« Une neutralité positive » : c’est par cette expression que les diplomates tunisiens résument la position permanente de leur pays vis-à-vis du différend qui oppose l’Algérie et le Maroc à propos du Sahara occidental. Une position souvent inconfortable dans la mesure où les deux voisins et « frères » sont tentés de temps à autre de revendiquer le soutien et l’implication de la Tunisie à propos d’une question qui empoisonne les relations maghrébines depuis le milieu des années 1970. De fait, le statut et l’avenir du Sahara constituent l’un des principaux facteurs de blocage du processus de regroupement régional symbolisé par l’Union du Maghreb arabe (UMA). Une institution née en 1989 — qui concerne aussi la Libye et la Mauritanie —, mais qui demeure une coquille vide du fait de la vigueur de la rivalité algéro-marocaine.
« Habib Bourguiba, alors président de la Tunisie, a vu venir le problème du Sahara dès le début des années 1970, raconte sous couvert d’anonymat à Orient XXI un officiel tunisien encore aux affaires et qui à l’époque débutait sa carrière de diplomate. Nous savions que le désengagement unilatéral de l’Espagne de ce territoire allait créer une situation de grave tension entre l’Algérie et le Maroc. Bourguiba a essayé de prendre les devants en évoquant le sujet avec Houari Boumediene pour le convaincre d’accepter que le Maroc récupère le Sahara. En vain. Dès lors, il fallait que la Tunisie soit le moins pénalisée par cette affaire. »
UNE OSTENSIBLE NEUTRALITÉ
En 1976, alors que l’Algérie et le Maroc se sont brièvement opposés par les armes, Tunis annonce officiellement sa neutralité et propose ses bons offices pour un règlement pacifique de la question sahraouie sous l’égide des Nations unies et de l’Organisation de l’unité africaine (OUA). Des émissaires sont envoyés à Alger et Rabat, mais sans grand résultat. Il n’empêche, en multipliant de telles initiatives conciliatrices, Tunis adopte une stratégie maintes fois éprouvée dans les affaires interarabes : se poser en réconciliateur, ce qui fait admettre l’idée de la neutralité à chacun des belligérants.
Car, à l’époque, la Tunisie fait face à de sérieux problèmes. L’annulation de l’Union tuniso-libyenne contractée en 1974 expose le pays à la colère et aux représailles, notamment économiques, du « Guide » libyen Mouammar Kadhafi. Les relations diplomatiques sont rompues entre les deux pays (elles ne seront rétablies qu’en 1977), et les services secrets tunisiens s’inquiètent de l’activisme libyen auprès des populations du sud du pays. Il n’est donc pas question de se fâcher avec le voisin algérien ou de provoquer une crise avec Rabat. De plus, Tunis ne souhaite pas rééditer l’épisode de la reconnaissance de la Mauritanie en 1960, quand la Tunisie était allée jusqu’à parrainer la candidature mauritanienne d’adhésion à l’ONU ; une reconnaissance qui, à l’époque, avait déclenché la colère du Maroc, lequel revendiquait une souveraineté sur « cette province ». La rupture entre Tunis et Rabat durera jusqu’en 1965, et ce n’est qu’en 1969 que le Maroc reconnaîtra de manière définitive la Mauritanie.
Concernant cette période, la majorité des récits recueillis auprès de diplomates tunisiens alors en exercice traduisent deux faits principaux. Le premier est que, dans le fond, Tunis aurait préféré une solution rapide avec une intégration du Sahara au Maroc, quitte à ce que les populations sahraouies bénéficient d’un statut spécial. Mais cet avis ne conditionnera jamais la position officielle tunisienne qui s’en tient donc à une neutralité totale, avec pour conséquence le fait que le gouvernement tunisien ne reconnaît pas le Front Polisario. Une telle reconnaissance aurait été perçue comme un acte hostile par les Marocains.
