Par Mehdi Sekkouri Alaoui, envoyé spécial à Amsterdam
Enquête Exclusive. Nos espions à l’étranger
Vrais flics et faux diplomates
Comment la chute d’un agent secret marocain a fait scandale en Hollande, mettant à nu un réseau d’espionnage aux ramifications insoupçonnées.
Lundi 28 septembre 2008. En ce début de soirée, les cafés d’Oost, quartier multiethnique à l’ouest d’Amsterdam à forte présence marocaine, sont quasi déserts. Cela semble être le cas depuis plusieurs jours, déjà. L’explication à cette étrange désaffection tient en une phrase : les révélations fracassantes sur les activités des services de
renseignements marocains sur le sol néerlandais. Tout simplement. En moins d’une semaine, les 350 000 personnes que compte la communauté marocaine en Hollande ont appris que des policiers et des responsables politiques, d’origine marocaine eux aussi, flirtaient avec la puissante DGED (Direction générale des études et de la documentation) de Yassine Mansouri. Résultat : un vent de méfiance et de paranoïa souffle depuis sur les “Marokkaanse”, dont beaucoup réduisent désormais leurs “sorties” au strict minimum. “Aujourd’hui, il faut se mettre en tête que tout le monde est susceptible de travailler pour les flics. Même tes proches”, lâche en souriant Ahmed, 29 ans, qui reconnaît avoir changé ses habitudes : “J’ai décidé de moins fréquenter certains endroits et surtout certaines personnes”. Un premier constat que confirme Jamal Ryane, militant associatif à Amsterdam : “Cette affaire a créé un profond malaise au sein de la communauté marocaine. On n’avait vraiment pas besoin de ce genre de scandales, nous sommes déjà suffisamment pointés du doigt…”. Et d’ajouter, déçu : “On croyait qu’avec l’arrivée de Mohammed VI au pouvoir, le temps des barbouzeries de bas étage était révolu. Ce n’est malheureusement pas le cas. Nous sommes toujours aussi fliqués qu’avant”.
On infiltre bien la police hollandaise
Flash-back. Nous sommes en mars 2007, les services secrets néerlandais (AIVD, équivalent de la DGST marocaine) envoient une note interne à la direction de la police les informant que deux de leurs membres seraient des collaborateurs des renseignements marocains, la DGED en l’occurrence. La réaction ne se fait pas attendre : la police licencie illico presto Redouane Lemhaouli et Mohamed Ziad pour “violation du secret professionnel” et “manquement au devoir”. Les autorités néerlandaises n’hésitent pas, dans le même temps, à faire part de leur colère à Rabat. Dans la foulée, deux agents secrets, théoriquement rattachés à l’ambassade du Maroc à La Haye, sont priés de quitter le pays sur le champ…
Dans un premier temps, les deux présumés coupables, Redouane Lemhaouli et Mohamed Ziad, encaissent le coup sans broncher. Le premier, dit “Ré”, est brigadier à Rotterdam. Il est devenu, à 38 ans, une célébrité locale connue pour son engagement dans la société civile, notamment auprès des Marocains. Marié à une Hollandaise, cet originaire du Rif marocain, qu’il a quitté très jeune dans les valises de ses parents, était en 1991 un des tout premiers “étrangers” à rejoindre les rangs de la police. Il est un si bon représentant de l’entente maroco-hollandaise, qu’on lui prête un rôle actif dans la préparation de certaines visites effectuées par des délégations néerlandaises au Maroc. Mohamed Ziad, lui, est un enfant de Hay Mohammadi à Casablanca, arrivé en Hollande dans les années 90. Il est préposé bénévole à l’accueil dans un commissariat de quartier de La Haye depuis moins d’un an. Assistant social à la base, Mohamed, la trentaine, milite dans une ONG dont il est le président : l’association des droits des Marocains aux Pays-Bas. Il est connu pour prendre part, comme nous l’ont confirmé plusieurs sources, “aux manifestations revendiquant la marocanité du Sahara”. Ziad, à qui il arrive de collaborer avec des journaux arabophones au Maroc, a par ailleurs la réputation d’être “proche des employés du consulat du Maroc, qu’il fréquente assidûment”.
L’espion et la princesse
L’affaire aurait pu en rester là, sans écho public, si les médias ne s’en étaient pas mêlés. Le 15 septembre, Nova, émission quotidienne phare de la télévision publique néerlandaise, dévoile les barbouzeries supposées du tandem Redouane Lemhaouli – Mohamed Ziad. Le scandale éclate alors au grand jour.
