Des métaux précieux à la pêche en haute mer, en passant par la manne du phosphate ou encore l’agriculture, le Maroc regorge de ressources naturelles, mais dont l’exploitation et la gestion s’apparentent à celles d’une véritable rente, dont profite, cependant, une infime minorité de puissants.
Omar Brouksy*
Cette publication a bénéficié du soutien de Rosa Luxembourg Institute. Ce texte peut être reproduit entièrement ou partiellement à condition de citer sa source.
Si le Maroc ne dispose pas de pétrole et de gaz naturel, il est, cependant, pourvu de 3 500 kilomètres de côtes poissonneuses et d’importantes richesses naturelles. Des grands gisements des phosphates aux complexes d’extraction et d’exploitation des métaux précieux, en passant par la pêche en haute mer ou encore les innombrables carrières de sable, le royaume regorge de richesses naturelles dont l’exploitation recèle des enjeux économiques certes, mais également politiques.
Depuis l’indépendance du pays en 1956, la répartition, la gestion et l’exploitation de ces ressources, à défaut d’un cadre juridique reposant sur des textes à la fois rationnels et consensuels, sont l’objet de débats, de questionnements et de controverses récurrentes. Quelle est la nature et le poids de ces richesses ? Comment sont-elles exploitées ? Quels sont les acteurs qui profitent réellement de ces ressources ? Quel est le cadre juridique qui détermine le processus de répartition et de gestion de ces ressources?
L’héritage colonial
A la différence de l’Algérie, département français pendant plus de 130 ans, le Maroc était considéré comme un Protectorat dont les structures politiques et religieuses n’avaient pas subi de modifications majeures par l’ancienne puissance coloniale. Aussi bien l’institution du Sultan que les principales structures tribales avaient été plutôt préservées. En revanche, la France n’hésita pas à explorer tout le pays en quête de ressources naturelles exploitables à profusion. Trois domaines représentaient la cible potentielle de ce processus qui devait d’abord de mettre en place toute l’infrastructure nécessaire pour une exploitation efficiente et efficace des richesses naturelles : routes, ports, chemins de fer, etc. Pour le général Hubert Lyautey, le principal artisan de la pénétration française, il fallait distinguer entre le Maroc « utile » et le Maroc « inutile » et agir en conséquence. Les phosphates, la production agricole et les métaux précieux se présentaient comme des ressources naturelles à explorer en priorité.
– C’est en 1921, neuf ans seulement après l’établissement du Protectorat au Maroc, que les autorités françaises ont commencé l’extraction et le traitement du phosphate après la mise en place de la première mine, près de Khouribga (au centre du ays) où se trouve le gisement le plus riche au monde. C’est pour « gérer » ce secteur, qui connaîtra rapidement une extension fulgurante, que l’OCP, l’Office chérifien des phosphates, a été créé la même année.
– Les métaux précieux sont l’autre « richesse naturelle » du Maroc qui avait été très tôt exploitée par les autorités coloniales, après la découverte en 1928 à Bou-Azzer, dans le Haut-Atlas, d’un important gisement de cobalt. Deux ans plus tard, en 1930, la société Managem voit le jour et elle évoluera, elle aussi, très rapidement. Aujourd’hui contrôlée par la famille royale, elle compte plus de 5000 salariés et une douzaine de sites miniers au Maroc et en Afrique noire.
– Enfin, le domaine agricole et l’exploitation des terres fertiles étaient un enjeu économique majeur pour les autorités du Protectorat français afin de permettre, d’un côté, à une partie de ses ressortissants de s’installer au Maroc .A l’instar de l’Algérie, les meilleurs terrains, les plus fertiles, ont ainsi été mis à la disposition des colons français. Près de 55 000 migrants français se sont installés au Maroc entre 1912 et 1923, dont plus de 8 000 en milieu rural, selon les statistiques coloniales.
L’exploitation des terres agricoles par les colons français avec l’appui matériel et politique des autorités françaises a favorisé l’émergence de plusieurs fermes modernes qui deviendront, à la fin de l’occupation, de grandes unités de production agricoles, parmi les plus modernes et les mieux équipées.
Un acteur central: la monarchie
Au lendemain du départ des autorités coloniales en 1956, ces trois domaines (agriculture, métaux précieux et phosphates) faisaient partie des structures d’exploitation des ressources naturelles les plus en vue, mais également les plus convoitées par les nouvelles élites politiques du Maroc fraîchement indépendant.
Rapidement, la monarchie marocaine et les notables qui lui sont proches s’imposent comme des acteurs déterminants dans l’administration et l’exploitation de ces richesses : soit en s’octroyant le pouvoir de nomination aux entreprises publiques chargées de la gestion de ces ressources, soit en contrôlant directement ces dernières via des opérations de privatisation. Le cas le plus emblématique est celui de Managem.
C’est à partir des années 1990, au cours d’une opération de grande envergure de privatisation des entreprises publiques menée par le roi Hassan II (1929-1999) que la monarchie marocaine a pu acquérir Managem. Celui-ci sera aussitôt rattaché à l’ONA (Ominum nord-africain), puis à la SNI (Société nationale d’investissement), devenue aujourd’hui Al-Mada, le principal groupe financier contrôlé par la famille royale.
