Témoignage d’un jeune marocain, récemment immigré en Belgique. Il a été envoyé au Comité le 28 mars 2019.
Crédits photo : Morgane Wirtz
« Je m’appelle Youssef.
C’est le nom que je me suis donné le jour où j’ai quitté le Maroc en juin 2017.
Depuis l’âge de 8 ans, j’ai commencé à poser des questions sur les règles que la vie m’imposait, je n’acceptais pas de devoir (ou pas) faire des choses juste parce que… la religion, les coutumes, les règles de la maison, de l’école. Je posais beaucoup de questions, trop pour mes parents. Pour eux j’étais un enfant difficile. Mon père est un homme très violent qui boit de l’alcool et qui fume le kif et le hashish. En plus de me frapper très souvent quand je faisais trop de bruit, il me donnait accès à ses drogues, il ne voyait pas de mal dans le fait qu’il me rendait dépendant de ces produits ; c’était normal pour lui et cela me tenait calme. J’étais un junkie dès l’âge de 12-13 ans, alcoolique dès mes 15 ans.
Ma mère m’aimait, mais elle n’avait pas de pouvoir dans la maison, sur sa propre vie, elle aussi me frappait régulièrement. Mon frère ainé a pris le même parcours violent que mon père.
J’ai quitté la maison pour la première fois quand j’avais 11 ans, trop jeune pour une vie dans la rue. Quand j’avais 15 ans j’ai quitté ma maison définitivement après une dernière bagarre avec mon frère ainé, bagarre qui m’a envoyé à l’hôpital pour des soins en urgence à ma tête. Je ne pouvais plus tolérer la violence au sein de ma famille. Depuis ce moment jusqu’à mon arrivée en Belgique en janvier 2018 j’ai vécu dans la rue. C’étaient 7 longues années.
Les années dans la rue, je me sentais un étranger partout, parmi les arabes j’étais rare, je n’étais plus musulman et j’avais des critiques sur le gouvernement et la famille royale ; dans le Rif, j’étais un étranger parce que arabe du milieu du pays avec une autre langue, d’autres coutumes, au Sahara j’étais un marocain tout court.
Les premières années dans la rue, je suis resté dans le nord du pays, surtout dans le Rif. Pour ‘gagner ma vie’ je cherchais dans les poubelles des objets que je pouvais vendre, parfois, si j’avais de la chance je pouvais travailler quelques jours. Et j’ai volé quand je n’avais plus rien et j’avais faim ou besoin d’une dose de drogue. J’ai aussi passé 4 mois dans une prison marocaine pour un vol.
Jusqu’à ce moment là seule chose que j’avais entendue à la maison, à la radio et TV, à l’école, était que le Sud du Maroc était une terre où il y avait des problèmes et où le gouvernement marocain dépensait beaucoup d’argent dans des projets de développement. J’entendais que le Polisario était une bande de maffioso qui empêchait les sahraouis de Tindouf de rentrer au Maroc.
C’est dans la prison que j’ai entendu pour la première fois un autre son de cloche sur le Sahara occidental. Jusqu’à ce moment là seule chose que j’avais entendue à la maison, à la radio et TV, à l’école, était que le Sud du Maroc était une terre où il y avait des problèmes et où le gouvernement marocain dépensait beaucoup d’argent dans des projets de développement. J’entendais que le Polisario était une bande de maffioso qui empêchait les sahraouis de Tindouf de rentrer au Maroc.
Quelques temps après ma libération, j’ai pris mon petit sac à dos, une bouteille de vodka et deux bières et j’ai quitté Rabat en direction du sud pour connaître cette terre. J’ai voyagé beaucoup à pied, aussi en bus, en taxi, de nouveau en bus…
Durant la première partie de mon voyage, j’ai fait la connaissance d’un jeune qui était aussi en route vers le sud. Quand il m’a vu boire ma bière il me disait que j’allais provoquer un accident à cause de cela et que la mort de tous les passagers serait sur mon compte. Néanmoins nous avons continué notre chemin vers le sud ensemble.