Rencontré dans les studios de Nova dans la région d’Amsterdam, le journaliste Robert Bas nous confie avoir eu beaucoup de mal à boucler son enquête. “Au début du mois de juillet, nous avions eu des informations selon lesquelles un membre de la police de Rotterdam a été licencié pour espionnage. Nous avons alors entamé notre investigation, qui s’est avérée plus longue que prévu du moment que personne ne voulait répondre à nos questions”. Raison de cette omerta : l’affaire des deux policiers d’origine marocaine, qui promet de remonter jusqu’à un haut niveau de l’establishment local, risque d’éclabousser au passage la famille royale néerlandaise. Et pour cause, en février dernier, la princesse Maxima, épouse du prince héritier Willem Alexander, présidait une cérémonie de remise des diplômes à 57 jeunes immigrés. L’opération, un coup de marketing pour l’intégration des populations immigrées, est parrainée… par un certain Redouane Lemhaouli, épaulé par Mohamed Ziad. Le jour de la remise des diplômes, donc, la princesse trône au milieu d’un parterre de haut rang (le ministre de la Jeunesse et de la Famille, le chef d’état-major des armées, l’ambassadeur du Maroc aux Pays-Bas, etc), parmi lequel s’est glissé Lemhaoudi. Sans oublier Ziad, confortablement installé parmi le public. Séduite par ce programme de réinsertion mis sur pied par “Ré”, la princesse va jusqu’à accepter de le parrainer en le baptisant “Projet Maxima”. Ce qu’elle ne savait pas, c’est que “Ré”, et son ami “Momo”, feraient l’objet de la fameuse note des services néerlandais quelques semaines plus tard…
Scandale national
La diffusion de l’enquête de Nova, le 15 septembre, fait l’effet d’une bombe dans l’ensemble des Pays-bas. Toute la classe politique est montée au créneau pour crier au scandale. Le parti travailliste, membre de la coalition au gouvernement, demande que l’ambassadeur du Maroc soit rappelé à l’ordre. Même requête du côté des chrétiens démocrates. Pour sa part, l’extrême droite de l’ultraconservateur Geert Wilders, connu pour son islamophobie, a carrément exigé l’expulsion du diplomate marocain en poste à La Haye si Rabat ne présentait pas ses excuses dans les plus brefs délais. C’est la crise ouverte.
Dans la foulée, le ministre des Affaires étrangères, Maxime Verhagen, déclare donner “une importance particulièrement grande à l’affaire”. Devant le Parlement, il confirme le licenciement de Redouane Lemhaouli et le renvoi des deux diplomates marocains, dont l’identité n’a jamais été clairement établie. Le ministre renchérit en précisant que “des explications ont été officiellement demandées au Maroc”. Pour les détails de l’affaire, il faudra repasser. Après un tête-à-tête quelques jours plus tard avec son homologue marocain dans les couloirs des Nations Unies, dont la teneur est restée secrète, Verhagen envoie une lettre aux élus condamnant “l’intervention de certaines parties ou services pour influencer les citoyens d’origine marocaine”. Le responsable néerlandais pointe indirectement la DGED, l’accusant à demi-mots de “porter atteinte à la démocratie et à la souveraineté des Pays-Bas”. Mais il évite soigneusement de déclarer la guerre ouverte : non, tous les détails de l’affaire ne seront pas révélés parce que “le sujet est sensible et l’enquête suit toujours son cours”.
Une façon bien diplomatique pour éviter la rupture totale avec Rabat. Mais aussi, comme nous l’explique cette source locale, “pour éviter de s’aliéner l’ensemble de la (forte) communauté marocaine aux Pays-Bas”.
La loi du silence Question : quel genre d’informations Redouane Lemhaouli et Mohamed Ziad pouvaient-ils bien transmettre aux services de renseignements marocains ? “On ne peut pas trancher, répond l’enquêteur de Nova, Robert Bas. Mais d’après tous les éléments d’enquête qui sont passés entre nos mains, nous sommes sûrs de leur culpabilité. Ce n’est pas pour rien qu’on a interdit aux deux hommes d’exercer dorénavant dans la fonction publique ou d’occuper tout autre poste jugé sensible. Et puis, s’ils étaient vraiment innocents, comment se fait-il qu’ils n’ont jamais protesté?”.
