« La société tribale dont nous traitons ici […] produit des leaders potentiels légèrement en surnombre et les place dans une situation où ils ne peuvent rivaliser que modérément : ils ne peuvent pas s’emparer des instruments du pouvoir, d’une part parce que ces instruments n’existent pas et d’autre part parce que les normes afférentes à leur rôle les en empêchent1
Abderrahim El Maslouhi
er en tant que variable analytique indépendante capable d’éclairer les dynamiques du pouvoir dans les régimes arabes16. Mieux, on observera que la marginalité de cette catégorie est décelable jusque dans les enceintes de la science politique internationale où d’autres catégories (mouvements sociaux, action collective, démocratisation, etc.) saturent les agendas de recherche quitte à en chasser les vieux crédos de facture libérale (polyarchie, opposition parlementaire…) ou marxiste (lutte de classes, révolution, domination…). L’autre raison, de loin la plus prégnante, a trait à la structure des pouvoirs d’État dans les régimes arabes. De nos jours, la consolidation autoritaire est inséparable dans ces régimes d’une consolidation du monolithisme politique dont on sait qu’il ne s’accommode que peu ou plus des approches en termes de contre-pouvoirs et de multipolarité du politique. Si bien que, dans les régimes dits « hybrides », les tenants de l’État ne doivent pas la stabilité du rapport de force à leur seule capacité de manipuler des oppositions, mais aussi à leur capacité de contrôler et, si nécessaire, d’empêcher certains types d’interactions entre ces partis et les citoyens17. À quelques exceptions près (filière islamiste), le contexte actuel d’éradication, de domestication, voire de fonctionnarisation des oppositions radicales, anciennes et nouvelles, est à l’origine d’un glissement notable des formes d’opposition vers des pratiques protestataires et des mobilisations collectives inédites où les arènes partisane et parlementaire sont manifestement en perte de vitesse par rapport aux mouvements sociaux politisés. Chemin faisant, une bonne partie de la science politique sur le monde arabe s’est résolue à changer de site d’observation. Comme nous le montre une littérature désormais florissante sur le Maroc18 et le monde arabe19, ce retournement d’optique a été jusqu’à redimensionner les pratiques de recherche sur des hypothèses qui évoquent celles de Foucault sur la Microphysique du pouvoir20 ou James C. Scott sur Les Arts de la résistance21. D’où l’essoufflement aujourd’hui évident des perspectives macrologiques centrées sur la seule déconstruction herméneutique des corpus discursifs et des manœuvres des seules oppositions institutionnelles au détriment des mobilisations de la rue, des trajectoires de l’informel et de la militance associative de plaidoyer. Dans les années 1960 et 1970, il arrivait, certes, à certains outsiders observant le Maroc politique de rapporter, plus ou moins fortuitement, des mobilisations dans la rue, au sein du mouvement étudiant comme dans les périphéries du Maroc central. Le contexte narratif laisse cependant comprendre que les auteurs n’attachaient à ces événements qu’une valeur d’épiphénomène de l’opposition partisane, sinon celle d’un simple fait anecdotique sans portée analytique majeure22. Le postulat sous-jacent voulait que les vraies batailles se jouent exclusivement entre la monarchie et les partis du mouvement national.
8Le présent texte n’a pas l’ambition de dresser le bilan politique de la gauche ittihadia(USFP), une des rares formations socialistes arabes à « passer aux affaires » après quatre décennies d’opposition, pas davantage qu’il ne se projette comme une synthèse des travaux sur la gauche marocaine et ses diverses nuances politiques. Il ne s’enferme pas non plus dans l’hypothèse d’une notabilisation avérée d’un parti de militants23, laquelle notabilisation n’étant que l’aboutissement morphologique d’une métamorphose qui s’origine dans la sociohistoire de la gauche. Il est question dans les développements qui suivent de capter les différentes déterminations qui ont travaillé la trajectoire politique de l’USFP. Pour ce faire, l’analyse s’organisera autour des concepts de « sinistrisme » et de « multipositionnalité » pour capter la mobilité de la gauche marocaine dans le temps et l’espace du pouvoir, ainsi que ses conséquences en termes de « relookage idéologique », voire de « métamorphose identitaire ». Encore faut-il préciser que cette métamorphose, loin de se résumer à une pure « dialectique du même », s’entend, dans le cas d’espèce, de l’ensemble des mutations identitaires – sinistrisme plutôt que radicalisme, corporatisme plutôt que transformisme –, que le jeu de l’exclusion/inclusion a fait subir à l’opposition de gauche. La loi du sinistrisme, qui désigne de façon générique un glissement vers le centre24, ne recouvre pas pour l’USFP la même signification qu’elle a revêtue dans le contexte du socialisme européen. Davantage que d’un relookage idéologique plus ou moins inévitable (chute du mur de Berlin, troisième voie,…), il s’est agi pour l’ancienne opposition ittihadia de se réinventer politiquement pour survivre à un rapport de force qui commençait à lui devenir manifestement défavorable depuis la Marche verte. Le « désenclavement idéologique du socialisme marocain et son insertion dans le libéralisme social dirigé par l’État stratège25 » s’inscrit dans une stratégie de survie autant individuelle que collective. Ce dilemme de la gauche au pouvoir ne s’en révèlera pas moins lourd d’effets pervers, les gains individuels et collectifs engrangés du fait de l’évolution vers le sinistrisme ont produit des effets inversement proportionnels en termes de « capital partisan collectif26 » et de capacités de mobilisation de la gauche.