Arrivé à Tiznit, j’ai commencé à me poser des questions sur mon voyage, il n’y avait que des pierres, du sable, qu’est-ce que je faisais là-bas ? Ce n’était pas ma place.
Après Goulimine, Tan-Tan, le Sahara Occidental !
Je ne savais pas ce que j’allais faire, où et comment j’allais vivre ; je savais juste que je voulais découvrir la réalité sur le Sahara occidental, les sahraouis et le Polisario.
Est-ce que c’était vrai que les sahraouis étaient des victimes du Polisario et le Polisario des criminels, ou y avait-t-il une autre vérité ? Est-ce que la marche verte était contre l’Espagne et pas contre les sahraouis, parce que les sahraouis étaient des marocains. De plus en plus de questions qui demandaient une réponse.
Arrivé à El Aiun, le jeune avec qui je voyageais me confessait qu’il était un militaire marocain au Sahara mais qu’il en avait marre, il me disait que sa maison ici n’était qu’un abri et que pour le reste il n’y avait que le désert, qu’il gagnait que 300$ par mois, qu’il était loin de ses parents et il devait leur envoyer chaque mois une partie de ses 300$ pour qu’ils puissent vivre ; qu’ il était donc obligé de rester.
Du fait que je n’avais aucune pièce d’identité avec moi, je ne pouvais pas prendre une chambre dans le même hôtel que lui, j’ai trouvé pour moi un chambre dans un hôtel où ils acceptaient des sans papiers à 4€ par nuit. C’était bien pour une nuit, le lendemain j’ai commencé à chercher du travail pour pouvoir louer une chambre, seule manière pour éviter des contrôles policiers.
Je me suis rendu au marché, au port ; je n’ai pas trouvé du travail mais il y avait une ‘eau de vie’ très forte, distillée des dattes, le Meh’ia. Avec cet alcool très fort, je pouvais retourner dans la rue.
Dans le port d’El Aiun j’ai vu beaucoup de poissons et pour des prix très bas. Il y avait du travail mais pour pouvoir travailler il faut être marocain et avec des papiers, les sahraouis ou les sans-papiers n’avaient aucune chance.
Il n’y avait pas d’opportunités pour moi à El Aiun, donc j’ai décidé de continuer encore plus vers le Sud pour trouver des réponses et du travail.
J’ai pris le chemin pour Boucraa, mais à part de la police je n’ai rien trouvé pour moi. En tant que marocain, on peut se sentir en sécurité au Sahara, je n’ai jamais vu autant de policiers marocains qu’ici et cela, seulement pour protéger les Marocains.
Encore toujours sans travail, je passais de nouveau les nuits dans la rue, sur le sable, sur des pierres, je buvais, fumais, mais toujours ‘protégé’ par des portraits du roi Mohammed VI ; impossible d’échapper à ses yeux ! Les endroits où j’ai dormi pendant cette période étaient bien plus propres que mes places au Maroc. Après quelques jours j’entendais que Dakhla était le meilleur endroit pour trouver du travail, donc je me suis mis de nouveau en route. Pour 12€ un camionneur marocain m’a amené jusqu’à Dakhla. Malheureusement il voulait aussi ‘des services en nature’ pour le passage. Ça m’a choqué profondément. Je l’ai frappé mais par peur d’être dénoncé il m’a néanmoins amené jusqu’à Dakhla. Durant mes années dans la rue, ça m’est arrivé plusieurs fois. Parfois c’était plus difficile de convaincre ces hommes que je ne voulais pas ; même en Espagne et ici en Belgique ça m’est arrivé encore plusieurs fois. La vie dans la rue est dangereuse.
J’ai vu beaucoup de bases militaires le long du chemin.
À Dakhla, la première chose qui m’a frappé est le fait que le centre-ville est occupé par les marocains et que les sahraouis sont poussés dehors, vers les bidonvilles dans des vieilles petites maisons. Les maisons des Marocains étaient toutes des nouvelles maisons et avec des étages, il y avait beaucoup de travail dans la construction. J’ai tourné quelques jours pour trouver du travail mais même ici c’était difficile, j’entendais toujours : ‘va voir là-bas, va voir là-bas…’ J’ai très vite appris que c’est ton nom de famille qui importe pour trouver travail. Pour les Sahraouis le travail était de toute façon exclu.
