Source : Adadouch, 15 novembre 2005 par adadouch
La gestion de l’après-séisme d’Al Hoceima a révélé un changement de culture du pouvoir, en réaction aux catastrophes naturelles. Hier, la priorité allait à la sécurité. Aujourd’hui, elle va à la mise en scène.
Par Pierre-Alain Claisse*
Autrefois, les choses paraissaient plus simples en matière de gestion des catastrophes naturelles. Il y avait ce que l’on peut appeler l’humanitaire-policier ou le système makhzénien de gestion des crises. Le principe de base était simple : quand il y avait un risque majeur de désordre public, qu’il soit d’origine humaine ou naturelle, les risques d’émeutes et les risques sanitaires étaient traités en un même temps, l’un pouvant occasionner l’autre. Le traitement des deux se faisait par la voie d’un protocole de décisions rapides.
Ce protocole était élaboré par un responsable des opérations unique, qui s’engageait directement auprès du roi à gérer personnellement la crise. C’était le rôle du ministre de l’Intérieur qui, fort d’un mandat d’un quart de siècle, avait acquis une expérience non négligeable en la matière.
Si ce système de gestion unilatérale des urgences majeures avait son efficacité, il n’est pas sûr qu’il ait été conçu dans le souci absolu du respect des droits fondamentaux des sinistrés.
Expliquons-nous. En situation de paix civile, l’ordre de priorité dans l’assistance aux sinistrés serait en toute logique : les droits aux soins primaires, à l’alimentation, au logement, à la liberté d’expression, etc. Or, c’est quasiment dans un esprit de conflit armé que se déroulait le protocole d’urgence de l’ancien régime. Les opérations de secours commençaient par la sécurisation des opérateurs en premier lieu, puis de la zone et enfin des sinistrés.
En effet, bien des témoignages laissent à penser que la menace de désordre public a parfois été contenue sous le prétexte de gestion d’une catastrophe naturelle : un risque invérifiable d’épidémie, par exemple. Ainsi en est-il allé des rumeurs d’épidémies de conjonctivite, quand le Nord était bouclé pour des raisons sanitaires en 1981 et 1984, au moment des premières émeutes liées au programme d’ajustement structurel du FMI.
Logique de conflit, logique de paix, tout n’est finalement qu’une question de dosage. Toujours est-il qu’autrefois l’ordre public était rétabli en un temps record sur les points d’impact d’une catastrophe fulgurante, qu’elle soit naturelle, technologique ou politique. Mais dix ans plus tard, au moment du processus de réforme et de transparence institué par décision royale, la gestion des catastrophes naturelles à risques sanitaires majeurs s’avérait plus complexe. Il n’est d’ailleurs pas exclu que ce processus de réforme ait été accéléré par l’inondation de la vallée de l’Ourika, dans le Haouz, en août 1995.
Quelques touristes étrangers ayant disparu dans les oueds en crue de la vallée, il devenait difficile de contenir les journalistes étrangers et particulièrement « mal intentionnés ». Souvenons-nous du contexte : ce cataclysme avait été le premier du genre à être médiatisé par de véritables antennes paraboliques captant les TV européennes. L’opposition politique avait saisi cette occasion pour exprimer au grand public son souhait de voir les élus locaux exercer pleinement leurs responsabilités. Celles-ci se justifiaient par une meilleure connaissance du terrain que celle du ministre, alors personnellement en charge de l’urgence. Par un hasard des calendriers, c’est quelques trois jours après le drame de l’Ourika qu’un discours royal annonçait le référendum sur le bicaméralisme, faisant entrer les représentants régionaux au Parlement.
Quant au siège de la province du Haouz, son objectif premier était la relance du tourisme, malgré les traces visibles des inondations, question de survie économique. Les touristes se firent donc touristes humanitaires et les habituels récits des guides avaient muté en de dramatiques témoignages de l’horreur vécue. En effet, de nombreux petits vendeurs des bords d’oueds restaient très choqués par leur réquisition dans le ramassage pêle-mêle de blessés et de cadavres : c’était le temps de la méthode dite, dans le jargon hospitalier, de « ramassage en sacs de sable ».
On peut aujourd’hui visiter les trois fosses communes où les nombreuses victimes exhumées de la boue ont été enterrées au cimetière de Bab Doukkala. Les témoignages sur le flux incessant des camions entre les points d’impacts et le cimetière, ainsi que la grande longueur des dalles laissent à penser que le chiffre d’inhumés dépasse les 200 morts déclarés officiellement à l’époque. Les rescapés ont été contraints de reconnaître que l’État n’est pas la Providence, que c’est au citoyen de base de prendre ses responsabilités et pas uniquement au ministre et au gouverneur. Car, c’est bien là l’esprit de la réforme de la charte communale : insuffler au citoyen l’esprit de responsabilité dans le cadre de la démocratie participative.
Or, c’est précisément dans cet esprit que le Bureau du Collectif d’Al Hoceima a transmis son premier bilan du séisme aux autorités locales, ainsi qu’à une des associations nationales membres, le 25 février 2004, 24 heures après le séisme. L’Association marocaine des droits humains, AMDH, en a fait la synthèse le jour même dans un communiqué de presse, invalidant ainsi le ton apaisant du ministère de tutelle de la Protection civile, seule habilitée à porter sur place les soins primaires d’urgence. Mais, en même temps, ce communiqué a justifié l’ingérence privée étrangère : les ONG internationales.