La gauche dans l’opposition : la longue marche vers le sinistrisme
9Sans correspondre littéralement à une classe sociale aux profils identitaires et socioprofessionnels homogènes, la gauche marocaine de l’après-protectorat s’identifiait vaguement à une formation « petite-bourgeoise » en quête de ressources politiques pour se tailler un certain rôle dans la direction du Maroc indépendant. Sa composition accusait un certain degré d’hétérogénéité qui permettait d’identifier à la fois des éléments de la jeune bureaucratie, du négoce urbain, du monde ouvrier et accessoirement des familles caïdales ou traditionnelles. La scission fondatrice du 6 septembre 1959 en dit long sur ce caractère composite. Les congressistes fondateurs de l’UNFP ont été recrutés principalement dans trois filières différentes : l’Armée de la libération nationale et de la résistance (ALNR), les sections autonomes du parti de l’Istiqlal et les militants syndicalistes de l’Union marocaine du travail (UMT). Au tournant des années 1960, l’administration, l’université et les professions libérales allaient grossir les rangs de la gauche socialiste confortant ainsi ses chances de s’identifier à la société globale. Ont aussi contribué à la cristallisation politique de la gauche les stratégies matrimoniales de certains de ses membres qui ont choisi de s’apparenter avec des lignages traditionnels connus ou certains foyers de l’ex-colonat français. Ces effets de composition sont aussi repérables à travers le statut politique de la gauche marocaine des premières années de l’indépendance. Celle-ci intriguait alors par son double statut à la fois de rouage intermédiaire lubrifiant les rapports État/société et de mouvement social travaillant à l’autonomisation de la société vis-à-vis du pouvoir d’État. Les ancêtres de l’USFP donnaient la mesure de cette double identité. Jusqu’en 1965, les cadres de la gauche peuplaient les institutions, figuraient au premier rang des festivités curiales, tissaient des compromis avec le pouvoir.
10Les allégeances idéologiques de l’UNFP n’avaient pour autant ni la clarté ni l’unité que lui prêtaient les discours fondateurs et les exégèses postérieures. L’attitude envers les communistes était des plus ambiguës. C’est sous le gouvernement Abdallah Ibrahim que le Parti communiste a été interdit au Maroc. Sur le plan extérieur, c’était le nationalisme et l’unité arabe qui, davantage que le socialisme, généraient les sympathies envers Nasser, le Baath syrien ou le gouvernement Ben Bella. Politiquement, un des faits marquants de la première gauche marocaine est d’avoir préjugé de ses capacités de mobilisation et pensé le changement politique en dehors de ses conditions sociales et instrumentales. Les tenants de la gauche pensaient, à la différence des composantes modérées du mouvement national, que l’action nationaliste et l’indépendance étaient le prolongement d’une lutte sociale mettant en cause aussi bien les structures politiques et économiques hérités du protectorat que la situation des anciennes élites marocaines27. Contrairement au parti de l’Istiqlal et aux notabilités traditionnelles qui auraient œuvré à la conservation de la monarchie comme symbole et caution de l’autorité imposée aux autres groupes sociaux, les animateurs de la gauche prônaient une politique de la table rase. Ils pensaient, alors qu’ils pouvaient, une fois l’indépendance acquise, continuer à fédérer sous leur direction les autres forces du pays – la bourgeoisie commerçante et le paysannat notamment – pour entrainer la monarchie et le Maroc tout entier dans un processus de transformation sociale et politique28. Ben Barka ne tarda pas à se ressaisir dans un élan d’autocritique mettant à l’index les « trois erreurs mortelles » que la gauche aurait commises dans son « combat » pour la transformation du pays. Dans Option révolutionnaire au Maroc, rapport soumis au secrétariat de l’UNFP à la veille de son deuxième congrès (1962), le leader socialiste identifia ces erreurs, à savoir la posture de compromis passé avec « l’adversaire », la lutte « en vase clos » en dehors de la participation populaire et l’ambivalence des positions idéologiques de la gauche29.
11En réalité, à en faire une lecture à l’envers, ce manifeste révolutionnaire, repris et immortalisé par les exégèses de l’intelligentsia marocaine de gauche, renferme un « aveu inavoué » du déclin du mouvement national et de l’impossibilité pratique d’associer désormais opposition parlementaire et action subversive. La disparition de Ben Barka et l’exil de ses principaux compagnons (Basri, Youssoufi…) allaient aussitôt frayer la voie à une espèce d’hybridité identitaire et organisationnelle de l’UNFP. L’externalisation du blanquisme d’un côté, la cristallisation d’un mouvement insufflé par Abderrahim Bouabid avec un gage avéré de participation au pouvoir, de l’autre, ont jeté les prémices du sinistrisme au sein de la gauche marocaine. Ces relents de sinistrisme se feront plus certains lorsque les dirigeants de l’UNFP décidèrent de renouer avec le parti de l’Istiqlal avec lequel on créa la Koutla Watania (27 juillet 1970)30. Rémy Leveau, sous le pseudonyme d’Octave Marais, a restitué, en des termes d’une actualité étonnante, l’état de conscience politique qui travaillait alors les acteurs du mouvement national :
« Les élites marocaines, anciennes ou nouvelles, ne jouent plus un rôle actif dans la transformation de la société. Elles se bornent à des activités gestionnaires dans un système dont la conduite leur échappe. Elles sont conscientes du fait que leurs revenus proviennent plus de la qualité de leur rapport avec le pouvoir politique que de leur place dans la production. La grande majorité ne cherche pas trop à analyser la situation, pour éviter les déchirements31. »
12La monarchie marocaine et l’opposition de gauche tiraient en revanche de leur antagonisme des bienfaits politiques. La longue trajectoire de la gauche socialiste indique, ainsi qu’en convient Abdelkébir Khatibi, que celle-ci n’était utile au pouvoir que dans la mesure où elle demeurait dans l’opposition32. Dès 1960, l’UNFP avait déjà acquis le label d’adversaire de la monarchie. Pour celle-ci, c’était là autant un risque existentiel qu’une opportunité politique. L’existence d’une formation de gauche ouvertement subversive a donné à la royauté de solides arguments pour remonter au créneau et sortir de l’ombre politique dans laquelle elle avait été plongée au lendemain de l’indépendance. À l’aube des années 1960, l’impératif de circonscrire les nouvelles « siba-s » (dissidences) politiques s’est soldé par une série de dispositifs de gouvernement qui avaient pour cible la gauche partisane, adversaire patenté de la monarchie. Le renvoi du cabinet Abdallah Ibrahim, l’appropriation du pouvoir constituant, le rejet de l’option industrielle, la promotion d’un socialisme partisan de rechange (PSD), la répression et la mobilisation des pouvoirs exceptionnels, etc. ont préfiguré ce que Claude Palazzoli allait nommer à la veille de la Marche verte « la mort lente du mouvement national33 ». Chemin faisant, la politique de quadrillage idéologique poursuivie tout le long de la décennie 1960 avec, comme axes majeurs, la retraditionalisation de l’espace social, la réactivation du réflexe segmentaire et le réaménagement des solidarités extérieures (ancrage à l’Occident) et intérieures (alliance avec les élites rurales), a fourni de puissants antidotes à toute percée du socialisme dans la société.
