Lakome, 19 octobre 2013
La vision d’un kiosque à journaux marocains est trompeuse. À contempler cette variété de journaux et de magazines, on serait excusé de penser que les médias marocains sont libres. Mais ce pluralisme formel cache un unanimisme éditorial sur les questions politiques les plus importantes digne d’un régime autoritaire.
On appelle cela les lignes rouges. Selon la Doxa du régime marocain et des élites qui le soutiennent, ces lignes rouges sont l’Islam, l’intégrité territoriale et la monarchie. En réalité, l’une de ses lignes est plus rouge que les autres: La monarchie.
Lorsqu’on affirme que l’Islam est une ligne rouge, ce qui est vraiment dit est que la version de l’Islam voulue par la monarchie ne doit pas être critiquée. Lorsqu’on dit que l’intégrité territoriale du pays est sacrée, on veut dire que la gestion de la question du Sahara par la monarchie ne doit être remise en question.
En fait, il n’est pas permis de remettre en cause les prérogatives de la monarchie ou de critiquer sa façon de gouverner le pays. Cette limite rend l’exercice d’un journalisme de service public impossible puisque sa fonction première et la plus noble est d’informer les citoyens sur la gestion des affaires publiques, donc de porter un regard critique sur les détenteurs du pouvoir et leur façon d’exercer ce pouvoir.
Pour retrouver une certaine liberté de ton sur ces sujets sensibles, c’est sur Internet et les nouveaux médias online qu’il faut chercher. Il n’en a pas toujours été ainsi. Les réseaux sociaux et la presse numérique sont des phénomènes nouveaux. et surtout la presse dite traditionnelle à connu vers la fin des années 90 et le début des années 2000 une période faste qui a permis l’éclosion de nouvelles publications indépendantes.
L’évolution de l’indice de liberté de la presse publiée par l’organisation américaine Freedom House est à cet égard édifiante. De 1994 à l’année 2000, l’indice évolue positivement indiquant une libéralisation croissante des médias. Après une petite stagnation, l’indice se dégrade au point de passer en deçà de son niveau de 1994. En d’autres termes, sous Mohammed VI les gains enregistrées dans le domaine de la liberté de la presse lors des dernières années de règne de son père ont été, au mieux, effacés.
Muselage de la presse
Comment le régime de Mohammed VI s’y est il pris pour museler une nouvelle vague de médias indépendants? En commençant par utiliser les bonnes vieilles méthodes. L’article 77 du code de la presse en vigueur jusqu’en 2003 permettait l’interdiction de journaux sur simple décision administrative du premier ministre. C’est l’application de cet article 77 qui permettra les premières interdictions survenues dès l’année 2000. Sauf que cette méthode trop manifestement répressive gênerait une mauvaise publicité pour un régime soucieux de préserver une façade de libéralisme et de modernité. Viendront alors les procès en diffamation en cascade à l’issue desquelles les journalistes poursuivis n’avaient aucune chance d’être innocentés à cause d’une justice notoirement contrôlée par le régime. Les condamnations à payer des dommages et intérêts astronomiques vont se multiplier, mettant en faillite les journaux visés et renforceront la tendance à l’auto-censure chez les autres. Mais l’arme létal utilisée pour faire les voix dissonantes aura été le boycott publicitaire massif dont seront victime les journaux indépendants.
L’éclosion d’une nouvelle presse indépendante vers la fin des années 90 était directement liée à la naissance d’un modèle économique qui en permettait la survie économique. La diversité croissante du capitalisme marocain se traduisait par un marché publicitaire assez large et diversifié pour fournir les revenus nécessaire à des entreprises de presse éditorialement et économiquement indépendantes. Des entreprises de presse qui cherchaient à enclencher ce cercle vertueux qui fait que le bon journalisme attire les lecteurs, lesquels lecteurs attirent l’argent des annonceurs, lequel argent permet de financer le bon journalisme.
Cette dynamique a duré tant que le pouvoir politique, et donc, la monarchie laissait faire. Mais dés que celle ci a décidé que cette nouvelle presse était décidément trop irrévérencieuse et même subversive dans le sens ou elle remettait en cause la nature autoritaire du régime, instructions furent données aux grands groupes économiques, et annonceurs principaux de la presse écrite, de cesser de travailler avec ces nouveaux médias. Le roi étant lui même a titre privé l’homme d’affaires le plus important du pays, le boycott des ses seules entreprises constituaient un manque à gagner substantiel pour cette nouvelle presse.
Les journaux revêches seront asphyxiés financièrement et là aussi serviront d’exemple à ne pas suivre pour les autres médias qui se garderont de mécontenter le régime. D’autant plus que si le régime sait manier le bâton, il manie encore mieux la carotte. Les entreprises de presse qui jouent le jeu sont grassement payées en retour, d’une manne publicitaire qui n’obéit plus aux règles de marchés. On passe la pub chez les médias favoris du régime même si leur lectorat est inexistant. Les grandes entreprises du pays passent leurs annonces publicitaires moins pour attirer des clients que pour s’assurer les faveurs du régime.
L’avènement de la presse numérique indépendante est une réponse a ces contraintes économiques. Grâce a ses coûts de fonctionnement relativement modiques, elle peut survivre avec un minimum de revenus. Les poursuites entamées contre Ali Anouzla co-fondateur du site d’information Lakome sont d’ailleurs une tentative du régime de mettre sous le boisseau ce journalisme naissant qu’il a viré par la porte de la presse traditionnelle et qui lui revient par la fenêtre de la presse numérique.
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