Managem devient en quelques années en un mastodonte dont le siège international est à Zoug, en Suisse, la capitale mondiale du courtage des matières premières et où la politique fiscale très favorable aux grandes entreprises. Le groupe pèse aujourd’hui 500 millions d’euros de chiffre d’affaires selon les chiffres publiés en 2018, et il compte une bonne dizaine de complexes miniers très riches en or et en argent notamment, au Maroc et en Afrique noire. (Voir la plaquette de présentation de Managem et les cartes des sites miniers au Maroc et à l’international).
D’une entreprise publique, Managem est devenue une société privée contrôlée par Mohammed VI, un monarque de droit divin aux pouvoirs politiques et administratifs absolus. Parmi ces pouvoirs, celui de la nomination des hauts fonctionnaires, selon la constitution, permet à ses entreprises d’avoir plus facilement les marchés de l’Etat, et, dans le cadre de ce secteur, les permis d’exploitation et d’extraction des métaux précieux. Résultat, Managem détient dans ce sens un monopole quasi-écrasant par rapport aux autres entreprises, marocaines ou étrangères.
Mais si le groupe royal profite de ces ressources avec autant de facilités, les régions où les complexes miniers sont situés vivent à l’âge de pierre. Dans le Haut-Atlas marocain, par exemple, le village d’Imider, à deux kilomètres de la plus grande mine d’argent du pays (240 tonnes par an) exploitée par Managem, aucune infrastructure n’existe : pas d’hôpital, pas d’école, la seule route date de la période coloniale, etc. Les habitants d’Imider mènent depuis 2011 le plus long sit-in de l’histoire du Maroc pour protester contre leur condition de vie et les conséquences écologiques désastreuses sur leur région dues à l’exploitation et l’extraction du minerai.
Les phosphates, mauvaise gestion et catastrophes écologiques
Le phosphate est une autre richesse sous-terraine dont l’exploitation et la gestion font l’objet de polémiques récurrentes. C’est l’OCP, devenue une entreprise publique depuis 1975, qui pilote tout le processus d’extraction et d’exploitation du phosphate, considéré par les observateurs comme « pétrole du Maroc ». Avec la Chine, le royaume en est l’un des plus grands producteurs mondiaux, et il dispose de 75% des réserves mondiales de ce minerai, selon les chiffres officiels. Des réserves tellement importantes qu’il faudrait sept siècles pour les exploiter toutes, assurent les responsables de l’OCP.
Première source d’entrées en devises, les exportations du Maroc en phosphates et dérivés avaient été évaluées à 5,1 milliards d’euros en 2018. Mais la manière dont l’OCP est administré et le mode de désignation de ses dirigeants font souvent l’objet de critiques. Même si le conseil d’administration est présidé par le chef du gouvernement, c’est le directeur général, nommé par le roi, qui gère le groupe et ne rend compte qu’au chef de l’Etat. Il n’y a aucun mécanisme juridique permettant, par exemple, au parlement marocain de contrôler le fonctionnement de l’OCP. En 2007, le célèbre cabinet américain Kroll a dressé un constat accablant sur la « gestion catastrophique » du groupe, décrivant « une direction qui n’a pas de véritable stratégie industrielle et commerciale».
Par ailleurs, l’OCP est devenue une sorte « vache à lait » que la monarchie utilise fréquemment pour faire sa promotion auprès d’organismes étrangers, notamment français. Exemple, l’OCP accorde chaque année plus de 700 000 euros à l’Institut français des relations internationales (IFRI), un think-thank basé à Paris, pour réaliser « des études » favorables au royaume et à ses dirigeants. Plus, la présence de l’OCP au sein de l’IFRI ne se limite pas à l’organisation des rencontres internationales ou au financement des programmes académiques : Mostafa Terrab, l’actuel PDG de l’OCP, est membre du conseil d’administration de l’IFRI…
Agissant sans le moindre contrôle indépendant, l’OCP ne respecte pas les normes internationales en matière de respect de l’écologie et de la lutte contre la pollution. Conséquence, des violations systématiques du droit à la santé des travailleurs et des riverains. Un rapport publié en juin 2019 par l’ONG suisse Suissaid note que « les deux fabriques d’engrais de l’OCP (Safi et Jorf Lasfar) sur la côte atlantique marocaine émettent de grandes quantités de gaz toxiques, polluent l’air et violent le droit à la santé des travailleurs et des riverains. De nombreux travailleurs souffrent de maladies respiratoires et de cancers suite à une exposition prolongée aux polluants et aux poussières fines. De nombreux cas de décès de travailleurs sont rapportés suite à ces maladies. La pollution de l’OCP affecte également les riverains (maladies respiratoires et fluorose dentaire) ainsi que l’agriculture et l’élevage dans les villages autour des sites de l’OCP».