13On s’apercevra, par-delà ces verrouillages, que la gauche n’a pas été jusqu’à perdre de son efficacité en tant que filière de sélection et de promotion élitaire. Du temps du roi Hassan II, les entrepreneurs politiques avaient le choix entre deux trajectoires : la filière d’État qui recrutait dans les filons traditionnels ruraux et urbains du royaume et celle du mouvement national qui, incontournable pendant l’intermède 1955-1965, connut un essoufflement significatif à la veille de la Marche verte sans que se soient affaiblies pour autant ni ses assises organisationnelles, ni sa force de captation politique auprès des mouvements sociaux, étudiant et syndical en particulier. C’est au lendemain des consensus et des pactes scellés au milieu des années 1970 que ces deux filières allaient crescendo fusionner pour former un creuset unique de promotion élitaire et d’articulation du politique. Corollaire immédiat : une frontière encore plus flottante entre posture oppositionnelle et posture participationniste.
14Dans la période postérieure à la création de l’USFP et au consensus saharien (1975), la gauche marocaine se maintient dans son statut d’opposition tout en officialisant son glissement vers le sinistrisme en tant que choix du moindre mal. Le légalisme, introduit dans le discours de l’opposition socialiste à travers le Rapport idéologique du Congrès extraordinaire de l’USFP (10-12 juin 1975), a marqué une rupture définitive avec « l’option révolutionnaire » de 1962 et mis l’accent sur la construction de l’État de droit et de justice sociale comme plate-forme prioritaire. Les références au « socialisme scientifique » et aux classes sociales ont beau saturer les statuts et les textes référentiels du parti, il se trouve qu’elles n’impliquent plus, comme le voudrait une tradition remontant à Lénine, une transformation de la classe laborieuse en parti. La stratégie élue fut nettement plus éclectique car visant à orienter les activités du parti vers une mobilisation des différentes catégories sociales aux fins de constituer un bloc des forces, orientation qui s’est révélée plus réformiste que révolutionnaire, plus nationaliste qu’internationaliste34. Certes, l’USFP se revendiquait encore, à l’époque, comme une opposition au régime, mais elle cultivait des postures qui évoquaient celle de l’opposition sous l’Ancien Régime en France. Sous ce dernier, l’opposition n’était pas inexistante, mais, elle se manifestait au travers de remontrances qui agaçaient le roi davantage qu’elles ne l’influençaient réellement35. Les parlementaires USFP exerçaient une certaine forme d’opposition pacifique, de dialogue à distance avec le pouvoir royal, au moment où leurs chevilles ouvrières – syndicat (CDT) et mouvement étudiant (UNEM) – prenaient le chemin de la mobilisation protestataire. Ce réalignement de la pratique oppositionnelle sera enrichi, au plus haut de la crise financière et socioéconomique qui sévit dans le pays à partir de 1980, d’un changement tactique de thèmes et de vocabulaire. Les thématiques de portée systémique qui émaillaient d’ordinaire le discours de l’opposition dans les années 1960 et 197036 allaient marquer une certaine éclipse au profit d’un travail de sape critique ciblé et subtilement sectorisé. Dans cette optique, le choix d’épargner ou de sermonner modérément le « régime » n’a été assumé que pour attaquer avec des coudées plus franches les modes d’administration et les pratiques gestionnaires de l’État. En ont décidément témoigné à cette époque la grève générale décrétée par l’USFP/CDT à l’issue des hausses vertigineuses des prix des denrées de base (1981), le communiqué mettant en cause l’acceptation par le Maroc de l’organisation d’un référendum d’autodétermination au Sahara (1981), le refus de l’opposition ittihadia (USFP) de siéger au parlement suite à la prolongation par le roi de la troisième législature (1983) et le mémorandum rejetant le Plan d’ajustement structurel préconisé par le FMI (1984)37.
