Huit jours à El Aaiun (au Sahara Occidental occupé par le Maroc)

Depuis 1975, quasiment personne n’a pu parler directement à des sahraouis dans les territoires occupés par l’armée marocaine. Pour la première fois, un journaliste y est parvenu. Il rapporte le récit de ses 8 jours dans l’hébdomadaire du Parti Communiste Français, « Révolution ».

Ainsi sont corroborés tous les témoignages indiquant que le peuple sahraoui continue à lutter malgré une féroce répression dans toutes les zones occupées. Laissons parler J.F. Boyer.

On ne sort pas d’El Aaiun ! La route du port est libre mais il serait illusoire de chercher à s’embarquer incongnito : la Gendarmerie Royale surveille les débarcadères pouce par pouce et l’armée contrôle les plages voisines.

Au Nord, malgré deux barrages militaires très méfiants, on peut se rendre jusqu’à Daora, petit village triste groupé autour d’un ancien fortin espagnol. Au-delà, on ne passe pas.

A l’Est, vers Smara, les premiers contrôles sont installés là où finissent les bidonvilles du quartier sahraroui de Zemla. Sauf autorisation spéciale, aucun civil ne peut les franchir. En revanche, c’est un défilé incessant de véhicules militaires : transport de troupes entres les trois grandes casernes de la ville et les trois centures fortifiées qui se succèdent dans un rayon de 10 à 40 km, acheminement de vivres et de munitions…

J’ai laissé derrière moi la ville basse, l’ancienne ville espagnole aujourd’hui totalement colonisée par les Marocains : autour des constructions hispano-mauresques de l’Etat-Major du Gouvernorat et de la Sûreté, ils monopolisent le commerce de l’alimentation, les restaurants, les boutiques de vêtements, les salons de coiffure… Dans les banques et les cafés, c’est l’ambiance de Fès ou Marrakech. Ici et là quelques vieux négociants sahraouis continuent à écouler les stocks d’électronique et d’électroménager accumulés jusqu’en 1975 et les quelques appareils importés au compte-gouttes depuis l’interruption du commerce de gros avec les Canaries.

Devant moi maintenant, sur le plateau qui s’avance vers le désert, les quartiers sahraouis. « Là où habite la populace », me disaient hier des ingénieurs marocains travaillant au service des eaux. Un véritable ghetto où, sous des prétextes divers -recherche d’objets d’artisanant, intérêt pour la musique et les coutumes locales, je vais passer l’essentiel de mon temps pendant huit jours.

Des petites maisons blanches de Colominas aux taudis de Zemla – que les sahraouis appellent en espagnol « Casas Piedras », des bidonvilles qui dominent le souk aux chameaux aux derniers H.L.M. construites par le colonisateur espagnol, de conversations anodines en confidences, d’intervieuws discrètes en réponses évasives, je vais découvrir une réalité incontournable : malgré la répression, le quadrillage policier, les tentatives de séduction – lancement d’un programme de logement et construction de quelques écoles -, les sahraouis des zones occupées n’acceptent toujours pas la présence marocaine. Ils résistent et rêvent d’indépendance.

Assis sur des couvertures tendues à même le sol autour du thé qui fume dans les verres, deux jeunes adolescents m’expliquent pourquoi leurs parents ont quitté la petite pièce aux murs nus quand j’y suis entré : « Tout le monde a peur ; la police saura sûrement que tu es venu ici. Dans chaque ruelle des quartiers sahraouis, il y a une famille marocaine qui travaille pòur la sûreté. Ils ont même réussi à introduire des indicateurs parmi nous. Nous les connaissons… d’anciens chefs traditionnels… des vieux uniquement… Ce sont eux qui dénocent les femmes et les enfants qui arrachent les drapeaux marocains et les portraits du roi que la police nous oblige à placarder sur nos maisons. Parfois, ce sont les policiers eux-mêmes qui les arrachent pour pouvoir arrêter une famille toute entière ! Comme après les grandes manifestations antimarocaines des premières années de l’invasion, des centaines de personnes ont été arrêtées, torturées et déportées à Kenitra ou Agadir, tu comprendras pourquoi on ne voit même plus sur les murs des slogans du Polisario… ».

Dans le bus qui nous mène au port, le long des dunes que le vent couche sur la route, un chauffeur de taxi m’explique comment les autorités s’y sont pris pour faire descendre les gens dans la rue les 17 et 18 novembre, jours anniversaires de l’indépendance marocaine : «  Pour pourvoir travailler, les chauffeurs de taxi doivent se faire enregistrer tous les matins au commissariat central. Eh bien, le 16 au matin, on nous a avertis que si nous n’allions pas défiler le lendemain c’était le retrait de licence, des amendes, et peut-être la prison… J’y suis allé. Pourtant, comme presque tout le monde ici, j’ai de la famille à Tindouf et un frère combattant du Front… et je crois à la victoire de nos frères. N’oublie pas ça : notre bouche est marocaine mais notre coeur est sahraoui ! ».

La résistance

Les jeunes prennent souvent plus de risques. Des élèves du collège La Paz géré par la mission culturelle espagnole ont refusé de participer aux manifestations et insulté leurs professeurs marocains. Peut-être ces mêmes gamins qui venaient de passer deux mois dans les géôles de la « Carcel Negra » à El Aaiun pour avoir laceré les portraits de Hassan II pendus dans leur classe !

C’est à d’autres gosses que je devrais les plus belles émotions de cette «ballade» saharienne. J’ai oublié leur âge, leurs noms, leur sexe, les endroits où nous nous sommes rencontrés. Je n’oublierai pas qu’ils ont joué avec leur vie pendant une semaine en transmettant mes questions à des militants et sympathisants du Polisario qui ne pouvaient prendre le risque de me rencontrer. Ils ne savaient sans doute pas que les réseaux du Front avaient été démantelés cinq fois avant de renaître de leurs cendres, lorque la nuit tombée ils me rapportaient réponses et témoignages griffonnés d’une main maladroite sur du papier cahier. Une femme : « Plus de la moitié de nos hommes sont au chômage…le salaire minimum ne dépasse pas 500 F…les charges locatives sont insupportables… »

Un ouvrier : « Plusieurs bombes explosent le 18 septembre 1980 sous le môle transbordeur des phosphates. L’exploitation des mines ayant cessé devant les attaques du Front, les Marocains l’utilisent pour débarquer des armes. Dix-sept ouvriers de Fos Boucraa sont arrêtés en représailles ». Suivaient les noms.

Un mécanicien : « J’ai fait deux ans de prison pour détention de propagande du Front… il reste aujourd’hui douze hommes et une femme à la prison d’El Aaiun. Les autres sont au Maroc. Fin octobre, plusieurs voitures appartenant au gouverneur, au directeur de la douane, à un officier marocain et à des sahraouis collaborateurs ont été incendiées. La police a arrêté une dizaine de personnes dont un jeune de 14 ans. Dernière incarcération : Lahcen M., le 17 novembre… ».

Et pêle-mêle : la nouvelle de l’arrestation d’Embarca, journaliste à la TV et directrice d’une école téchnique de jeunes filles, accusé avec 5 autres femmes de trafic de drogue mais dont tout le monde sait ici qu’elles étaient des militantes du Polisario… l’augmentation du prix de la viande… les derniers communiqués militaires captés, en cachette, sur la radio du Front.

« Vous verrez à El Aaiun tout est tranquille… »

Source: Révolution, février 1981

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