Maroc – RG : Espions de proximité

Vous ne savez rien d’eux, ils savent tout de vous. Enquête sur le premier service secret du royaume.

“Le modèle policier marocain fut dominé dès sa naissance par une priorité absolue donnée à l’ordre public”, analyse Police Magazine. Une façon de voir, ajoute le mag’ des flics du royaume, marquée par une “présence accrue sur le terrain”. La revue ne croit pas si bien dire. Un service de police a embouteillé en particulier ce terrain : les Renseignements généraux, RG de leur petit nom. Rattachés Direction générale de la sûreté nationale (DGSN), ils sont chargés depuis l’indépendance de collecter et d’analyser des informations en tout genre. Sous le règne de Hassan II, “l’ordre public” devient en priorité un ordre politique à protéger. Grâce à une police de proximité proche des Marocains au mauvais sens du terme. Les RG se voient confier la tâche de ficher les opposants au régime, les filer, noter leurs faits et gestes, mêmes les plus anodins. Ayant fêté leurs 53 ans, le 16 mai dernier, les RG continuent de croquer dans la vie des autres à pleines dents. Hier, ils mâchaient le travail aux sécuritaires en surveillant la gauche et ses projets de lendemains qui chantent. Depuis les attentats kamikazes du 16 mai 2003, ils se font les crocs sur un nouveau sujet d’inquiétude : les Marocains susceptibles de se transformer en pop corn humain.

Le barbier de service

17 avril 2008. La jeunesse du PJD tient congrès à Rabat. La barbe marxiste a fait place à une pilosité religieuse chez les jeunes. Mais le barbier est le même, ni de droite ni de gauche, fidèle à un seul slogan : “On vous le dit d’entrée au moment de votre affectation. Notre seule opinion politique doit être Allah Al Watan Al Malik”, confie un inspecteur des RG. Ses collègues sont disséminés dans l’assistance, à peine discrets. Ils se cachent davantage pour la forme, tout le monde sachant qu’ils sont là. Suivre la vie politique et syndicale, au fil des congrès et de manifestations en sit-in, vous transforme à la longue en éléments du décor. L’officier des RG supervisant la pêche à l’info a même droit à un siège à l’entrée de la salle. Il se plaint auprès d’un journaliste d’être obligé de travailler un dimanche. Tout ça, c’est la routine pour lui. Un détail trouble cependant son ennui. Des jeunes du PJD se font prendre en photo au fond de la salle. Ils ont cintré leur front d’un bandeau vert : le bandana des brigades Azzedine Al Qassam, une branche armée du Hamas. Cela relève du décorum et de l’actualité. C’est dans l’air du temps, tout au plus. Mais l’officier en prend tout de même note. Car c’est son boulot l’air du temps, le sentir, le nez à la recherche de l’odeur discordante. Il “chemcheme”, selon le jargon des RG. Au plus près du corps social. De ses besoins primaires parfois. Comme manger.

Du pain et eux

Les kamikazes de Hay Farah auraient ainsi été trahis par leur estomac. Le propriétaire d’un four du quartier aurait tiqué devant une commande inhabituelle. Un client venait de déposer huit pains à cuire au lieu des deux habituels. “Moul ferran” en aurait parlé au moqddem du quartier. Fidèle à la voie administrative, le fonctionnaire transmet le tuyau à l’inspecteur des RG du commissariat le plus proche. En temps ordinaire, ce dernier aurait classé l’info à la rubrique des chiens écrasés. Mais ce n’était pas un jour comme les autres. Un kamikaze venait de se faire exploser dans un cyber de Sidi Moumen, deux autres à quelques pas du consulat américain de Casablanca. Le Maroc est en alerte. Six pains en trop, le compte n’est pas bon, c’est peut-être un scoop. Quelques jours plus tard, les forces de l’ordre encerclent le quartier, accompagnées d’agents de la DGED et de la DST. Les RG, quant à eux, restent en retrait, au sein de la foule des curieux… Hay Farah illustre leur place dans le dispositif des renseignements marocains. A cheval entre la police et les services secrets, ils informent mais n’agissent pas. Ils sont le back-office dans l’entreprise du renseignement, chargés d’alimenter une base de données, afin de fournir en temps et en heure des noms, des lieux et des dates. “Les informations recueillies par les RG ont permis les rafles massives après le 16 mai”, explique à ce propos Mohamed Darif, spécialiste des mouvements islamistes. Sauf qu’aujourd’hui, l’info label RG n’aurait plus autant la cote dans la lutte contre le terrorisme. Noter les petits riens du quotidien, leur raison d’être, c’est avoir la tête dans le guidon. Ne pas voir loin alors que cela se passe ailleurs : “En 2006, l’Etat a dû admettre que le terrorisme au Maroc avait des ramifications internationales. Chargée d’enquêter à l’étranger, la DGED est devenue tête de file dans le recueil de renseignements”, analyse Darif. Et les RG has been du coup, accusés de radoter, à l’instar d’un vieil agent secret dépassé par les événements.