15Face à ces flottements de l’opposition ittihadia entre dissidence politique et participation au débat national, le pouvoir monarchique était partagé entre deux attitudes : laisser les choses en l’état pour profiter du calme généré par cette rupture ou renouer les contacts, mais à partir d’une initiative de l’USFP et d’une manifestation solennelle de son loyalisme à l’égard du pouvoir38. Une stratégie de cooptation intuiti personnae a été ébauchée, en contrepoint, pour compenser les difficultés de rallier l’USFP en tant que bloc oppositionnel. Avant cette époque, les cadres de l’opposition n’étaient pas rares à associer le refus des responsabilités en tant que groupe politique à la participation individuelle au pouvoir39. La place exceptionnelle de la monarchie était pour les élites une excuse de poids, si bien qu’il était quasiment impossible aux personnes pressenties de décliner les offres de cooptation royale. Les alternatives que fournissaient l’émigration ou le secteur privé – d’autant plus qu’il n’existait pas à l’époque un secteur privé à l’abri de l’emprise de l’État – demeuraient limitées. Mais, ces éléments ne fournissent qu’une explication somme toute mineure. La participation individuelle au pouvoir trouve son fondement dans des transactions intuitu personae conclues le plus souvent en marge du débat politique formel entre le pouvoir d’État et les candidats de l’opposition. Cette pratique s’est fait constater de façon plus récurrente à la fin des années 1980, peu avant que le régime politique eut entamé un nouveau cycle consensuel. Mais, le pouvoir royal, qui avait bien conscience des sensibilités idéologiques de la gauche marocaine, n’a pas été jusqu’à mobiliser les prébendes traditionnelles. L’ouverture à l’adresse des cadres de l’opposition tranchait, dans le contexte critique du PAS (1983-1993), par son caractère prudent et discontinu. Se limitant dans la plupart des cas à une offre d’inclusion au débat national sur les réformes institutionnelles40, les contacts sporadiques avec l’opposition de gauche ont fourni au pouvoir d’État le cadre idoine pour (pré)sélectionner, dans les antichambres du parlement et de l’université notamment, les individualités de gauche pressenties pour occuper des charges publiques. Depuis la désignation de Habib El Malki, membre du bureau politique de l’USFP, à la tête du CNJA41, le profil archétypal des candidats de gauche est soumis à un pré-requis fondamental : une vocation technocratique quitte à afficher ses distances par rapport à l’agenda et aux instances du parti. Sélectifs et individualisés dans un premier temps, ces rapprochements vont augmenter, par-delà les labyrinthes du jeu de consensus (1993-1998)42, la « désirabilité réciproque » des protagonistes et articuler le discours politique sur la crise pour en extraire un argumentaire pour l’alternance consensuelle.
La gauche gouvernementale : sinistrisme et effets pervers
16Nous adoptons ici, pour cerner la signification de la dynamique inclusion/modération dans le contexte marocain d’alternance, la perspective stimulante suggérée par Ellen Lust-Okar. Dans un livre récent43, l’auteure examine comment les tenants de l’État (Incumbents) dans le monde arabe (dont le Maroc) utilisent les règles et les ressources institutionnelles pour gérer leurs oppositions. Par contraste avec les perspectives classiques ramenant la dynamique du binôme opposition/gouvernants au seul pouvoir de coercition ou de cooptation qu’exercent les tenants de l’État à l’égard de leurs adversaires politiques, Lust-Okar suggère de porter l’attention sur l’effet des règles institutionnelles s’imposant à l’opposition. Comme pourraient l’illustrer les trajectoires transitionnelles du Maroc, de la Jordanie et de l’Égypte, les mobilisations des différentes oppositions partisanes ont été axées sur les opportunités de développer un nouveau rapport aux ressources institutionnelles (alternance au pouvoir, réformes institutionnelles, etc.), entraînant ainsi un glissement de ces oppositions du « transformisme » vers le « corporatisme44 ». En fait, la sélectivité de règles institutionnelles dans ces pays a le mérite d’accroitre l’intelligibilité des dualités inclusion/exclusion et inclusion/modération : pourquoi des oppositions sont incluses et d’autres exclues de l’arène politique formelle ? Sous quelles conditions une formation politique censément radicale accepte de basculer vers des postures idéologiquement modérées ?
17L’hypothèse inclusion/modération se vérifie dans le cas de l’USFP. L’inclusion politique produit la modération idéologique45 : les distances que l’opposition ittihadia s’imposait, sur les plans idéologique et politique, par rapport au pouvoir d’État se sont diluées aussitôt que ce dernier a présenté une offre ouvrant un accès autorisé aux ressources institutionnelles. On comprendra alors pourquoi, dans le sillage de leur compromis, l’opposition socialiste et le pouvoir royal ont convenu implicitement d’abandonner ou de sous-utiliser leurs capacités de se nuire mutuellement. Mieux, les deux protagonistes ont fait jouer leurs statuts respectifs en se livrant à un formidable troc de capital politique : la présence de l’ancienne opposition aux affaires a augmenté les indices de démocratisation du Royaume au regard des bailleurs de fonds et des chancelleries occidentales. De son côté, la gauche gouvernementale, transformée en « pouvoir national » avec un accès autorisé aux ressources institutionnelles, s’est vue augmenter ses capacités de rétribution de sa clientèle partisane et électorale. Cette constellation d’intérêts, précaire et asymétrique, n’a duré en revanche qu’aussi longtemps que la gauche était aux affaires. L’usure du pouvoir et les désillusions de l’alternance consensuelle n’ont affecté que le « capital partisan collectif » de l’ancienne opposition. Ne pouvant plus puiser, comme par le passé, dans le répertoire de la lutte nationale ni spéculer sur la fibre de la démocratisation, l’USFP se trouve en panne de ressources pour se donner un nouveau souffle politique et électoral. Les élections législatives de septembre 2007 ont, certes, mis au grand jour la dissolution du « capital partisan collectif » de l’USFP. Ce capital qui avait fait, par le passé, le bonheur de candidats « anonymes » sans capital individuel propre, a été bien en peine de fonctionner comme un support de mobilisation électorale, si bien qu’il a constitué un handicap pour certains candidats étiquetés USFP46. Les candidats élus sous cette étiquette le doivent désormais soit à leur capital social propre, soit à leur stature militante exceptionnelle, soit au capital qu’ils ont personnellement engrangé :
« Aujourd’hui, clame un célèbre dissident ittihadi, l’USFP gère son appartenance à la gauche tel un capital historique. Pour le reste, elle est en mutation, dans le mode de recrutement, de gestion, de réflexion. Sa base électorale est essentiellement rurale. Quand des notabilités proches du Makhzen adhèrent à l’USFP, elles ne le font pas pour son idéologie proclamée mais pour sa capacité à s’adapter, à se rapprocher du modèle de pragmatisme istiqlalien47. »