Contacté par TelQuel, Mohamed Ziad a nié catégoriquement être un agent à la solde de la DGED (lire interview). Quant à Redouane Lemhaouli, il a préféré ne pas donner suite aux sollicitations des journalistes. Ce qui laisse la porte ouverte à toutes les supputations. Dont une, particulièrement colportée, comme nous avons pu le constater, tant à La Haye qu’à Rotterdam ou Amsterdam, et qu’une source à Nova nous résume ainsi : “Il est probable qu’il y ait eu un deal entre Lemhaouli et les autorités néerlandaises. En contre-partie de son silence, il ne serait pas poursuivi en justice”. Impossible pour le moment de le confirmer. Mais si Lemhaouli continue de se terrer dans le silence absolu, son entourage se charge de clamer son innocence et va jusqu’à crier au complot. Fomenté par qui ? “Les services de renseignements hollandais pour l’obliger à collaborer, ou l’extrême droite, voire tout simplement des concitoyens (marocains) jaloux de sa réussite”, clame sans conviction Farid Oulad Lahcen, responsable de “La voix des démocrates marocains aux Pays-Bas”, unique organisation engagée dans la défense du tandem Lemhaouli – Ziad.
Politiciens ou espions ?
Lemhaouli et Ziad ne seraient pas les seuls à collaborer avec les services de renseignements marocains. Dans les jours qui ont suivi la diffusion de l’enquête de Nova, un conseiller communal de Rotterdam a mis le feu aux poudres en déclarant, dans un programme télévisé, avoir été sollicité par les services marocains. Rencontré à la mairie de la deuxième ville des Pays-bas, Fouad El Haji nous raconte : “Un jour, un ami m’a invité à l’accompagner à une soirée marocaine. Sur le chemin, il m’a clairement demandé de rejoindre un réseau d’informateurs dont il faisait partie. Il m’a dit, pour finir de me convaincre, qu’en contre-partie mon avenir serait pleinement assuré !”. Le conseiller d’origine marocaine (il a vu le jour à Al Hoceïma en 1969) va encore plus loin : “Je peux vous assurer que je ne suis pas le seul homme politique d’origine marocaine à avoir été contacté par les services marocains. Beaucoup ont même répondu favorablement à l’offre qui leur a été proposée”. Mohamed Rebbae, un des premiers députés marocains aux Pays-Bas, basé à Utrecht, joint pour les besoins de notre enquête, abonde dans le même sens : “En 1999, ils (les services marocains) m’ont envoyé un ancien voisin, qui s’est présenté comme un agent des renseignements s’occupant de la communauté marocaine en Espagne. Il m’a clairement signifié que je pouvais avoir tout ce que je voulais si je répondais favorablement à sa demande de collaboration”. Comme Fouad El Haji, Mohamed Rebbae affirme avoir décliné “l’offre”, informant au passage les autorités néerlandaises…qui se sont plaintes à Rabat. “Mon cas n’est sûrement pas isolé. Ils sont nombreux ceux qui sont approchés mais rares sont ceux qui osent le dire”, nous explique encore Rebbae.
Ce qui est sûr, c’est que le scandale (des services marocains) a pris des proportions énormes en Hollande. Pas au Maroc, où les responsables ont visiblement décidé de “laisser passer l’orage”. Yassine Mansouri, patron des services, Taïeb Fassi Fihri, diplomate numéro 1 du royaume, voire Khalid Naciri, porte-parole du gouvernement, jouent pour le moment la carte de la sérénité, rangeant ainsi “l’affaire” au rayon des faits-divers. En un mot, Rabat fait la sourde oreille. Jusqu’à quand ?
Mohamed Ziad. Espion, pas espion ?
Mohamed Ziad est, avec Redouane Lemhaouli, à l’origine du scandale d’espionnage qui secoue les relations entre les Pays-Bas et le Maroc. Il a accepté de nous rencontrer à Amsterdam.
En mars dernier, vous avez été licencié par la police de La Haye qui vous accuse de collaborer avec les services de renseignements marocains. Qu’avez-vous à dire à ce sujet ?
A ce jour, je n’arrive toujours pas à réaliser ce qui m’arrive. D’ailleurs, je suis tombé des nues lorsque mes supérieurs m’ont appris la nouvelle. Je ne peux pas être un espion pour la simple raison que je n’ai pas la mentalité qu’il faut, je ne suis pas fait pour ça. Le militant associatif que je suis n’acceptera jamais de travailler pour un service de renseignement, qu’il soit marocain ou néerlandais. Les idéaux et les valeurs que je défends me l’interdisent.
On vous dit proche des employés du consulat du Maroc, que vous fréquenteriez assidûment…
Mais ce n’est pas un crime de rentrer dans un consulat du Maroc. Si j’y suis aussi souvent, c’est parce que je suis à la tête d’une association qui défend les droits des Marocains aux Pays-bas. Des gens ayant des problèmes avec l’administration marocaine font appel à moi, et c’est cela qui m’amène à m’y rendre régulièrement pour rencontrer un assistant social, dans le but de leur trouver des solutions. Cela ne prouve en rien que je suis un agent à la solde des services marocains.
