Joseph Paoli
25 octobre 2018
Le Maroc est un pays de grands changements déclarés et de lents changements effectifs. Ce mélange dissonant d’attitudes contraires a cependant, depuis presque trente ans, créé et maintenu un équilibre aussi improbable qu’indéniable. L’ampleur du changement proclamé servait de guide au changement réel, qui poursuivait son chemin à petit pas, parfois claudiquant, et pourvoyait en espoir ceux qui s’y étaient engagés, la plupart de bonne foi. D’une certaine manière, le Maroc politique a vécu au superlatif depuis la dernière décennie du règne d’Hassan II. Pour qu’un tel fonctionnement procure la paix publique, dans un pays de fortes inégalités, de contrôle social plus ou moins pesant et de transition démocratique inaccomplie, et parvienne, vaille que vaille, à intégrer la plupart des acteurs politique comme ceux de la société civile et une large partie des citoyens, il faut qu’il y ait un discours du changement cohérent et audible et que les faits à même de le démentir ne s’accumulent pas de manière flagrante. Depuis quelques mois, ce discours est en panne et les faits contredisant les perspectives ouvertes se sont accumulés à tel point qu’ils les ont largement obscurcies.
Il y a eu au moins six discours marquants et porteurs d’espoir (du moins pour les libéraux), six grandes narrations, depuis les années 1990 : le discours sur les droits de l’homme, le discours sur l’alternance (et partant sur « la transition démocratique »), le discours sur le développement humain, le discours sur la nouvelle Constitution, le discours sur l’avenir africain du pays et, intégré à celui-ci, le discours sur la nouvelle politique migratoire. C’est, bien sûr, peu de dire que les dispositions libérales et pluralistes de la nouvelle Constitution (2011) n’ont pas été mises en œuvre. Cependant, on s’attendait à cette lenteur et à une accumulation d’impasses. Personne n’avait jamais envisagé, par exemple, que l’égalité entre les hommes et les femmes, proclamée par ladite Constitution, aboutirait à une discussion orientée vers l’adoption d’une loi abrogeant leur inégalité devant l’héritage. Il était clair que ce n’était qu’un « reminder » dépourvu d’agenda. Ce qui se passe depuis quelques mois, en revanche, est plus préoccupant, parce qu’il y avait quelques bonnes raisons de penser que ça ne devait pas arriver.
Il y a eu, tout d’abord, la répression du Hirak, le mouvement de protestation dans le Rif découlant directement de l’inefficacité et, pire encore, de l’ineffectivité avérée et persistante des politiques publiques destinées à développer la région. Il n’est pas question, ici, de revenir sur l’étiologie de ce mouvement social ni de se prononcer sur la pertinence et la perspicacité de toutes les actions entreprises. On se bornera à constater que le Hirak comme ses personnalités et, plus largement, ses acteurs ont été traités comme les membres d’une conspiration portant atteinte à la sécurité de l’Etat. Le leader du mouvement a été condamné à vingt ans de prison. Il risquait la peine de mort (précisons qu’elle n’est plus en usage au Maroc bien que non abolie). Le constat est simple : lorsqu’une protestation légitime des citoyens est traitée comme une sédition, même si elle s’accompagne d’une certaine « casse », on se situe hors des cadres de la démocratie, laquelle ne réside pas, et de loin, dans la seule application du droit (ce qui peut être l’attribut de toutes sortes de régimes) mais dans l’impérieuse nécessité du dialogue. Le contraste avec le traitement du Mouvement du 20 février, au moment de ce que l’on s’est plu à nommer « le Printemps arabe », est frappant. La stratégie des gouvernants avait alors été d’éviter la répression désordonnée et obtus et de promouvoir le changement, même s’il s’agissait d’une variation sur la célèbre formule de Lampedusa selon laquelle « il faut que tout change pour que tout reste comme c’est » (dans le cas du Maroc, ce fut plutôt : « il faut que tout change pour que tout ne change pas trop vite »). L’attitude face au Hirak illustrait, au contraire, un raidissement des gouvernants ou une montée de l’influence des gouvernants adepte du raidissement. Ce n’était pas bon signe.