18En toute hypothèse, les dernières législatives ont accrédité l’idée que l’arène électorale est le site d’observation idoine depuis lequel on pourrait mieux percevoir les transferts de positions et de statuts politiques. Pour une fois, ces élections ont mis au grand jour que la « fonction tribunitienne » qu’assurait l’opposition de gauche a changé de pôle partisan. Autant dire qu’il incombe pour qui voudrait capter les dynamiques de l’opposition au Maroc de grossir le spectre des interactions politiques observables pour y inclure, non seulement les interactions entre l’opposition et le pouvoir d’État, mais aussi les relations entre les différentes composantes de l’opposition. Allusion est faite ici au binôme USFP/PJD. L’entrée en lice d’un parti islamiste modéré (PJD), dont la présentabilité politique et les scores électoraux n’ont cessé de se renforcer au tournant du millénaire au point de frôler la participation gouvernementale, ne pouvait laisser insensible une USFP en perte de vitesse politique et électorale. La mise en scène politique des nombreuses réformes institutionnelles promues ou défendues par la gauche gouvernementale avait déjà livré des avant-goûts crispés de cette confrontation. Le débat public engagé sur ces réformes a correspondu, dans ses principales séquences, à un clivage idéologique USFP/PJD où les autres protagonistes, y compris la monarchie, semblaient souvent se satisfaire d’un statut de témoin plus ou moins distant. L’USFP dut, dans le sillage de cette bipolarité partisane, faire face à un sérieux déficit de ressources idéologiques. À la différence du PJD qui a opté pour une stratégie d’autosuffisance référentielle, la formation socialiste semble avoir tragiquement hésité entre ses propres lignes idéologiques – avec lesquelles une bonne partie de l’intelligentsia ittihadia a clandestinement rompu – et l’attitude « suiviste48 » consistant à se reporter sur les argumentaires royaux (« projet sociétal moderniste et démocratique », « nouveau concept de l’autorité », « Initiative nationale pour le développement humain », « classes moyennes », etc.). Dans ces conditions, il n’est guère étonnant que, du point de vue de leur inspiration doctrinale, et à quelques rares exceptions près, les chantiers de la réforme « ne déclinent que faiblement une véritable identité politique de gauche49 ». Le comportement politique des dirigeants socialistes ne semble plus amarré à la seule horloge du pouvoir monarchique avec ses agendas et ses gestuelles ; il l’est quasi corrélativement à « l’horloge islamiste » qui lui assigne des « sorties » politiques ou médiatiques à la carte. De mars 1998 à septembre 2007, le débat national sur des réformes comme celles portant sur « l’intégration de la femme dans le développement », la Moudawwana ou la loi anti-terroriste, a donné à mesurer combien la gauche gouvernementale était en passe de perdre de sa polarité idéologique pour se confiner dans un statut d’« opposition à l’opposition » islamiste. Ce déplacement de statut de l’ancienne opposition socialiste s’est par ailleurs matérialisé dans le rapport au temps politique. La temporalité de la gauche gouvernementale s’est laissée dissoudre dans la « dimension anxiogène d’un présent qui impose irrésistiblement sa propre logique pour surdéterminer les champs d’intérêt et les attitudes des politiques50 ». Depuis son arrivée aux affaires, la gauche marocaine a développé un rapport asthénique au « présent », quitte à le réduire à un synonyme de « pression du quotidien51 » et à reléguer toute interrogation sur les finalités collectives et toute tentative de figuration de l’avenir.
19Les effets pervers du sinistrisme sont d’abord repérables en termes de pouvoir de négociation et de conduite du changement. En amont des tractations pré-alternance, le parti socialiste s’est consenti à la « méthodologie consensuelle » et son corollaire procédural, la marginalisation de la légalité constitutionnelle52, dans l’espoir de transcender sa condition d’associé minoritaire et de faire passer des réformes qu’il jugeait pressantes. Ce choix s’est révélé, à terme, peu porteur ; du moins au regard du premier objectif. La participation à des commissions extra-parlementaires pour l’élaboration de certaines lois, la pratique des mémorandums pour la révision de la constitution, l’« alternance pour la minorité » sans caution autre que « la parole du roi »53, loin de conforter les positions de la gauche, ont ouvert la voie à une pratique institutionnelle enfermant l’USFP ainsi que les autres composantes de la « Koutla démocratique » dans un rapport d’étroite dépendance vis-à-vis de l’agenda politique de l’État. Le verrouillage institutionnel de l’alternance n’a pas été sans embrouiller la tâche du cabinet Abderrahmane Youssoufi et à ses successeurs. Très souvent des arrangements politico-institutionnels ont ôté à la gauche gouvernementale une part non négligeable de ses capacités d’agir : côté exécutif, l’étroitesse de la marge de manœuvre des ministres politiques face aux départements dits « de souveraineté », la mobilisation de fondations s’adjugeant les principaux réseaux de proximité et faisant largement ombre au gouvernement ; côté parlement, l’institution d’une seconde chambre quasiment égale à la première, l’entrée en lice d’un islam parlementaire détournant à son propre actif les difficultés politiques de la gauche gouvernementale, l’avènement d’une concentration partisane dite de « l’authenticité et de la modernité » (PAM) que les fondateurs voudraient un antidote à la gauche socialiste et à ses « défaillances ». Bien des cadres de l’USFP ont fait grief à la direction du parti de consentir à l’hypothèque politico-institutionnelle grevant l’alternance consensuelle et de sacrifier ainsi l’identité politique du parti au profit d’une identification à l’agenda de l’État. Au jugement de Ali Bouabid et Larabi Jaidi, la politique du profil bas adoptée par les dirigeants de l’USFP et l’illisibilité du jeu politique ont eu :
« pour effet majeur de porter à son paroxysme la dissociation entre l’autorité et la responsabilité, l’asymétrie dans le périmètre des attributions réelles entre les deux têtes de l’exécutif (le Roi et le Premier ministre) étant inversement proportionnelle à l’asymétrie dans le champ de la responsabilité politique. La pratique institutionnelle lestée des survivances de la culture makhzenienne n’est pas parvenue à organiser, sous forme de compromis dynamique, la coexistence fonctionnelle entre ces deux sources de légitimité. Elle a au contraire organisé l’opacité et la confusion dans le processus de prise de décision et engendré une oscillation permanente entre la paralysie et la politique du plus petit dénominateur commun54. »
20Le sinistrisme et le jeu inclusion/modération ont étendu leurs effets pervers jusqu’aux organes de presse de l’USFP. Le quotidien arabophone, Al-Ittihad Al-Ichtiraki, est passé de la moyenne de 100.000 exemplaires vendus par jour entre 1990 et 1997 à 8000 en 2008. Sur le terrain électoral, la déroute du parti socialiste a été un choc. Les élections législatives du 7 septembre 2007 en ont fait un « parti sans fiefs ». Après avoir occupé la tête du classement successivement pendant trois législatures (1993, 1997, 2002), le parti dégringole à la cinquième position au moment où la majorité de ses dirigeants et ténors ont échoué ou remporté de justesse leurs sièges au parlement. L’USFP perd une bonne partie de ses fiefs électoraux dans les villes de grande et moyenne tailles (Rabat, Casablanca, Agadir..). En contrepoint de ce repli urbain, elle réalise des percées électorales dans les campagnes, esquissant ainsi un processus inédit de « notabilisation » de ses effectifs parlementaires55. Comme permet de le constater l’étude sociographique de Bennani-Chraïbi56, le parti connut, dans l’interstice des deux dernières élections législatives (2002, 2007), une diversification de ses filières de recrutement, la composante « hommes d’affaires » des élus socialistes ayant marqué une nette propension à la hausse contre une régression significative des autres filières socioprofessionnelles (enseignants, professions « modernes »…).