Au grand bazar des ONG, on trouve de tout, y compris des associations internationales de solidarité religieuse : le Secours islamique ou d’autres susceptibles d’effectuer un redéploiement de leurs équipes en terre marocaine. Ceci explique partiellement l’empressement de la Fondation Mohammed V à faire de la visite royale un spectacle humanitaire au nom du principe de solidarité nationale et exclusivement nationale. C’est donc de la sorte que le Makhzen a su faire muter l’humanitaire-policier en humanitaire-spectacle. On peut donc dire de ce tragique événement qu’il a eu au moins le mérite de rappeler aux associations locales, mais aussi internationales, qu’il ne faut pas confondre la démocratie participative avec la démocratie participative élargie. Plus simplement : la présence des associations non-reconnues d’utilité publique reste tolérée et seulement tolérée dans la vie politique locale.
En effet, les élus locaux et régionaux se trouvent très souvent, au Maroc comme ailleurs, confrontés à des associations de riverains. Celles-ci font pression sur les élus pour développer les bassins d’emplois au plus près des lieux de résidence. C’est ce qui explique, en partie, la signature d’accords de construction de terrains sur des zones à risques naturels. C’est ce qui peut également justifier la tentation de laisser construire au plus vite, sans se soucier des habitants et des normes. Ce laxisme a vraisemblablement connu des débordements qui seront sanctionnés, si l’on en croit les annonces officielles. Car la sanction commence par la lutte contre l’économie de prédation qui favorise l’habitat insalubre ; c’était là l’objet du discours royal en réponse aux attentats du 16 mai 2003. Or, le réseau associatif n’est pas exempt des pratiques mafieuses qui, par ailleurs, sont en parallèle avec l’islamisme de prédation, pratiques auxquelles le Nord n’échappe pas. C’est pourquoi on peut penser que certains partenaires associatifs des conseillers communaux sont tentés de favoriser le gain rapide : clandestinité, contrebande, corruption.
Du risque naturel, nous en sommes revenus à la menace de trouble de l’ordre public et c’est en partie à propos de tels dangers que des rumeurs ont fait état d’un recentrage possible des différentes responsabilités ministérielles. Dans les couloirs des ministères ces derniers jours, on reconnaissait avoir adopté la culture du projet d’étude sans jamais avoir appliqué les recommandations des experts qui, il est vrai, peuvent se révéler totalement inapplicables. Les dernières directives royales ont donc contraint à remédier à la fuite des cabinets ministériels devant leurs responsabilités, celles-ci engageant l’État central, le Makhzen.
La catastrophe d’Al Hoceima pourrait effectivement se révéler être l’illustration du processus inverse de celle de l’Ourika, à savoir que la résolution des urgences majeures passerait par la redistribution des pouvoirs administratifs entre quelques secrétariats ministériels seulement. Quelles directions précisément ? Des négociations seraient en cours entre le ministère de l’Intérieur et celui de la Santé, notamment. Ce dernier tente visiblement d’échapper au contrôle du premier depuis le lancement du projet de réactualisation de la loi sur la Protection civile. Ce projet, qui correspond à l’avènement du nouveau concept de l’autorité en 1999, peut se résumer comme tel : une meilleure répartition des rôles entre les Centres hospitaliers d’urgence et la Protection civile. Là encore, nous sommes dans la problématique du dosage des responsabilités.
Quant au ministère de l’Environnement, son rôle de contrôle des expertises est renforcé par la nouvelle loi sur les études d’impact environnemental de l’activité industrielle. Ce rôle d’expertise du ministère pourrait s’étendre au contrôle d’une agence d’étude des catastrophes naturelles, à moins que cette responsabilité ne soit directement attribuée aux services du Premier ministre. De la guerre des ONG, nous sommes passés à la guerre des ministères.
Il n’en incombe pas moins au citoyen marocain de veiller à l’application sur le terrain des mesures de prévention des catastrophes naturelles. Ce devoir de veille exercé par les associations locales se justifie par le droit fondamental à la transparence et, de fait, à la démocratie participative élargie ; entendons par là un processus de démocratisation qui ne se limite pas à la consultation de personnalités rémunérées pour leur expertise, mais qui prend véritablement en considération l’opinion des élus locaux. En retour, ce devoir associatif gagnerait à se conformer aux conventions internationales ratifiées par le Maroc, à commencer par le respect du principe du développement durable ; cette expression signifie en l’occurrence : dépasser les intérêts personnels pour penser à l’avenir, aux générations futures, à l’ouverture du Maroc sur le reste du monde, Orient comme Occident. Il reste à sensibiliser les conseillers communaux à ce projet de société qui caractérise l’esprit du nouveau régime. Investissez dans l’éducation – dit le vieux proverbe chinois – vous en tirerez profit pendant cent ans !
*Chroniqueur français, Pierre-Alain Claisse est aussi ethnologue et juriste
Source: Telquel
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