« Avec l’aide de Dieu, le dévouement de notre armée, qui sera toujours l’esclave de la loi, avec l’appui de tous les honnêtes gens, nous continuerons l’œuvre de la libération de notre territoire et le rétablissement de l’ordre moral de notre pays. Nous maintiendrons la paix intérieure et les principes sur lesquels repose notre société. » (Maréchal de Mac-Mahon, le 28 avril 1873).
Connaissez-vous Albert de Broglie ? Diplomate, patron de Saint-Gobain, grand-père du Prix Nobel de Physique Louis de Broglie (qui participa à l’architecture majestueuse de la physique quantique), député monarchiste à partir du 8 février 1871, il fut nommé Président du Conseil (en fait, précisément « Vice-Président du Conseil » mais avec le rôle de chef du gouvernement) le 24 mai 1874 par le nouveau Président Patrice de Mac-Mahon. Il fut connu pour appliquer la politique de l’ordre moral.
De quoi s’agissait-il ? Après la défaite de Napoléon III à Sedan et la proclamation de la République par Gambetta, Thiers gagna les élections du 8 février 1871 avec une majorité conservatrice. Situation très étrange : nous étions alors en République, sans Constitution, et les députés démocratiquement élus (sur pression de Bismarck qui voulait négocier une paix avec des représentants français légitimes) étaient majoritairement monarchistes. En d’autres termes, Thiers, élu Président de la République (à partir du 31 août 1871) en même temps que chef du gouvernement (à partir du 17 février 1871 : « Chef du pouvoir exécutif »), s’est converti à la République mais à une République conservatrice. Cependant, son autoritarisme le fit renvoyer par les députés le 24 mai 1873, qui lui ont préféré le vieux maréchal napoléonien monarchiste Patrice de Mac-Mahon, dont l’esprit politique était loin d’être subtil (il fit d’ailleurs l’objet de plaisanteries sur certains de ses beaux mots, comme lors d’une inondation).
L’armée d’occupation allemande quitta la France en septembre 1873 grâce aux négociations de Thiers, mais Mac-Mahon avait pour but d’attendre (d’où le septennat voté le 9 novembre 1873) que les légitimistes et les orléanistes pussent résoudre leurs problèmes afin de restaurer la monarchie (plus clairement, attendaient la mort du dernier descendant de Charles X, son petit-fils, sans descendance, afin de confier la totalité de l’héritage capétien au petit-fils de Louis-Philippe). Pour cela, Mac-Mahon constitua un gouvernement d’ordre moral dirigé par Albert de Broglie. Mais au fur et à mesure que des élections partielles ont eu lieu, puis générales, la Chambre des députés s’est progressivement républicanisée aux dépens des monarchistes jusqu’à la fameuse crise du 16 mai 1877. Entre-temps, les députés ont voté le 30 janvier 1875 « l’amendement Wallon » qui confirma la « République » seulement dans le titre du chef de l’État : « Président de la République », c’est ainsi que la Troisième République a été instituée sans avoir rédigé de Constitution.
L’entreprise de l’ordre moral n’a pas fait long feu. Après quelques gouvernements républicains (dirigés par Jules Dufaure ou Jules Simon), Mac-Mahon nomma à nouveau Albert de Broglie à la tête du gouvernement et prononça la dissolution de la Chambre des députés le 25 juin 1877. Ce fut une campagne électorale particulièrement agitée, avec la fameuse réplique de Gambetta le 15 août 1877 à Lille : « Quand la France aura fait entendre sa voix souveraine, croyez-le bien, Messieurs, il faudra se soumettre ou se démettre. ». Les élections législatives du 28 octobre 1877 confirmèrent la majorité républicaine (320 républicains contre 159 conservateurs) des élections précédentes du 5 mars 1876 (393 républicains contre 140 conservateurs). Mac-Mahon s’est alors soumis aux républicains, puis, pour protester contre le limogeage de certains généraux, a fini par démissionner le 30 janvier 1879, ouvrant l’ère de la République pleine et entière (appelée la République Grévy du nom du successeur qui inaugura les chrysanthèmes), République quasi-définitive en France (remise en cause temporairement pendant les quatre années de Pétain au pouvoir).
Pourquoi évoquer l’ordre moral en 2020 ? À cause du retrait de Benjamin Griveaux de la campagne des élections municipales à Paris. J’ai l’impression que certains n’ont pas vraiment les mêmes priorités morales pour la société de liberté et de responsabilité.
Il est évident qu’une vie en société, le vivre ensemble, a besoin de morale. Mais cette morale est forcément évolutive. Être en couple et ne pas être mariés était un scandale en 1970, mais est très commun en 2020, en tout cas, plus commun que se marier. Précisons néanmoins que jamais la « morale publique » ni la loi n’ont accepté, même dans les années 1970, la pédophilie, contrairement à ce qu’on peut lire ici ou là (seule, une infime minorité d’une élite qui se croyait progressiste croyait pouvoir la tolérer à cette époque).
Dans les commentaires sur ce retrait de Benjamin Griveaux, il y a en gros deux « camps » (si « camp » veut dire quelque chose ici) : ceux qui considèrent Benjamin Griveaux comme coupable et ceux qui le considèrent comme victime.
Évidemment, comme il est peu populaire, notamment parce qu’il a porté de manière trop arrogante une ambition qui, pourtant, n’était pas illégitime (heureusement que ceux qui s’engagent dans la vie politique portent des ambitions, pour eux-mêmes comme pour la collectivité qu’ils veulent ou prétendent vouloir servir !), certains préfèrent pilonner sur Benjamin Griveaux et sa morale personnelle qui serait « défaillante ».