Trop d’infos tue l’info

Le 16 mai est venu aggraver la maladie. Des informateurs se sont mis à noter tous les signes extérieurs de religiosité, transformant le service de police en tout à l’égout. “On nous signale des trucs sans importance. Un vendeur de détail a trouvé suspect, un jour, le comportement d’un habitant car il allait à la mosquée trop souvent. Vérification faite, il y priait 5 fois par jour, quoi de plus normal”, confie un inspecteur des RG. “C’est le principe du trop d’informations tue l’information”, analyse Darif. Ce reproche est fait aux RG depuis toujours?: obstruer les canaux de renseignements avec des infos sans aucune valeur. “Au lendemain de l’indépendance, on a donné des postes au sein des RG à des résistants dont on ne savait pas quoi faire. La qualité des informations recueillies s’en est ressentie”, explique Darif. L’analyse n’était pas au rendez-vous non plus, à en croire plusieurs militants ayant eu affaire à eux : “J’ai été interrogé à la fin des années 80 par un commissaire des RG. Il était incapable de me situer sur l’échiquier politique. On lui avait écrit la question à me poser sur un bout de papier. Cela vous donne une idée de son niveau intellectuel”, ironise Mohamed Sebbar, président du Forum vérité et justice. Le peu d’intérêt porté à la compétence des agents se serait fait ressentir même dans le choix des patrons. Le meilleur exemple reste Brahim Hmiri, responsable des RG au milieu des années 1990. Nommé à la tête de la DGSN, Hafid Benhachem l’a mis au placard illico presto. Il est allé jusqu’à afficher dans tous les commissariats du royaume une circulaire soulignant l’incompétence supposée du patron des RG…

Agents new look

“L’Etat a décidé de moderniser ses services de renseignements suite aux attentats de 2003. Les RG ont aussi eu droit à un programme de mise à niveau”, explique Mohamed Darif. Au bas de l’échelle, les petites mains sont désormais sommées de trier de manière plus stricte le bon grain de l’ivraie. Repérer la pépite dans un fatras d’infos faisandées. Et la livrer toute chaude aux patrons à Rabat pour l’analyse. Pour cela, le service tberguig de la police s’est lancé depuis peu dans une mise à niveau de ses cadres. C’est ainsi qu’en 2007, près d’une cinquantaine de hauts gradés des RG sont partis aux Etats-Unis s’initier aux méthodes du FBI. La base, elle, n’a pas eu droit à un voyage exotique. On l’a plutôt renvoyée sur les bancs de l’école : “Une formation continue pour les agents chargés du renseignement a été mise en place”, explique une source sécuritaire. Une manière de combler une lacune : les futurs agents des RG suivent un tronc commun à tous les flics du royaume sans cours spécifique sur la récolte d’infos.

Les effectifs ont aussi été rajeunis. Le lifting saute d’ailleurs aux yeux pour qui fréquente les couloirs des tribunaux lors des procès des islamistes. Il est devenu courant de croiser dans la salle d’un tribunal des agents en jeans, tout propres sur eux. “Ce sont nos jeunes !”, vous signale tout fier un officier des RG. Les plus audacieux, quelques semaines après le grand saut, se sentent déjà comme des poissons dans l’eau. Ils n’hésitent pas à aborder les avocats des accusés, sonder un proche parent, voire même discuter d’un article sur le procès avec le journaliste concerné.

Université à la loupe

Ces jeunes pousses peuvent aussi être affectées à la surveillance des facultés. C’était déjà valable à l’époque de Basri, qui avait infiltré des éléments des RG à l’université afin de surveiller les étudiants d’extrême gauche. Le campus de Fès a ainsi bénéficié d’une “attention particulière” suite aux événements sanglants du début des années 1990. “Il était courant de voir des étudiants attaquer, à jets de pierre, des voitures des RG traversant le campus universitaire”, témoigne un ancien étudiant à Fès. Le service de police a aussi noyauté la faculté de Fès en recrutant des informateurs parmi les étudiants. En réponse, les militants d’extrême gauche organisaient des procès symboliques pour juger les indics démasqués. Aujourd’hui Basri n’est plus, mais les RG surveillent autant les facs, collant au plus près de l’actualité estudiantine toujours aussi agitée. Simple exemple, entre autres, les manifestations d’étudiants sahraouis de l’Aïd El Kébir dernier, à la gare routière d’Agadir. Voulant rentrer chez eux pour la fête, coûte que coûte, deux d’entre eux sont morts dans l’agitation générale. En réaction, les RG se sont mis en branle en quadrillant les facultés comptant une présence massive de Sahraouis. Ils ont aussi investi les gares. Comme cet agent des RG qui a passé semaine à la station ferroviaire de Mohammédia, en jellaba et babouche, pour signaler tout risque de débordement.