Quel rapport entreteniez-vous avec Redouane Lemhaouli ?
J’ai rencontré son père en 2001 au sein du consulat du Maroc. Il était là parce qu’il avait lui aussi un différend à régler avec l’administration marocaine. Par la suite, les gens lui ont parlé de moi, il est donc venu vers moi pour me demander des conseils. C’est ainsi que j’ai connu Redouane Lemhaouli, à qui j’ai apporté mon aide dans le cadre du “projet Maxima”. Mon rôle à moi était de lui trouver des jeunes Marocains en situation difficile pour les inclure dans le projet.
Selon vous, Lemhaouli, alias Ré, est-il un agent au service des renseignements marocains ?
Pas du tout. Il n’y a pas si longtemps, Lemhaouli s’est vu saisir une maison à Tanger parce qu’il n’arrivait plus à rembourser son crédit. S’il était vraiment un espion, je ne pense pas qu’il aurait eu droit à ce genre de traitement.
Et vous ?
Je ne suis pas un espion. Ma propre mère restée au Maroc a été expulsée de son appartement à Casablanca parce qu’elle n’arrivait plus à payer son loyer. Si j’étais un espion, je ne crois pas que cela se serait pas passé ainsi. Et puis au commissariat de quartier où j’étais affecté, je n’étais qu’un simple préposé à l’accueil qui n’avait même pas accès à l’informatique.
Comment avez-vous appris votre licenciement ?
Mes supérieurs m’ont appelé du jour au lendemain pour m’annoncer qu’ils ne pouvaient pas me garder, sans autre forme d’explication. Ils m’ont ensuite accompagné à la maison pour récupérer mon uniforme de police. Je n’ai plus de contacts avec eux depuis ce jour-là.
Si vous êtes innocent, pourquoi avoir choisi de garder le silence ?
J’aurais pu donner suite à cette affaire, crier au scandale, mais j’ai choisi de tourner la page. Ce travail, en fin de compte, je n’en ai pas besoin. A la base, je suis assistant social, mais actuellement, je suis en arrêt maladie, et je perçois toujours mes indemnités d’invalidité. Ce travail à la police de La Haye, je le faisais à titre bénévole, pour meubler mon temps.
DGED. Voyage au-dessus d’un nid d’espions
La Direction générale des études et de la documentation (DGED, service de renseignements extérieurs) est une bien diplomatique appellation pour désigner la toile de l’espionnage marocain tissée à travers le monde. “Diplomatique”, le mot est trouvé. La DGED, nid d’espions au service du royaume, opère la plupart du temps dans le sillage de la diplomatie marocaine à laquelle l’essentiel de ses membres est théoriquement rattaché. La “centrale” a d’ailleurs des airs de diplomatie parallèle, surtout depuis l’avènement de Mohamed Yassine Mansouri, proche (et compagnon de classe) de Mohammed VI, à la tête de la DGED. Un Mansouri, qui a fait partie de la délégation officielle reçue cette semaine par le secrétaire général des Nations Unies, pratiquement au même titre que le ministre des Affaires étrangères Taïeb Fassi Fihri… La DGED a classiquement pour tâche de tenir une “veille” (informations et renseignements en tous genres) là où elle se trouve, aux quatre coins du monde. La veille est d’autant plus importante que les pays cibles représentent un enjeu politique important pour le Maroc : cas des voisins du Maghreb, Algérie et Mauritanie en tête, mais aussi de l’Europe (France, Espagne, Belgique, Hollande). Sans oublier les pays à forte implantation islamiste (Soudan, Pakistan, etc.). Concrètement, nos espions ont la tâche (secrète, bien entendu) d’infiltrer les milieux et les réseaux sensibles, à commencer par les rouages des chancelleries occidentales, mais aussi d’encadrer la communauté marocaine à l’étranger. Le but premier de toutes ces activités étant de suivre à la trace les mouvements des “fortes têtes” (activistes politiques, islamistes) marocaines de la diaspora. Comme nous l’ont expliqué plusieurs sources consultées pour les besoins de notre enquête, la DGED a un fort penchant pour les amicales marocaines à l’étranger, réputées très perméables aux infiltrations policières. Même les mosquées, à l’image de tous les lieux de rassemblement communautaire, n’échappent pas à la surveillance des espions venant ou agissant pour le compte de Rabat.
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