Durant l’été, est arrivée la nouvelle du rétablissement du Service militaire. Celui-ci a été annoncé dans un contexte de focalisation des politiques publiques sur la jeunesse et son éducation, qui ont, elles aussi, assez largement échoué. L’Armée apporterait une formation et des valeurs à des jeunes qui n’en auraient pas. En général, la plupart des militaires professionnels sont d’accord pour considérer que ce n’est pas leur métier ; leur métier, réside dans la défense active du pays, généralement par la projection ponctuelle, sur des théâtres d’opération extérieurs, de combattants (de préférence) expérimentés. Il en découle que tout ce qu’une Armée peut offrir à la jeunesse de son pays, c’est de la discipline et les valeurs rugueuses qui lui sont liées. S’agissant du Maroc et après la répression du Hirak, on ne pouvait trouver de message plus négatif à donner à cette jeunesse : la contrainte par corps pour compenser l’échec des politiques la concernant. L’annonce elle-même a témoigné d’un rare amateurisme du point de vue de la communication politique ou d’un profond dédain vis-à-vis de l’opinion publique. Un projet d’une telle portée sociétale peut-il être annoncé et adopté par un gouvernement sans la moindre concertation avec la société civile, sans le moindre débat public préalable, sans la moindre discussion ? Au-delà de la déception démocratique qu’une telle attitude provoque, se pose la question de la faisabilité de la chose et donc de la précipitation de l’annonce. Le Maroc, on le sait, compte une importante communauté résidant à l’étranger, en grande partie composée de binationaux. Tous les jeunes gens appartenant à cette communauté devront-ils interrompre leur vie dans leurs pays de résidence pour aller faire leur service militaire au Maroc, y compris ceux qui n’en parlent que pas ou mal la langue ? Devront-ils, sinon, renoncer à s’y rendre tant qu’ils n’auront pas dépassé quarante ans, âge à partir duquel ils ne seront plus soumis à cette obligation ? On imagine ce que représenterait pour le Maroc une telle coupure avec une partie de sa diaspora. Des listes d’exemptions complètes ou temporaires ont, cependant, fini par circuler : il y aurait les Marocains résidant à l’étranger, les binationaux, les enfants uniques, les mariés, les étudiants, les titulaires d’un emploi… Sans doute, faudra-t-il attendre la rédaction et le vote de la loi pour savoir ce qui sera retenu. Toutefois, le Gouvernement semble être pris entre deux positions également dommageables : soit il met en œuvre l’essentiel des exemptions évoquées et le service militaire apparaît bel et bien comme une servitude inégalitaire imposée aux catégories déscolarisées et sans emplois, considérées comme potentiellement dangereuses ; soit il adopte une conception égalitaire et celle-ci devra alors inclure les Marocains résidants à l’étranger, les étudiants, les titulaires d’un emploi, ce qui créera vraisemblablement un large mécontentement parmi les groupes sociaux qui estiment devoir en être exemptés. Dans les deux cas, il n’en sortira pas indemne et personne n’en tirera aucun gain.
Le mois d’août a également été marqué par le retour de la traque aux migrants subsahariens. Alors que le Maroc s’était, non sans panache, engagé en 2013 dans une politique volontariste de régularisation de ces derniers, avec une deuxième vague de régularisation lancée en 2016, cette reprise soutenue de la traque et des déplacements forcés vers le sud du pays, voire des expulsions sommaires, semble indiquer, sinon un pur et simple revirement dans la politique suivie depuis cinq ans, du moins un coup d’arrêt à celle-ci. Ainsi qu’en ont témoigné de nombreuses victimes et des acteurs associatifs bien informés, ces opérations ont été menées avec brutalité et n’ont pas toujours pris la peine de distinguer entre les migrants régularisés et ceux qui ne l’étaient pas, entre les migrants et les réfugiés, c’est-à-dire des personnes immatriculées par le Haut-commissariat aux réfugiés des Nations-Unies et donc protégées par le droit international. La rétention des personnes à déplacer, notamment à Tanger, a eu lieu et continue sans doute à avoir lieu dans des conditions dégradantes d’entassement et de maltraitance. Le prétexte de lutter « contre les réseaux de trafic humain » ne change rien au fait que c’est une population particulièrement vulnérable qui s’est trouvée à nouveau et maltraitée et stigmatisée ; du reste, c’est bien cette population que l’on entend contrôler et non les dits réseaux, puisque le but poursuivi – en premier lieu par l’Europe qui fait pression sur le Maroc – est tout simplement d’empêcher les Africains de traverser la Méditerranée, que ce soit par eux-mêmes ou avec l’aide d’autrui. Cette attitude des autorités marocaines apparaît en flagrante contradiction, non seulement avec les principes humanistes avancés pour faire valoir la nouvelle politique migratoire du pays, mais aussi avec sa politique africaine, qui s’était notamment prévalu de l’accueil fraternel fait aux habitants du continent. En témoigne le discours du roi tenu à Addis-Abeba, le 31 janvier 2017, alors que le Maroc réintégrait l’Union africaine. De fait, l’attitude actuelle des autorités marocaines, brutale, indécente et indiscriminée, ne peut manquer d’avoir des répercussions sur la perception du pays par ses voisins du Sud. Comme il est impensable, par son ampleur et sa durée, que cette traque soit un simple et accidentel emballement de l’appareil sécuritaire, une question de fond se pose : pourquoi le Maroc est-il prêt à risquer de mettre à mal son image, sa diplomatie et ses intérêts en Afrique ? Peut-être est-ce une réaction au piétinement du processus d’adhésion à la CEDEAO, la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest ; peut-être aussi une partie des acteurs influents de la gouvernance du pays est-elle en train de parvenir à faire prévaloir l’idée que le partenariat avec l’Europe passe avant la poursuite d’un destin africain. Dans ce cas, participer au gardiennage des frontières européennes d’outre Méditerranée est incontestablement plus important que se préoccuper du sort et des souffrances des migrants subsahariens.
