Par Naoufel Brahimi El Mili
Selon les relevés topographiques, 982 kilomètres séparent l’Algérie de la Libye. Les distances idéologiques entre les deux pays, malgré les rencontres et embrassades répétées entre les différents chefs de l’Etat, sont encore plus importantes. Côté Tripoli, un seul Président, Muammar Kadhafi, de septembre 1969 jusqu’au « printemps arabe ». Côté Alger, la liste des Présidents est plus longue.
Déjà lors de la crise frontalière entre l’Égypte et la Libye, Anouar El-Sadat voulait en finir avec le Guide qu’il surnommait « le fou de Tripoli ». En juillet 1977, les troupes libyennes avaient agressé l’armée égyptienne. La riposte du Caire était implacable. Houari Boumediène s’était rendu à la capitale égyptienne pour obtenir un cessez-le-feu. Ingrat et imprévisible, le Guide signe en 1984 le traité d’Oujda avec le roi Hassan II pour créer une union entre la Jamahirya et le royaume marocain. Une union contre nature mais surtout inamicale à l’égard de l’Algérie.
A la fin des années 1980, ce même Kadhafi avait mis à la disposition du Front islamique du Salut (FIS) la base historique de l’ALN, octroyée par le roi Idriss lors de la guerre de Libération, comme un camp d’entraînement pour les islamistes. Les exemples d’hostilités libyennes vis-à-vis d’Alger sont trop nombreux pour être toutes recensées. Alors que le pouvoir algérien reste mesuré et ne se préoccupe que de ses intérêts régionaux.
De son côté, le turbulent colonel Kadhafi s’adonne sans cesse au terrorisme antioccidental. Il est la cible de tout l’Occident. Même l’Algérie était sollicitée par François Mitterrand pour mettre un terme à la présidence de Kadhafi. Poli à l’égard de la France, Chadli Bendjedid promet d’étudier la question. Dans un premier temps, il s’y attache. Ainsi, le commandant « Toufik », Mohamed Mediène de son vrai nom, est envoyé à Tripoli au milieu des années 80, pour approfondir la question. Sous couverture d’attaché militaire, il évalue la situation par des contacts, des échanges. Quelques mois plus tard, il retourne à Alger avec un rapport détaillé et dont la conclusion se résume en une phrase : « Si Kadhafi est destitué, ça sera le chaos en Libye .» Mais pour l’Algérie, le Guide est mis sous surveillance.
C’est dans ce lourd et ancien contexte que le nouveau pouvoir algérien doit reprendre la main pour éviter un incontrôlable embrasement régional.
Inactif depuis huit longues années, le Haut Conseil de sécurité se réunit, à la fin décembre 2019, sous la présidence d’Abdelmadjid Tebboune pour évoquer les menaces sécuritaires venant de la Libye et du Sahel. Le nouveau Président connaît très vite son baptême du feu. Il s’y attendait. N’avait-il pas dit dans son discours d’investiture que rien ne se fera sans l’Algérie dans la région ?
A Ankara, le Président turc Erdogan pense peser sur l’avenir de la région. Sur un ton guerrier, il annonce que son pays va s’engager militairement en Libye à la demande du gouvernement de Fayez El Sarraj, à Tripoli. Ce gouvernement était reconnu, suite au Sommet de Skhiret au Maroc en décembre 2015, sous l’égide de l’ONU. Seulement, les velléités guerrières turques ne répondent pas à un agenda onusien mais à une hégémonie de nature ottomane. Il est vrai que le gouvernement légitime est menacé par les soldats et miliciens du maréchal autoproclamé Haftar. Un retour en arrière est nécessaire tant pour comprendre ce chef de guerre belliqueux que les relations algéro-libyennes rarement sereines.
Khalifa Haftar, issu de la même génération et même région, Syrte, que Muammar Kadhafi. Ils se rencontrent à l’Académie militaire royale de Benghazi en 1963. En toute logique, le jeune officier Haftar participe en septembre 1969 au renversement du roi Idriss. Une dizaine d’années plus tard, il est envoyé par le Guide à l’école de l’état-major soviétique pour suivre une formation. De retour au pays, promu au grade de colonel, il est propulsé chef de corps du corps expéditionnaire libyen, engagé dans le conflit franco-tchadien sur la bande d’Aouzou en 1987.
La déroute des troupes libyennes fait de lui un prisonnier de l’armée française parmi des milliers d’autres. Les militaires français font le tri parmi ces détenus politiques. Hafftar et quelques dizaines d’officiers libyens se jettent dans les bras des services secrets français. Ce colonel proche de Kadhafi et formé dans une école de guerre soviétique est très vite repéré par la CIA qui installe un camp d’entraînement au Tchad.
