Quand la Guinée dit « non » au Général (1)
La Guinée est un territoire colonial qui a fait peu parler de lui jusque dans les années 1940. En 1945, des émeutes éclatent à Conakry à l’occasion d’élections municipales. Une bonne partie des mécontents sont persuadés que le scrutin est truqué. Ce soulèvement, maté par la force, indigne Ahmed Sékou Touré, engagé dans la vie syndicale de son territoire. En 1946, ce dernier ce rend au Congrès de Bamako et participe à la naissance du RDA. Mettant à profit son réseau de connaissances au sein du milieu syndical guinéen, Sékou Touré fonde le Parti démocratique de Guinée (PDG), section locale du RDA. Devenu vice-président en 1957, ce leader politique déjà reconnu n’entend pas rompre totalement avec la France, mais souhaite
affirmer la personnalité politique de la Guinée et plus largement du continent africain.
Les élections organisées dans le cadre du référendum doivent se tenir à Conakry le 2 octobre 1958. Voter « non » reviendrait à disposer immédiatement de l’indépendance. Tandis que l’ensemble des territoires français se prononcent massivement pour le « oui » (2), la Guinée rejette le projet gaullien par près de 95% des suffrages. Théoriquement, et sur le plan juridique, rien n’empêche la Guinée de demander son indépendance immédiate. Ce droit lui est d’ailleurs reconnu par la Constitution de la Ve République adoptée le 4 octobre. La volonté du gouvernement français de préserver ses intérêts sur le continent est cependant plus forte.
A ce moment, Jacques Foccart est déjà le conseiller particulier du président en matière africaine. Ancien résistant, spécialisé dans le « renseignement et l’action » pendant la guerre, spécialiste dès 1947 des affaires africaines au RPF (Rassemblement du peuple français), parti gaulliste, Foccart est prêt à mener une guerre subversive en Guinée afin de protéger les intérêts français sur place, et de prévenir toute velléité d’indépendance de la part des États voisins. Maurice Robert, son interlocuteur et ami à Dakar (3), est chef de poste au SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage). Il est un des artisans de la campagne de déstabilisation qui vise à prouver aux territoires africains encore sous tutelle qu’hors de la France, il n’y a point de salut. Dès lors, les services du SDECE, aidés par le haut-commissaire de l’AOF Pierre Messmer, s’emploient à étouffer l’économie guinéenne. De la fausse monnaie sort des imprimeries du SDECE et inonde la Guinée. Messmer dépêche également des militaires à Conakry afin de s’emparer du trésor du gouvernement de Guinée : le pays n’aura donc pas de budget pour sa première année d’indépendance ! Dans le même temps, le personnel administratif et militaire français quitte le pays en trois mois seulement emportant tout le matériel possible. Avant de partir, des colons français, planteurs pour la plupart, saccagent le matériel agricole ainsi que les plantations qu’ils abandonnent. Enfin, la Guinée demande officiellement à la France la signature d’un accord d’association (9 octobre 1958) comme elle en avait le droit. Bien entendu, l’ancienne métropole fait la sourde oreille. Qu’à cela ne tienne, Sékou Touré, qui déclarait en août 1958 que la Guinée préférait « la pauvreté dans la liberté plutôt que la richesse dans l’esclavage » (4) , n’hésite pas à mettre en œuvre une diplomatie ambitieuse et à solliciter l’aide technique et financière de l’URSS et de la Chine, geste lourd de conséquence en période de guerre froide… (5)
Sur le plan politique, Maurice Robert active un réseau d’« honorables correspondants » visant à fortifier l’opposition à Sékou Touré. Il est également sommé d’organiser sur place des « postes de liaison et de renseignement » (PLR) qui finissent par quadriller un certain nombre d’États africains francophones au moment de l’indépendance. Officiellement, ces PLR visent à organiser les services de renseignements des « jeunes » États proches de la France. Officieusement, ils servent une stratégie d’isolement de la Guinée.
En somme, l’exemple guinéen pose de façon très claire les bases de ce qui devient progressivement le système « françafricain ». Celui d’une ingérence de la France dans les affaires internes d’un État officiellement indépendant par activation de réseaux interpersonnels. Cette politique de réseautage est mise en œuvre par les agents des services de renseignement français (le SDECE et ses antennes sur place), en lien avec des leaders politiques locaux ou étrangers hostiles au régime visé. Tout ceci se fait en marge des institutions « officielles » de l’État et accorde à la cellule africaine de l’Élysée, et tout particulièrement à son responsable, Foccart, un pouvoir considérable. L’enjeu semble déjà clair : il s’agit de préserver à tout prix les intérêts économiques et politiques de la France qui fait de l’Afrique son domaine d’intervention régalien, mieux, une affaire présidentielle. Avec la marche vers les indépendances au cours des années 1959-1960, tout se passe comme si la métropole souhaitait partir pour mieux rester.
(1) Kaba Lansiné, Le « non » de la Guinée à De Gaulle, Paris, éd. Chaka, 1990.
(2) La colonie « modèle » de Côte-d’Ivoire voit le « oui » l’emporter à 99,9% des suffrages exprimés, meilleur score de l’AOF, mais résultat pour le moins suspect…
(3) Maurice Robert a combattu en Afrique pendant la Seconde Guerre mondiale sous les couleurs de la France libre. En 1947, il rencontre Jacques Foccart, un des artisans de la création du RPF que ce dernier tente d’implanter solidement en Afrique.
(4) Discours prononcé par Ahmed Sékou Touré le 25 août 1958. Destiné au président du Conseil De Gaulle, ce document a été remis par Sékou Touré à Jacques Foccart qui n’a pas cru bon de le présenter au Général. Ceci explique en partie la fureur de De Gaulle qui découvre alors un discours bien loin de la marque d’indéfectible attachement à la France à laquelle il s’attendait. Le texte est écrit dans un style plein de retenue, mais annonce clairement la volonté de la Guinée de marcher sur la voie de l’indépendance.
(5) Camara Sylvain S., La Guinée sans la France, Paris, Presses de la FNSP, 1976.
Extrait du livre « La « Françafrique » : entre mythe et réalité », de Benoît Beucher
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