécanisme de la machine… mais pourquoi avoir décidé de détruire la marchandise ? Qui a donné l’ordre et qui a mis en route la benne à ordures ?
Ce qui s’est exprimé dans les rues marocaines depuis quelques jours, c’est la colère contre l’injustice, les abus de pouvoirs, la corruption, l’affairisme ainsi que les conditions de vie et de travail de plus en plus difficiles. Qu’est-ce qui a fait descendre ces milliers de personnes dans la rue ? La conviction pour beaucoup que les autorités, l’administration, la police ont encore une fois abusé de leur pouvoir, de leur autorité, et exécuté un homme. A Al-Hoceima, les manifestants scandaient « Criminels, assassins, terroristes » ou encore « Ecoute makhzen (palais royal), on n’humilie pas le peuple du Rif ! ».
Des coupables tout désignés pour la population et les manifestants. Ce sont ces « rumeurs » que le roi Mohammed VI a rapidement tenté de faire taire, ou de tempérer, en demandant au ministre de l’intérieur, Mohammed Hassad de se rendre chez la famille pour lui « présenter les condoléances et la compassion du souverain ». Parallèlement, l’enquête fera en sorte « que des poursuites soient engagées contre quiconque dont la responsabilité serait établie dans cet incident ». M. Hassad a alors promis que « toutes les défaillances » de la part de la police « seront sévèrement sanctionnées par la justice ». Ce sont onze personnes qui ont depuis été présentées à la justice le mardi 1er novembre « pour faux en écriture publique et homicide involontaire ». Huit d’entre elles ont été placées en détention préventive. Parmi elles figurent « deux agents d’autorité, le délégué de la pêche maritime, le chef de service de la délégation de la pêche maritime et le médecin chef du service de la médecine vétérinaire ».La machine judiciaire est donc en route. Et les conclusions préliminaires rapportent plusieurs infractions de la part de ces responsables. Une mise en route hâtive de la machine judiciaire lancée par le roi et le gouvernement qui savent bien ce que de telles affaires peuvent déclencher : de l’indignation jusqu’à la révolte dans une région où les jeunes sont fortement frappés par le chômage et ne supportent plus l’injustice, les abus de pouvoir, l’arbitraire, la répression.
A Al-Hoceima, « le Makhzen (pouvoir royal) tue »
Le nom de la ville d’Al-Hoceima ne nous est pas inconnu. En effet, en février 2011 lorsque les « révoltes arabes » ont gagné le Maroc, Al-Hoceima a été un des points névralgiques de la contestation portée par le « mouvement du 20 février ». A Al-Hoceima, une histoire reste encore dans les esprits ; celle de la mort de cinq manifestants, dont les cadavres avaient été retrouvés dans une agence bancaire. Cinq jeunes portés disparus après 20h, le soir d’une manifestation, et qui ont été retrouvés calcinés. A l’époque, les circonstances de leurs décès sont restées très mystérieuses. Les habitants et les familles, persuadés qu’il s’agissait de meurtres policiers, avaient alors manifesté scandant « le makhzen (palais royal) tue ». En effet, plusieurs sources allaient à l’encontre de la version officielle selon laquelle ces cinq manifestants seraient morts dans l’incendie provoqué par des émeutiers, indiquant plutôt que la DGST (direction générale de la surveillance du territoire) aurait commis une « bavure ».
Pour compléter le portrait, Al-Hoceima, située sur la côte, dans la région du Rif, au nord du pays, a fait l’objet durant les deux dernières décennies d’importants investissements de la part du royaume pour transformer Al-Hoceima en une jolie ville côtière et touristique. Pourtant, nombreux sont les projets immobiliers qui traînent. De plus, quand la période estivale et les afflux de touristes prennent fin, l’économie basée sur la pêche et le tourisme vacille et les jeunes de la région connaissent un fort taux de chômage. Dans ces conditions économiques difficiles, pour un pays avec une importante population jeune, les habitants, galèrent tant bien que mal pour vivre ou survivre.
Dans ce contexte extrêmement tendu, cinq ans après les velléités révolutionnaires qui avaient ébranlé son régime, Mohammed VI tente par tous les moyens d’étouffer la contestation, en promettant une enquête à la fois rapide et intransigeante pour punir les fautifs sans pour autant remettre en cause l’institution policière dans son ensemble. Car même si la police est corrompue jusqu’à la moëlle, l’exécutif marocain a besoin de son bras armé pour maintenir le régime. Mais la mort de Mouhcine Fikri a mis en lumière l’absurdité d’une société et d’un système dans lesquels on peut perdre la vie, broyé par une benne à ordures, pour essayer de subvenir à ses besoins. Un système maintenu notamment grâce à une administration, un système judiciaire, une police, qui ont tous les droits. C’est cette réalité et ce quotidien là que les marocains ont reconnus dans la mort de Mouhcine Fikri, et combattent aujourd’hui dans la rue.
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