La ville était pleine de policiers et d’agents de sécurité en uniforme et en civil, beaucoup plus qu’au Maroc même ; en tant que Marocain, on pouvait se sentir parfaitement en sécurité ici contrairement à la situation au Maroc ; pour les Sahraouis la question de sécurité est toute autre.
Après 3-4 jours j’entendais parler d’un Moulay, un grand entrepreneur d’Agadir qui avait beaucoup de chantiers et qui cherchait des travailleurs. Je suis allé le voir pour demander du travail et il m’a accepté. Il me donnait 20 Dirham (2€) pour conclure le contrat de travail et il me demandait de me présenter le lendemain matin à 7.30h et que mon salaire serait de 8€ par jour. Par peur de ne pas être à temps, j’ai dormi là-bas devant la porte du chantier. Quand Moulay m’a trouvé dormant devant la porte le lendemain, il m’a demandé où j’habitais. Après ma réponse : ‘dans la rue’, il m’a offert un abri sur le chantier si en contrepartie j’allais veiller sur la sécurité du chantier. Le climat étant très agréable, connaissant personne, étant complètement seul, j’ai accepté son offre.
Dans ce milieu de travailleurs marocains, j’entendais plusieurs fois que je devrais faire très attention avec les Sahraouis ‘parce qu’ils sont dangereux, ils tuent pour rien, ils ont déjà tué plus de 500 policiers, ils font la guerre,…’ Moi, je n’avais pas peur, parce que j’étais sûr que si je ne faisais rien de mal, les Sahraouis, ne me feraient pas du mal non plus ; c’était mon avis depuis que je vis dans la rue.
Après 15 jours, le travail sur ce chantier est terminé, nous déménageons vers un autre chantier cette fois-ci à Messira, un quartier sahraoui.
Ce quartier sahraoui était l’opportunité rêvée pour commencer à poser des questions, je voulais savoir. C’est ici, à Messira que j’ai rencontré Tawalou, un jeune sahraoui ouvert et prêt à répondre à mes questions. Il ne me traitait pas comme ennemi juste par le fait d’être marocain. Je lui ai posé beaucoup de questions, il m’a répondu à chaque question avec patience. Je lui ai raconté ce que je connaissais sur le Sahara et les Sahraouis, ce que la radio, TV, l’école, tout le monde au Maroc racontait et croyait. Je l’écoutais, je réfléchissais… J’ai ressenti le « shimta », le sentiment d’être trahi par tous ceux [Marocains et colons marocains installés au Sahara Occidental] qui m’avaient parlé du Sahara et des Sahraouis, qui m’ont menti.
J’ai parlé aussi avec des jeunes marocains avec qui je travaillais mais ils ne m’écoutaient pas. Quand Tawalou, ou d’autres Sahraouis me rendaient visite dans mon petit abri, les marocains n’entraient pas, ou s’ils étaient déjà là, ils s’en allaient très vite. Ils avaient peur, ils ne voulaient pas savoir, ils ne voulaient pas rencontrer les Sahraouis, ils étaient tellement convaincus de leur version des choses qu’ils ne pouvaient et ne voulaient pas entendre d’autres voix. J’avais des problèmes avec les Marocains du fait que j’étais ami avec des Sahraouis.
Fin 2013 Tawalou m’a raconté Gdeim Izik, il m’expliquait ce qui se passait là-bas, le pourquoi de cette action non-violente. Grâce à Tawalou et ses amis j’ai commencé à me rendre compte de la réalité des Sahraouis, du Sahara occidental.
Tawalou et ses amis, sa famille m’invitaient les vendredis pour partager un repas de couscous, un thé,… Fin 2013 Tawalou m’a raconté Gdeim Izik, il m’expliquait ce qui se passait là-bas, le pourquoi de cette action non-violente. Grâce à Tawalou et ses amis j’ai commencé à me rendre compte de la réalité des Sahraouis, du Sahara occidental.