21L’ancienne opposition dut parallèlement faire face à des déperditions politiques en termes de qualité de rapport avec les mouvements sociaux politisés, viviers traditionnels de la gauche marocaine, déperditions perceptibles à travers les modalités d’occupation de l’espace public par des mouvements sociaux catégoriels (féminisme, ethnicité, sans-emploi, droits humains, émigration…) et un secteur médiatique désormais plus vindicatifs que par le passé. Comme le montrent les ruptures avec certains collectifs de défense des droits humains (AMDH, FVJ…)57, le relâchement des liens avec les associations de plaidoyer a souvent conduit au « divorce », à « l’autonomisation sectorielle et locale », voire à « la scission pure et simple58 ». On notera en revanche que cette entrée en lice des nouvelles pratiques protestataires au Maroc a été bien loin de renverser les statuts politiquement signifiants de l’opposition partisane, celle de l’USFP en particulier ; pas davantage qu’elle n’a réussi à s’affirmer en tant que modalité « alternative » et « légitime » de contestation politique face aux arènes partisane et parlementaire. « L’espace public institutionnel », encore fort de ses dispositifs de filtrage, profite davantage aux intervenants accrédités par les partis ou le gouvernement, quand bien même la prise de parole et les stratégies d’occupation de « l’espace public autonome » (presse écrite, forums civils, cyberdémocratie,…) par les mouvements sociaux ont fait des progrès spectaculaires.
22Les effets pervers de la dynamique inclusion/modération se sont enfin fait sentir à l’intérieur même de l’USFP. En pleine épreuve d’alternance, le parti dut faire face à un nouveau cycle de scissiparité politique. La formation socialiste perdit ainsi le soutien de son ancien bras syndical, la Confédération démocratique du travail (CDT) qui avait fait scission au 6e congrès (mars 2001) au moment où Mohammed Sassi, ancien patron de la jeunesse ittihadia, se retira du même congrès pour créer « l’Association Fidélité à la Démocratie ». Son successeur, Mohamed Hafid, ne s’en est pas moins révélé frondeur : rangeant autour de lui la majorité du bureau national de la jeunesse socialiste, il a été jusqu’à taxer l’organisation mère de « parti de l’administration59 ». Après le départ du cabinet Youssoufi, le courant « anti-légitimiste », toujours en peine de se faire reconnaître par les instances dirigeantes du parti, connut une percée majeure au sein de la jeunesse ittihadia60 et d’autres structures parallèles. Ces dissonances intestines iront crescendopour culminer à l’approche du septième congrès (juin 2005) lorsque les rédacteurs d’un manifeste libellé Pour une nouvelle USFP61 revendiquent de « requinquer » le parti pour l’arracher à sa crise et à son essoufflement électoral et politique. Un courant des « nouveaux socialistes », mené par Hassan Tarik, ex-secrétaire général de la jeunesse itihadia, vit le jour au lendemain du même congrès. Plus récemment, Mohammed El Gahs, membre du bureau politique de l’USFP, présenta sa démission le 6 février 2007. Les scores du parti aux élections législatives du 7 septembre 2007, tout en confortant l’argumentaire des pessimistes, ont réduit le bureau politique à ouvrir le débat à la vielle du 8e congrès. L’opération Refondation-USFP62, lancée à l’occasion de ce congrès/marathon, organisa trois pistes de discussion, idéologique, politique et organisationnel, où les échanges ont pris tour à tour des intonations critiques, autocritiques ou auto-justifiantes.