Une fois la crise politique résolue, plusieurs mois plus tard, Hafftar avec d’autres compagnons d’armes sont exfiltrés de Libye vers Atlanta, aux Etats-Unis. Il reste sur le territoire américain une vingtaine d’années dans l’Etat de Virginie, non loin du siège de la CIA. Pour les Américains, ce colonel est une belle prise de guerre très vite transformée en agent dormant. L’espion est réveillé et réactivé lors de la normalisation des relations de la Libye avec l’Occident. Dès 2009, Kadhafi, sous pressions américaines, autorise le colonel renégat à rentrer au pays, il lui offre même une ferme dans l’est du pays. Prudent, Haftar s’installe en Égypte, autre pays sous férule américaine. Il attend son heure et les instructions américaines.
Pourtant, le grand récit du printemps arabe était attrayant. Des peuples qui se révoltent contre d’inqualifiables despotes et qui aspirent à la démocratie, c’est beau ! Trop beau. Ces révolutions filmées par les caméras de la chaîne qatarie Al-Jazeera et romancées par des démocrates en herbe mais qui occultent la grande part de manipulations et coups tordus. La Libye s’insurge à son tour, plus précisément Benghazi. Cette ville connaît un soulèvement armé. Des manifestants sortent par milliers avec des drapeaux du temps du roi Idriss. Une révolution qui n’a rien de spontanée. Ce soulèvement est largement impulsé par l’étranger. Selon le plan préétabli depuis longtemps, Haftar retourne en Libye comme un des seigneurs de la guerre, sauf que lui, il dispose de soutiens américains et français.
La situation en Libye est un contrecoup du printemps arabe, provoqué ensuite et salué par l’Occident et ses sous-traitants qataris. La menace d’un nouveau sous-traitant local, connu sous le nom de Haftar, est réelle. Peu à peu, avec le chaos généralisé en Libye, il devient pratiquement le seul chef de guerre, les autres officiers supérieurs libyens sont soit curieusement assassinés soit très vite marginalisés. Il reste un détail à régler : éliminer Kadhafi et récupérer un maximum d’archives sensibles. La France s’y emploie.
Soudain, les services secrets de la région sont alertés par la présence d’un convoi qui se dirige vers la frontière algérienne. Une partie de la famille du Guide s’y trouve, sa première épouse et sa fille Aïcha, entre autres. Plus importants, des documents aussi, sans oublier or, argent et armes.L’aviation française a pour mission de stopper au plus vite cette avancée vers la liberté. Des troupes libyennes sous contrôle de l’OTAN sont à leur poursuite. L’armée de l’air algérienne est aussi alertée, elle a pour ordre de sécuriser le passage de ce convoi, de tous les enjeux vers l’Algérie.
Après quelques roquettes air-sol lancées par les pilotes de chasse français, non pas pour pulvériser le convoi, les documents doivent être récupérés, les avions militaires algériens affichent leur détermination d’engager le combat pour remplir leur mission. Les avions français, devant une incertaine escalade, retournent à leur base. Le convoi entre dans le territoire algérien. Depuis, pour la France, sur le dossier libyen, les Algériens ne sont pas vraiment des amis. Heureusement qu’il leur reste Haftar et d’autres.
En mai 2014, à la tête d’une force militaire autoproclamée « Armée nationale libyenne » le non moins autoproclamé général Haftar engage une offensive militaire déclenchée en Libye contre les islamistes radicaux. Il n’en faut pas moins pour que les aides militaires occidentales affluent massivement ainsi que les ralliements des Libyens de l’Est, région dont Haftar est originaire. Il devient dès lors le principal acteur militaire donc politique dans un pays où les armes ont force de loi. La donne politique change radicalement en Libye au moment où la classe politique algérienne célèbre le quatrième mandat de Bouteflika. Plus d’une année plus tard, l’Occident avec la France en tête impose une conférence sur la Libye à Skhirat au Maroc le 17 décembre 2015. Il en ressort un accord sous l’égide de l’ONU qui fait émerger un Gouvernement d’union nationale présidé par Fayez el-Sarraj et qui doit siéger à Tripoli. Mais rien n’est réglé sur le terrain.
Devenu maréchal, Haftar s’attaque à un gouvernement libyen reconnu par l’ONU mais son offensive sur Tripoli, essentiellement aérienne, est soutenue notamment par la France, membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. Un paradoxe? Non, une simple continuité d’une politique de déstabilisation. La Turquie, membre de l’Otan, entame une logique de guerre à nos frontières.
Depuis le 12 décembre 2019, l’Algérie a réglé sa crise du régime, elle récupère sa centralité sur l’échiquier politique régional. S’ensuivent des réunions au sommet, Moscou et ensuite Berlin. Des visites de haut niveau à Alger, Turquie et Tunisie. Et le déplacement du ministre des Affaires étrangères algérien en Libye, il rencontre Haftar. La crise libyenne est loin d’être résolue, des armes continuent de se déverser dans ce pays ainsi que des forces étrangères. Désormais, rien ne se fera sans l’Algérie pour qui la Libye, même affranchie des frasques de Kadhafi, reste une épine dans le pied.
N. B. E. M.
Le Soir d’Algérie, 9 fév 2020
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