Photo souvenir

Les RG ont une obsession chevillée au corps : ficher les nouvelles têtes tentées par la contestation. “On photographie tous les visages inconnus lors des réunions d’étudiants d’extrême gauche ou de diplômés-chômeurs”, raconte un inspecteur des RG, qui s’est vu plusieurs fois confier la mission de retrouver le domicile des “clichetés”. “On commence toujours l’enquête par une tournée des mouqataâs du secteur en demandant à voir les moqaddems”. Un vague air de ressemblance, croit seulement distinguer l’un d’entre eux ? L’inspecteur va tout de même vérifier à l’adresse indiquée. Si la piste est un ***-de-sac, pas grave. On passe aux moqaddems suivants. C’est juste une question de patience car, au final, le “suspect” est toujours localisé. “J’entame une conversation avec un habitant du quartier sous un prétexte quelconque. Si cela accroche entre nous, je lui montre la photo en racontant un bobard. Que je le cherche car il doit de l’argent à un vieux haj, par exemple. C’est une histoire qui marche bien”, confie-t-il. Le voisin accepte d’aller frapper à la porte du vilain débiteur. “Je menace le suspect de lui faire un scandale s’il ne rend pas l’argent à l’haj. Il accepte toujours de me suivre pour une explication. J’indique discrètement au taxi de passer par le boulevard Zerktouni”, poursuit l’inspecteur. Pause surprise au niveau de la préfecture de police de Casablanca. Le jeune homme se retrouve, étonné, dans un bureau à l’étage où on lui conseille gentiment de “changer de fréquentations”.

T’as du réseau ?

“Les gens collaborent avec une facilité déconcertante”, lance, apathique, un inspecteur des RG. Il trouve la délation presque normale, le tberguig étant un sport national au royaume, moins fatigant que le football. Plus sarcastique, un haut responsable de la police nationale a résumé un jour la situation : “Le Maroc a une chance formidable. Il compte 30 millions d’informateurs potentiels”. Du citoyen lambda au militaire à la retraite, le contact établi par les RG prend mille et une formes. S’arc-boutant sur le réseau officiel des moqadems, ils recrutent aussi dans une masse d’informateurs informels, s’immisçant dans tout le champ professionnel. A voir comment procèdent les RG, il n’y a jamais trop d’indics. A chacun son utilité, son champ de vision, ses détails. Parmi les informateurs potentiels, les pompistes. De leurs stations-service, ils repèrent les voitures neuves, jugent, à la tête du client, s’il a le profil pour conduire un tel bolide. Les profilers de la pompe à essence, aussi performants qu’ils puissent être, restent des indics anonymes. “Dans le rapport, on indique que l’information nous a été transmise par un agent de la circulation, pour ne pas créer d’embrouilles avec les dirigeants des chaînes de station-service”, justifie cet inspecteur. Ça, c’est de l’entraide. Les vendeurs de détail ont aussi leur utilité. Et pour cause?: leur emplacement, à un poste fixe, leur permet d’observer les passants. Leur carré de rue, avec vue dégagée des deux côtés, laisse le champ libre à toute sorte d’investigation statique. Même intérêt pour les chauffeurs de bus et de taxi, sur la route toute la sainte journée. Les RG amassent l’information, après le service du conducteur, dans les dépôts. Dans la même veine romantique, le rôle de la Lydec dans les renseignements généraux?: tout nouvel abonnement leur est faxé illico presto. Et tout ça, pour combien ? 700 DH par mois pour l’indic lambda qui a fait ses preuves. Il faut le vouloir.

Tous les chats sont gris

4ème étage de la préfecture de police de Casablanca. Un grand tableau plein de chiffres. Les codes des enquêtes en cours s’égrènent : 411, 413, etc. Elles ont été ouvertes pour beaucoup grâce à des infos glanées par les RG. Parmi les cas, sexe, drogues et trafic en tous genres. La moisson nocturne a été bonne grâce à la surveillance des bars, boîtes de nuit et cabarets. Hiboux de nuits, ils contrôlent l’horaire de fermeture, le respect de la législation sur l’alcool. La ronde des inspecteurs englobe aussi les casinos dans le cadre de la “police des courses et des jeux”. Il y a bien entendu, derrière la tournée pépère, comme une directive administrative, une face obscure. “L’aire d’intervention de la police de la réglementation (les RG, ndlr) est une aire de menace par excellence”, note Abdellatif Agnouch, professeur en sécurité publique à l’université de Settat. L’“aire de menace” devient ipso facto une zone de pêche à l’info auprès des videurs et des gérants de boîtes de nuit. Et last but not least, les prostituées : “Elles sont utiles pour lutter contre le deal de cocaïne dans les boîtes de nuit”, précise un inspecteur des RG. Elles prennent note aussi d’“un client habituel qui dépense subitement trop d’argent”. Au cœur des excès, là où cela se passe aussi pour les RG. Presque à la marge, un autre de leur territoire de chasse : “On a répertorié 75 000 homosexuels à Casablanca”, lâche un inspecteur au détour d’une phrase. Scribe des mœurs des autres, il recrute beaucoup d’informateurs parmi eux. La boucle est bouclée…

Telquel

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