Un jour j’étais dans la rue avec Tawalou et la police arrivait. Devant nos yeux ils attaquaient un jeune qui se promenait, ils le jetaient par terre, lui mettaient des menottes et l’amenaient avec eux dans leur voiture. D’autres Sahraouis qui avaient aussi vu ce qu’il se passait ont voulu m’attaquer, mais Tawalou m’a protégé, ils leur disaient que moi j’étais un ami. Le jeune qui a été amené par la police a passé 6 mois à la prison.
Une chose de laquelle on n’entendait pas parler au Maroc est la différence que faisait le gouvernement marocain entre ce qu’il donnait aux sahraouis et ce que recevaient les marocains qui vivaient au Sahara. Ce que les marocains me racontaient est : « les Sahraouis ne peuvent pas travailler mais ils reçoivent 200€ par mois et de la nourriture ».
Selon moi, il s’agissait d’une façon, pour le Royaume, d’encourager les Sahraouis qui vivent dans les campements à venir s’installer au Sahara. Les Marocains, de leur côté, reçoivent aussi de l’aide pour vivre au Sahara mais moins. C’est cependant toujours beaucoup plus que les Marocains qui vivaient au Maroc même.
Quand le roi venait en visite au Sahara, il y avait toujours deux jours fériés, il n’y avait pas de travail, même pas à la maison. Chaque personne recevait un pain et une boîte de thon pour fêter la visite et tout le monde devrait sortir dans la rue pour accueillir le roi.
Je me souviens maintenant d’un autre grand événement : la visite et le rapport de la visite de Ban Ki-Moon. Le gouvernement marocain avait organisé plusieurs autocars gratuits pour les marocains de Dakhla afin d’aller manifester à Rabat contre le rapport du secrétaire général qui avait ‘osé’ dire que le Sahara est un territoire occupé.
Quand je me promenais à Dakhla le soir, je voyais des camions et des camions, des longues files. Ils arrivaient vides et retournaient pleins le lendemain. La marchandise portait des cachets « Agadir » et « Essaouira ». Ils transportaient des melons, des tomates, du poisson,…
Quand je me promenais à Dakhla le soir, je voyais des camions et des camions, des longues files. Ils arrivaient vides et retournaient pleins le lendemain. La marchandise portait des cachets « Agadir » et « Essaouira ». Ils transportaient des melons, des tomates, du poisson,…
Je voyais partir aussi des bateaux remplis de sable.
Après quelques mois je me suis bagarré avec des jeunes marocains sur la question du Sahara. Mes amis sahraouis étaient fiers de moi.
Au cours de la période durant laquelle j’ai vécu à Dakhla, j’ai beaucoup entendu parler de l’Europe. Après cette bagarre, il était clair pour moi que je ne pouvais pas vivre entouré des marocains, ni au Maroc ni au Sahara non plus ; partout je rencontrais des difficultés parce que je posais des questions, je parlais, je disais ce que je pensais. Je cherchais la liberté de dire ce que je pense, j’ai décidé qu’il était temps de partir vers l’Europe.
Je dis au revoir à mes amis sahraouis, je n’avais plus d’amis marocains à Dakhla et je suis retourné au Maroc. Sur mon chemin vers le Nord, j’ai essayé de raconter à mes amis à Salé et Rabat ce que j’avais appris sur le Sahara occidental et les Sahraouis, mais ils ne me laissaient pas m’exprimer : ‘laisse-nous tranquilles, toi avec la politique !’ Après des mois à Nador, j’ai pu passer à Melilla, de là vers l’Espagne, la France et la Belgique.
J’espère trouver ici une protection internationale et pouvoir vivre ma conviction de respect pour la liberté d’expression et la solidarité.
Mon constat final : les Marocains travaillent comme des esclaves, ils ont peur, les sahraouis non, ils n’ont pas peur, ils sont libres mais pauvres.
Le Maroc a certainement plus d’armes et d’argent et leur machine de lobby est énorme, mais les Sahraouis ont de la patience, travaillent sur le plan diplomatique international, la résistance est leur arme ».
Youssef Ben Ali
10 mars 2019