Opposition, multipositionnalité et rationalité instrumentale
23Dans un vieux texte, Robert Dahl avait suggéré une typologie de l’opposition basée sur six critères tirés de la cohésion organisationnelle de la formation politique, de son caractère compétitif, du « site » d’où elle guette ou contrôle le gouvernement, de son identité propre, de ses objectifs et de ses stratégies63. Cette typologie, outre qu’elle n’est pleinement opérante que dans l’hypothèse des systèmes polyarchiques, demeure incomplète. Elle ignore en effet la « flexibilité positionnelle » ou « multipositionnalité » comme opérateur autorisant une plus large mobilité de l’opposition dans le champ politique. Saisie sous un angle téléologique, la trajectoire d’une formation partisane peut alterner successivement entre trois formes d’opposition : opposition « non structurelle » comprenant les partis de type corporatiste cherchant simplement des postes et orientés vers une politique – au sens de policy – ; opposition « structurelle limitée » tournée vers un certain réformisme politique qui ne va jamais jusqu’à bouleverser les structures ; opposition « structurelle » définie par son transformisme politico-structurel étendu, voire révolutionnaire64. L’USFP présente l’originalité d’avoir expérimenté ces trois postures. Et pour cause. Empiriquement et même théoriquement, il serait difficile de concevoir une opposition politique s’auto-confinant ou consentant à être confinée dans un statut d’éternelle opposition, gardant indéfiniment ses distances à l’égard du pouvoir et de ses ressources et condamnée à seulement réagir aux stimuli des tenants de l’État. Considéré au prisme de son degré de « multipositionnalité », la trajectoire de l’USFP peut être chronologiquement scindée en quatre séquences : la gauche gouvernementale (1959-1960), la gauche subversive (1960-1974), la gauche opposition institutionnelle (1974-1998) et la gauche gouvernementale (1998-2007). L’étirement relatif des deuxième et troisième séquences (1960-1974 et 1974-1998 soit un total de 38 ans) et les différentes contraintes institutionnelles et politiques que la « gauche au pouvoir » devait gérer tout le long des première et quatrième séquences (1959-1960 et 1998-2007) confortent l’hypothèse selon laquelle le sort politique de la gauche marocaine serait plus « oppositionnel » que « gouvernemental ». Mieux, que cette trajectoire ait été inaugurée et bouclée par une « posture gouvernementale » ne saurait accréditer une interprétation circulaire où l’alternance apparaitrait simplement comme une reprise du pouvoir par l’opposition socialiste. Sur une trajectoire d’un demi-siècle, la gauche n’a « gouverné » ni pour longtemps ni de façon solitaire. Pas plus que ses hommes politiques n’ont réussi à faire passer les programmes qui étaient les leurs ni à insuffler à la politique gouvernementale un cachet « socialiste ».
24Cela dit, la bifurcation « contre-révolutionnaire » ou « sinistrisme » de la gauche marocaine n’intrigue personne. Le citoyen lambda en sait au moins autant que le meilleur sociologue ou historien du mouvement national. Encore est-il que le nœud de l’intrigue réside dans le mode d’objectivation sociologique du phénomène. Plus explicitement, le problème se pose comme suit : quelle grille d’interprétation – qui ne soit surtout ni holiste ni fragmentaire – mobiliser pour capter cette métamorphose de l’identité politique des socialistes marocains ? Comment interpréter le passage de la gauche marocaine d’une figure d’adversaire avoué du trône à celle de défenseur actif de ce dernier ? Comment une décennie passée aux affaires en a gommé quatre tout au long desquelles l’identité de la gauche avait tendance à se dissoudre dans une revendication matricielle : la transformation des structures politiques du Royaume ?
25Le marché des sciences sociales sur le Maroc politique est si étroit que les réponses qu’il nous propose se révèlent, dans la plupart des cas, interchangeables et univoques. D’Ibn Khaldoun aux analyses marxistes, en passant par la théorie segmentaire, le néo-patrimonialisme et l’anthropologie du patronage autoritaire chez Hammoudi, les réponses ont tendance à faire la part trop belle aux structures auxquelles on reconnaît des facultés qui sont en réalité celles des agents sociaux. Sauf peut-être pour ce qui est de Clifford Geertz et sa métaphore du « souk », les rationalités subjectives et les compétences individuelles (d’appropriation du réel, de production du sens, de transgression de l’ordre, etc.) sont déniées ou minorées au profit de matrices explicatives macrologiques, voire déterministes. En bon adepte de la segmentarité, John Waterbury65 rationalise à sa manière les rapports, en apparence incohérents, entre la monarchie et les partis du mouvement national en s’appuyant sur l’hypothèse invérifiée d’un système politique figé et clos sur lui-même. Certes, l’analyse ne saurait se priver d’arguments aussi stimulants que celui de path dependence pour expliquer, par exemple, pourquoi, au Maroc et dans les autres pays arabes, aucune opposition partisane n’a jusqu’ici honoré sa mission d’agent de démocratisation ou de transformation sociale. La thèse de la résilience des schèmes culturels développée par Hammoudi66 trouve un puissant argument dans les régimes d’autorité à l’œuvre, de façon symétrique, dans les sphères sociales, les interstices de l’État et les organisations partisanes. La littérature sur les partis politiques au Maghreb67 est, de son côté, unanime à noter que les rapports de clientèle et de cooptation, la médiation charismatique de l’autorité, la circularité du temps politique, le caractère méta-procédural du droit et des institutions, etc. figent le potentiel transformateur des oppositions qui se voient, pour ainsi dire, réduits à « jouer le jeu » des structures.
26Mais, « jouer le jeu » des structures n’est-il pas là, par excellence, un acte de volonté et de raison instrumentale ? Comme en convient Alain Touraine, « la classe dirigeante gère l’historicité, mais l’identifie aussi à ses intérêts particuliers68 ». L’analyse du « sinistrisme » de la gauche marocaine et du processus de désappropriation identitaire qui en est résulté mérite de faire une place plus grande aux postulats de la théorie du choix rationnel. Nous considérons, à la suite de Raymond Boudon, que comprendre le social revient à analyser les rationalités subjectives à l’œuvre dans les actions des individus, puis saisir leurs « effets de composition », c’est-à-dire la façon dont l’ensemble des actions individuelles s’agrègent pour constituer un phénomène social. Raymond Boudon a développé, dans le sillage de sa théorie, ce qu’il appelle des « effets pervers », c’est-à-dire des « phénomènes de composition » où l’addition d’actions individuelles subjectivement rationnelles produit des effets inattendus et souvent contraires aux desseins de chacun69. Les paniques boursières au rythme desquelles vit le monde aujourd’hui fournissent l’archétype de tels effets pervers. La crainte d’une chute des cours conduit un grand nombre d’individus de vendre leurs actifs, provoquant ainsi ce qu’ils craignaient : une baisse des prix des actions.