De même — et c’est une constante dans les relations tuniso-marocaines —, les officiels tunisiens ont toujours évité de se rendre dans le territoire contesté. En février 2016, le premier ministre Habib Essid annule ainsi un déplacement au Maroc pour ne pas être présent à une conférence organisée dans la ville de Dakhla. Quelques semaines plus tard, le même Essid déclenchera les foudres du Palais pour avoir utilisé l’expression « Sahara occidental » lors d’une conférence de presse à Tunis. Pour mémoire, la partie marocaine parle de « Sahara marocain » et ne peut admettre que l’on évoque le « Sahara » tout court. L’usage de l’expression « Sahara occidental » est vue comme une remise en cause implicite de la souveraineté marocaine sur cette terre.
LES RÉVÉLATIONS DE WIKILEAKS
Le second élément qui ressort de divers témoignages est que la volonté algérienne d’impliquer les Tunisiens à leurs côtés s’est distendue avec le temps. Si, dans un premier temps, Houari Boumediene ne pardonne pas à Habib Bourguiba de ne pas prendre parti pour le Polisario, ses successeurs seront plus pragmatiques. Tout au long des années 1980 et 1990, ils feront la part des choses et agiront avec plus de discernement. En 1993, quand l’Algérie et la Tunisie négocient le bornage définitif de leurs frontières, les multiples concessions territoriales consenties par Alger ne se doublent d’aucune exigence concernant la position tunisienne vis-à-vis du Sahara.
Pour l’Algérie, la situation sera acceptable tant que Tunis maintiendra sa « neutralité positive. » Même le rapprochement récent entre les deux pays en raison de la lutte commune contre les groupes armésqui sévissent dans les zones frontalières n’a pas modifié la situation, ainsi que le confie à Orient XXI un ministre tunisien de l’actuel gouvernement qui a requis l’anonymat. « Les Algériens n’ont pas cherché à nous obliger à changer de position et c’est tant mieux, car cela nous aurait mis dans une position très inconfortable. La Tunisie a besoin du soutien algérien dans sa lutte contre le terrorisme. Nous ne pouvons pas non plus nous mettre à dos les Marocains qui sont de plus en plus présents chez nous sur le plan économique. »
Côté algérien, on admet un certain réalisme teinté de résignation quant à l’impossibilité de changer la donne. En 2010, la diffusion par Wikileaks de câbles diplomatiques américains a confirmé, si besoin était, la réticence tunisienne à l’égard de la position algérienne vis-à-vis du Sahara. Le 28 février 2008, le président Zine El-Abidine Ben Ali reçoit David Welch, sous-secrétaire d’État américain en charge du Proche-Orient et de l’Afrique du Nord. Dans une missive datée du 3 mars et adressée à Washington, ce dernier raconte que le dirigeant tunisien fait porter l’entière responsabilité du blocage du processus d’intégration maghrébine au pouvoir algérien incapable, selon lui, de se résoudre à l’idée qu’il ne puisse exister d’État indépendant au Sahara. Ben Ali racontera aussi avoir tenté de mettre sur pied un sommet régional sur cette question, mais que la partie algérienne aurait décliné l’invitation, estimant qu’il n’y avait rien à dire sur ce sujet.
ÉVITER LA QUESTION QUI FÂCHE
De manière régulière, la Tunisie est néanmoins accusée de prendre parti pour l’un ou l’autre des protagonistes. Pour autant, la position officielle de stricte neutralité tend à être revendiquée par l’ensemble des forces politiques tunisiennes, gauche comprise. Certes, cette dernière, mue par un engagement anti-impérialiste, ne s’interdit pas d’avoir des contacts avec le Polisario et même d’organiser des actions de solidarité en faveur des populations sahraouies, quitte à en faire parfois les frais. En mars 2015, le Forum social mondial organisé à Tunis a ainsi été perturbé par des affrontements entre délégués algériens et marocains à propos du Sahara. Violences verbales, bagarres, chaises cassées… Les représentants « gouvernementaux » algériens et marocains — ainsi nommés par des militants indépendants plutôt enclins au dialogue — ont forcé leurs homologues tunisiens à prendre parti.
Depuis cette date, les représentants de la société civile tunisienne ont retenu la leçon. Leur pays, où la parole et l’initiative se sont libérées, est devenu le lieu idéal pour l’organisation de colloques et conférences en tous genres, notamment maghrébins. Un dynamisme qui exige néanmoins une précaution majeure : convaincre les participants algériens et marocains d’éviter d’aborder la question qui fâche…