La mer, le désert et la terre
Avec une côte de plus de 3 500 kilomètres parmi les plus poissonneuses au monde, la pêche en haute mer et l’exploitation des carrières de sable sont un enjeu économique important qui prend la forme d’une véritable rente dont bénéficient les puissants du pays. Pour s’assurer de leur « allégeance », la monarchie marocaine a accordé des « agréments », des sortes de des « licences » d’exploitation sans critères juridiques objectifs pour profiter des richesses maritimes, à de hauts-gradés de l’armée et à des notables proches du palais. Une manne financière qui ressemble à une véritable « poule aux œufs d’or».
Dans le sillage du Printemps arabe de 2011-2012, le parti islamiste justice et développement (PJD) avait promis, à la veille de son arrivée au gouvernement en janvier 2012, de publier, dans un souci de « transparence », la liste de tous les bénéficiaires de ces agréments. Mais il n’en fut rien. Une liste a en effet été publiée mais aucun nom n’y figurait. Seuls les noms d’un certain nombre de sociétés (dont les noms qui se cachaient derrière étaient impossibles à identifier) avaient en effet été diffusés ici et là, sans conséquences.
Dans une enquête publiée par le site indépendant lakome.com, le journaliste Omar Radi a publié en 2012 quelques noms de bénéficiaires de tels agréments, pour la plupart des militaires, des hommes politiques et des notables issus de la région du Sahara occidental (administrée par le Maroc depuis1975 et dont l’indépendance est réclamée par le front Polisario). Cette enquête avait malgré tout révélé quelques noms emblématiques : le général Abdelaziz Bennani, cité par les documents de Wikileaks sur la corruption au sein de l’armée, les généraux Hosni Benslimane, l’un des hommes les plus puissants du royaume et abdelhak Kadiri, l’ancien inspecteur général de l’armée, avaient ainsi bénéficié d’une licence de pêche en haute mer dans le cadre d’une société appelée « Kaben pêche ». Mais, s’accordent les observateurs, ce n’était là que la partie visible de l’iceberg.
A côté des haut-gradés, les notables sahraouis bénéficient eux aussi d’importantes licences pour l’exploitation des carrières de sable et la pêche en haute mer. Parmi eux, d’anciens dirigeants du Polisario (le mouvement indépendantiste sahraoui) ayant relié le Maroc comme Hassan Derhem, Mme Gajmoula ben Ebbi, Hibatou Maelainine ou encore la famille Ould Errachid.
Le roi-fellah
Enfin, l’agriculture est une autre rente dont profitent à plein régime la monarchie et les grands propriétaires terriens. Le roi Mohammed VI, faut-il le rappeler, est le plus grand propriétaire terrien, même s’il est difficile d’évaluer avec exactitude le nombre d’hectares qu’il possède : « Il posséderait en tout et pour tout plusieurs milliers d’hectares, souligne l’économiste Najib Akesbi. Au reste, s’il n’en possédait que 12 000, comme l’ont écrit certains journalistes, il serait déjà le plus grand propriétaire. On ne connaît pas d’autre propriétaire qui possède un tel nombre d’hectares. L’un des plus importants est Zniber, qui n’atteint pas cette superficie. Les groupes Kebbaj (Agadir, dans le sud-ouest) et Nouiji (la région du Gharb) n’atteignent pas les 10 000 hectares (1)».
La structure qui gère l’essentiel de l’activité agricole du roi a un nom : les Domaines, dont la production est très diversifiée : des fromages aux fruits exotiques en passant par les légumes, la truite de l’Atlas, le miel, l’huile d’olive extra vierge, les plantes aromatiques ou encore les produits laitiers. Une grande partie de ces produits est destinée à l’exportation, vers l’Europe notamment (c’est le marché le plus important), suivie par les pays du Golfe et surtout l’Arabie saoudite.
Une rente fiscale
En 1984, Hassan II a décrété l’exonération totale d’impôt des revenus agricoles jusqu’en 2010. En d’autres termes, les agriculteurs, y compris les grands propriétaires terriens, ont été exonérés par le fisc. En 2008, soit deux ans avant l’échéance, Mohammed VI a décidé à son tour, dans un discours à la Nation, de prolonger cette mesure – jugée « injuste » par la plupart des économistes – jusqu’en 2014. « Les estimations qui sont régulièrement faites ici, à l’Institut agronomique, aboutissent à peu près au même chiffre : l’État perd chaque année 1,92 % de PIB, ce qui correspond aujourd’hui à près de 15 milliards de dirhams (1,4 milliard d’euros) de manque à gagner annuel pour le Trésor marocain, ajoute M. Akesbi. Est-il normal aujourd’hui qu’un salarié qui touche 3 000 dirhams (270 euros) paye ses impôts, et qu’un exploitant agricole qui gagne des millions ne paye rien à l’État»?
A l’heure où ces lignes sont écrites, cette « rente fiscale » n’est toujours pas supprimée…
*Journaliste indépendant et professeur universitaire – Maroc.
Source : Assafir Aalarabi, 13 jui 2019
Tags : Maroc, Mohammed VI, Makhzen, monarchie, économie de rente, rente, corruption, monopole,