27Si le passage de la gauche aux affaires n’a pas rempli ses promesses (ce qu’il est possible de considérer comme un effet pervers de l’alternance consensuelle), la raison devrait en être donnée, non point à partir d’arguments systémiques focalisant sur les seuls sentiers de dépendance autant institutionnels que culturels, mais en interrogeant la raison instrumentale des acteurs majeurs de l’alternance dont celle des dirigeants de la gauche. Le pacte scellé avec la monarchie au milieu des années 1990, la conversion du consensus en rente politique et l’incrémentalisme en mode opératoire unique trouvent leur explication dans des agendas qu’on pourrait qualifier prosaïquement d’individuels. Le vieillissement des cadres de la gauche et l’épuisement de la rente idéologique (socialisme), mais aussi l’attractivité des statuts institutionnels promis et la crainte de l’usure politique face aux conquêtes électorales, syndicales et associatives de l’islam politique ont surdéterminé les tendances de l’ancienne opposition au sinistrisme et à la multipositionnalité.
28Cette multipositionnalité de la gauche marocaine n’est pas sans évoquer le modèle geertzien du « souk »70 : les agents animés par une quête permanente de l’optimalité, cherchent, chacun à travers les interactions personnelles et les transactions conclues, à tourner les mouvements du « souk » en leur faveur. Selon le paradigme sociologique individualiste sous-tendu par l’approche interprétative, tout agent social négocie activement ses relations de façon opportuniste et il n’est point simplement le jouet de ces structures ou carcans sociaux postulés par les divers courants objectivistes. Là où Gellner, par exemple, croit identifier des « structures structurantes », Geertz ne voit que des effets de représentation et des réseaux d’interrelations personnelles plus ou moins erratiques. Le « souk », archétype de la rationalité limitée, met en présence des « antagonistes intimes71 », des acteurs qui mettent constamment en jeu leurs propres statuts personnels. Les transactions qu’ils concluent dégagent un rapport de dépendance mutuelle, une espèce de « clientélisme égalitaire » : plutôt que de lier verticalement clients et patrons, la complicité des intérêts érige le souk en un lieu de troc entre clients et clients, obligés et obligés, fournisseurs de services et fournisseurs de services. Le souk est ici moins structurant que structuré par les choix des agents. Les rapports de clientèle y sont nécessairement flexibles, situationnels et, surtout, réversibles. Loin de mettre en péril le principe du « souk », les oppositions aléatoires d’intérêts et les réajustements tactiques des comportements marchands l’enrichissent par une sorte d’équilibre entropique. Dans son livre dédié aux partis politiques marocains à l’épreuve de l’alternance, Abdelkébir Khatibi fait sienne cette logique du « souk » et ses conséquences en termes de multipositionnalité des organisations de gauche. Il présente ainsi le spectre des combinaisons qui peuvent en résulter :
« Dans le jeu de la contigüité idéologique, plusieurs positions sont à conquérir : une concurrence déclarée ou suspendue, une alliance tantôt ouverte, tantôt fermée et réservée à quelques partis ; une complémentarité où chacun a sa place réelle ; le regroupement par séries de différences ou par une simple juxtaposition ; une fédérationcomme horizon ou comme projet fiable. Le jeu est ouvert, mais limité aussi72. »
29En bonne logique du « souk », les protagonistes du marché peuvent, dans des contextes spécifiques, se résoudre soit à la résistance, soit à la cooptation, soit au renversement des alliances. Geertz prend appui sur ce dernier cas de figure pour expliquer comment les zawiyas (islam maraboutique), d’abord en dissidence par rapport au Protectorat, choisissent au lendemain de la Pacification de s’allier avec lui pour contrer l’influence d’une nouvelle zawiya qui risque de les dissoudre : le parti nationaliste de l’Istiqlal (islam scripturaliste)73. Le renversement d’alliance entrepris par l’opposition de gauche au milieu des années 1990 est-il justiciable de la même grille d’analyse : s’allier avec la monarchie, son ancien adversaire, pour faire pièce au fondamentalisme religieux, son fossoyeur potentiel ? L’affirmative s’impose tant il est vrai que, à ce jour, le parti socialiste n’a orchestré aucune « transaction collusive » ni affiché aucun gage de rapprochement en direction de son rival islamiste (le PJD), quand bien même la trajectoire politique de la gauche ittihadia est riche en coalitions interpartis souvent taxées de « contre-nature » (avec l’Istiqlal et le RNI en particulier). Cela dit, faut-il voir là une limite idéologique à la multipositionnalité ?
30En toutes hypothèses, l’USFP gère aujourd’hui une transition idéologique et politique difficile. Par-delà le diagnostic auto-consolant du 8e congrès, le parti vit une crise de métamorphose au sens de Gramsci : l’ancien est en train de disparaître alors que le nouveau peine à naître. En 2009, le flottement entre la « défense du trône » comme source de rente politique et les velléités d’un retour à l’opposition pour se requinquer sur le plan électoral domine encore la stratégie du parti pour l’occupation de l’espace politique. Tout compte fait, l’avenir de l’USFP demeure sous le signe de l’incertitude. N’étant plus aussi indispensable à la monarchie que par le passé, sérieusement gêné dans ses fiefs électoraux par de nouveaux arrivants politiques (PJD, PAM…), n’étant pas au cœur de la dynamique unitaire lancée par les autres organisations de gauche (PSU, PADS, CNI, PS), affichant ses distances sur bien des dossiers74 à l’égard de l’Istiqlal, son allié historique aujourd’hui à la tête du gouvernement, le parti socialiste semble se condamner à l’insularité, sinon à un cycle d’hibernation politique pour le moins comparable à celui que vivent toujours les partis de la droite (dits de l’Entente, UC, PND) qui peuplaient le gouvernement et la haute administration dans les années 1980-1990.
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