Ce gardiennage renforcé des frontières européennes a provoqué, le 25 septembre dernier, la mort d’une jeune marocaine qui tentait de rejoindre l’Espagne, avec un groupe de compatriotes, sur une petite embarcation. Les garde-côtes de la Marine royale ont ouvert le feu sur celle-ci. Trois autres personnes ont été blessées. Les autorités ont déclaré qu’il s’agissait de stopper l’embarcation et que les garde-côtes ignoraient la présence de passagers à son bord. Sans épiloguer sur ce qu’il y a de douteux dans cette explication – comment les garde-côtes pouvaient-ils ne pas envisager qu’il y ait des passagers dans un lieu où ils sont habitués à patrouiller, précisément pour intercepter les migrants ? – on évoquera seulement l’aspect le plus déconcertant et le plus révélateur de ce drame : le silence officiel qui l’a suivi. Le Chef du Gouvernement et les ministres, les hauts gouvernants du pays n’ont pas éprouvé le besoin d’exprimer ne serait-ce que leur compassion. Pour bien comprendre ce que cette attitude a, tout à la fois, d’étonnant et de révélateur, il suffit d’imaginer ce qui se serait passé en France si un corps militarisé, dans une opération de police, avait blessé mortellement une étudiante de vingt ans tentant de franchir une limite interdite sans constituer une menace pour personne. Même les pires des partisans de l’ordre auraient éprouvé le besoin de dire quelque chose de vaguement humain. Le ministre de l’Intérieur aurait parlé, le ministre des Armées aurait parlé, le Premier ministre aurait parlé et probablement aussi le Chef de l’Etat. Ils auraient parlé par réelle compassion, sans doute, par calcul politique, certainement, ou tout simplement par obligation, par devoir en un mot. Pourquoi ? Parce qu’ils se seraient sentis, parce qu’ils se sentent tenu par l’opinion, y compris par l’opinion minoritaire, de leurs concitoyens. Il est clair qu’au Maroc, sur certains sujets, les gouvernants ne se sentent pas tenu par l’opinion ou ne croient tout simplement pas qu’il existe un devoir politique de parler. Sans doute les excès de parole, de propos et de commentaires rendent-ils le débat démocratique parfois inaudible et insupportable, mais, à tout prendre, cela vaut mieux, bien mieux que le silence.
Dans un récent article, un éditorialiste marocain, Zouhair Yata, posait la question : « Le Maroc va mal, mais que faire ? ». Diffusé sur Facebook, son éditorial a recueilli de nombreux commentaires, positifs aussi bien que négatifs. Les commentaires négatifs prenaient l’éditorialiste à partie, affirmant que le Maroc était bel et bien en marche vers un avenir digne de lui. Sans doute le Maroc a-t-il accompli plusieurs étapes considérables depuis une trentaine d’années et sans doute a-t-il le potentiel et la volonté d’aller plus loin. Il n’en demeure pas moins que, pour le moment, il est à l’arrêt. Les grands discours qui soutenaient les petits pas sont pris à revers par un subit raidissement des autorités. Dans cette immobilité crispée, tout ce qui ne va pas dans la machinerie qui faisait avancer le pays devient cruellement visible, et notamment la persistance d’une culture politique et d’une pratique gouvernementale foncièrement illibérales et non démocratiques.
Source: telos-eu.com
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