Il y a cent ans naissait le protectorat franco-espagnol sur le Maroc à la suite d’une convention entre la France et le « sultan de Fès » Abd-el-Hafid. L’historien Pierre Vermeren revient sur cette page d’histoire.
Il y a cent ans, le 30 mars 1912, une convention était signée entre Eugène Regnault, ministre plénipotentiaire français à Tanger, et le « sultan de Fès » Abd-el-Hafid. Ainsi naît le protectorat franco-espagnol sur le Maroc, après des décennies d’activisme des deux puissances, l’occupation de vastes parties de l’Empire, une semaine de tractations, et 5000 soldats français sous les murs de la ville.
Accusé de trahison pour avoir livré le pays aux « chrétiens » à Algésiras, Abd-el-Aziz est déchu en 1908. Les tribus révoltées du Sud ont proclamé son frère Abd-el-Hafid. Mais le « sultan du djihad » n’a guère de marge de manoeuvre. Non que le pays soit livré à l’anarchie, comme le soutient le « Comité du Maroc » à Paris. Mais la régulation de l’Empire ne dépend que secondairement du Makhzen (ou palais impérial). La population et les tribus marocaines, aux trois-quarts berberophones, échappent au contrôle du sultan, dont la légitimité est d’abord invocatoire. Certes, il exerce son pouvoir sur 40 de médinas cernées de hauts murs, et sur la fraction du territoire appelée « bled makhzen ».
Mais dans de sa « reconnaissance du Maroc », datant de 1883-84, Charles de Foucault décrit une situation médiocre: « Le bled el-Makhzen, triste région où le gouvernement fait payer cher au peuple une sécurité qu’il ne lui donne pas, où entre les voleurs et le qaïd, riches et pauvres n’ont point de répit; où l’autorité ne protège personne, menace les biens de tous, où l’Etat encaisse toujours sans jamais faire une dépense pour le bien du pays, où la justice se vend, où l’injustice s’achète, où le travail ne profite pas, ajouter à cela l’usure et la prison pour dette, tel est le bled el-Makhzen ».
« Pacification marocaine »
Encerclé et menacé par les tribus du Moyen Atlas, Abd-el-Aziz doit son salut à une intervention militaire française. L’occasion est trop belle pour lui imposer le traité (en 9 articles). Par cet acte, le sultan délègue ses droits régaliens. A son article 2, il stipule: « Sa Majesté le Sultan admet dès maintenant que le Gouvernement français procède, après avoir prévenu le Makhzen aux occupations militaires du territoire marocain qu’il jugerait nécessaire au maintien de l’ordre et de la sécurité des transactions commerciales et à ce qu’il exerce toute action de police sur terre et dans les eaux marocaines ». Ainsi s’ouvre la « pacification marocaine ». Entamée par Lyautey dès 1904 sur les confins, elle s’effectue désormais au nom du sultan chérifien. Elle dura 22 ans, jusqu’en 1934. « Aucune tribu n’est venue à nous sans avoir été préalablement vaincue par les armes », écrit le Gal A. Guillaume, évoquant les 340 tribus, et l’interminable « pacification » qui coûta 60 000 hommes à l’armée française.
A la Chambre, Jean Jaurès avait refusé de ratifier le traité: « Et d’abord, je vous demande de quel droit prenons-nous le Maroc? Où sont nos titres? On prétend que c’est pour rétablir l’ordre… N’ajoutez pas, Messieurs, que c’est pour promouvoir la civilisation… Il y a une civilisation marocaine capable de révolution et de progrès, civilisation antique et moderne… ». « C’est pour cela qu’au nom du droit bafoué, moqué mais qui est la grande réalité de demain nous protestons contre le principe même de ce traité de protectorat… ». Mais les logiques impérialistes à l’oeuvre se doublent des ambitions politiques et esthétiques du Gal légitimiste Hubert Lyautey.
Ayant observé le Maroc depuis l’Oranie voisine, il veut reconstruire un trône alaouite jugé vacillant. Sitôt le traité signé, des forces militaires makhzen se soulèvent et des tribus encerclent Fès et ses 100 000 habitants. L’acte signé par Regnault doit être détruit. Mais les tribus sont repoussées par la garde française. Le président du conseil, R. Poincaré, charge le 27 avril 1912 Lyautey d’appliquer le traité au titre de commissaire résident général (article 5). Celui-ci déclare à Casablanca le 15 mai 1912: « Je porte à la santé de Sa Majesté le sultan, souverain de ce pays, que j’ai avant tout, la mission d’aider à raffermir son autorité et à établir l’ordre de la sécurité. J’y apporterai tout mon dévouement et toute ma loyauté ».Mais Lyautey sous-estime la « lame de fond berbère » qui menace la dynastie alaouite, selon les mots du Gal G. Spillmann. Après cinq siècles de résistances aux impérialismes (portugais, espagnol, ottoman, français et britannique), l’appel au djihad est une tradition qui a toujours sauvé les libertés berbères et marocaines.
Le sultanat de ses rêves
Fin mai 1912, Lyautey est dans Fès. Les tribus du Moyen Atlas et du Rif envoient des milliers de cavaliers qui lancent l’assaut contre la capitale impériale. Seule l’aide française reçue d’Algérie et de Casablanca, début juin 1912, parvient in extremis à briser l’étau au prix de furieux combats. Le rêve du protectorat a failli sombrer. Mais déjà, un troisième soulèvement éclate dans le Sud, où le cheikh Ahmed El Hiba est proclamé chef du djihad à Tiznit le 3 mai 1912, puis sultan à Marrakech le 15 août. Les guerriers chleuhs et arabes sont repoussés par l’armée française.
Le sultan Abd-el-Hafid, sorti du piège de Fès, abdique au prix fort, laissant Lyautey choisir le sultan avec qui il va construire le sultanat de ses rêves.
Que reste-t-il de cette histoire un siècle plus tard ? Le Maroc est devenu un royaume en 1957, dont les règles de succession s’apparentent désormais à celles des Bourbons. Le rêve lyautéen d’une monarchie puissante, administrative et incontestée, est devenu réalité. Après avoir échoué à chasser Mohammed V, la France coloniale déclinante lui a remis un pays pacifié comme jamais depuis Moulay Ismaël (fin XVIIe siècle). Les tribus berbères ont perdu leurs libertés ancestrales, et les fils de chefs tribaux loyaux ont édifié l’armée marocaine. Les Rifains, qui ont échappé à cette normalisation, manquent de renverser l’édifice lors du la Guerre du Rif des années vingt. Puis à l’indépendance, ils tentent de recouvrer leurs libertés en 1958 et 1959, mais la sanction militaire est impitoyable.
En un siècle, le Maroc est devenu un autre pays, et les Marocains ont peu à voir avec leurs ancêtres. Vaincus, les berbères sont marginalisés. Même le rapport à l’islam a profondément changé en s’alignant sur le Moyen-Orient. Pourtant, dans les périphéries du pays, le feu couve sous la cendre en ces temps de crise économique impitoyable. Après Sefrou dans le Moyen Atlas en 2008, Laâyoune et Sidi Ifni au Sud en 2009, El Hoceima, Ajdir, Tanger, Nador et Taza dans le Nord, Tiznit et Dakhla ont grondé. L’écho de ces contestations, souvent violentes, parvient très assourdi en Europe. Mais il rappelle que le Makhzen n’en a pas fini avec ses insoumis, et que la question des libertés marocaines demeure posée.
Par Pierre Vermeren,
L’Express, 30/03/2012