Mais qui sont-ils, ceux qui se permettent de juger de la morale d’un autre ? Eux-mêmes sont-ils aussi vertueux que les leçons qu’ils souhaitent donner le laissent penser ? Que celui qui n’a jamais péché jette la première pierre ! C’était cela qui était détestable dans l’esprit de l’ordre moral d’Albert de Broglie : pas la lutte contre l’immoralité (qui serait contre ?) mais cette extrême hypocrisie de laisser penser qu’on puisse être un protecteur de la vertu. Cette posture était hypocrite.
Si la morale est nécessaire, elle ne peut pas être absolue. Chacun a sa morale et même évolue avec sa morale, parfois à cause de sa pratique ou celle de ses proches. Le seul moyen objectif et neutre de définir cette morale, c’est le droit. C’est pour cela que nous sommes dans un État de droit : notre limite à la morale, c’est la loi. C’était ce qui rendait nécessaire la religion pour Voltaire, l’intérêt que la foi était déterminée par et pour une morale publique. Le code civil, en quelques sortes, est une morale civile, mais une morale minimale (notons d’ailleurs que la faute d’adultère dans le mariage a été, il me semble, retirée du code civil, malgré l’engagement de fidélité).
Tout homme est faillible et l’on peut évidemment parler, pour Benjamin Griveaux, qui (circonstance aggravante !) était membre du gouvernement à l’époque de la vidéo, d’une suprême imprudence et même, selon le mot de Serge July, d’une grande c*nnerie de s’être jeté dans la gueule du loup. À l’évidence, il est tombé stupidement dans un piège tendu par la campagne du pseudo-artiste russe et c’était pour le moins un peu naïf. Elle était peut-être irrésistible. Qu’importe, c’est un piège courant en Russie pour disqualifier un opposant ou un rival.
On sait très bien que l’une des motivations de l’engagement (ce qui permet d’ailleurs au monde d’évoluer et de progresser), c’est la toute-puissance, celle du triangle classique : pouvoir/argent/sexe. Il fut d’ailleurs encore assez récent le temps où le fait d’avoir plusieurs maîtresses (ou plusieurs amants, mais la société était trop machiste encore pour imaginer l’autre sens) était une preuve de grande puissance et donc de grande réussite (politique, économique, artistique, etc.). Autant que le fait d’être riche (voiture, maison, vacances, etc.). Ce n’était pas ainsi que je concevais la réussite, mais d’autres la concevaient ainsi.
L’affaire Dominique Strauss-Kahn (l’ancien mentor de Benjamin Griveaux) a mis sous la lumière des projecteurs médiatiques le fait que certains prédateurs politiques étaient également des prédateurs sexuels. Mais le scandale DSK avait quand même une autre dimension : une dimension judiciaire puisqu’il était accusé de viol, ce n’était pas rien (un crime !) et une dimension politique puisqu’il était le favori pour succéder à Nicolas Sarkozy à l’Élysée (un Président de la République en puissance !). À l’évidence, en mai 2011, Dominique Strauss-Kahn n’était pas une victime mais un prévenu.
Pour la situation de Benjamin Griveaux, je considère qu’il est victime et pas coupable. A priori, il n’a commis aucune infraction à la loi. Je pense évidemment à sa famille, son épouse et ses trois enfants, dont j’imagine la surprise, la colère et la tristesse, mais qui serais-je pour vouloir donner des leçons de vertu à mes contemporains ?
Or, certains préfèrent pointer du doigt cette morale douteuse de l’ancien candidat (morale douteuse dont on ne connaît d’ailleurs pas grand-chose sinon quelques bribes lâchées dans le domaine public), plutôt que l’immoralité réelle et confirmée du pseudo-artiste russe et de sa compagne.
Car si la morale peut être relative ou évolutive, il y a un seuil minimal objectif et absolu facile à définir : le seuil minimal de la morale sociale, c’est tout simplement la loi, comme je l’ai écrit plus haut. C’est cela l’État de droit. La première immoralité, c’est de ne pas respecter la loi. Or, ici, il y a au moins un ou deux potentiels délits (j’écris « potentiels » car il faut qu’ils soient effectivement confirmés par un procès), le premier est de diffuser une vidéo à caractère pornographique susceptible d’être vue par des enfants (mais le délit n’est peut-être pas constitué à cause de l’origine de l’hébergement du site Internet), et le second est la violation de la vie privée et de données personnelles.
Or, cette violation de données personnelles est un délit très grave aujourd’hui, avec l’Internet et les réseaux sociaux, et surtout, elle ne concerne pas seulement des personnages publics comme c’était le cas quand il n’y avait que la presse papier, la radio et la télévision comme moyen de diffusion en masse : elle concerne toutes les personnes, y compris les adolescents dont certains se sont suicidés par honte d’images les mettant en scène et diffusées contre leur accord.
Ce n’est donc pas un risque pour la seule classe politique qui se réfugierait derrière le soutien de caste à Benjamin Griveaux de peur que chacun des responsables politiques subisse la même « mésaventure », c’est un risque pour tout le monde.
D’ailleurs, l’argument selon lequel Benjamin Griveaux l’a bien cherché, qu’il se serait filmé lui-même, qu’il mettait en scène publiquement sa vie de bon mari et bon père de famille, est complètement stupide. C’est le même sophisme qui pourrait justifier le viol de votre fille de 17 ans parce qu’elle aurait porté une minijupe et qu’elle aurait dit à son futur agresseur qu’elle était majeure. Votre fille aurait-elle été victime ou coupable ?
Pire : le mensonge est rarement un délit dans le droit français (il n’y a que certains cas où c’est un délit, comme une fausse déclaration fiscale ou de patrimoine). C’est la différence entre la morale et le droit.
Tous ces défenseurs de la morale, heureux du mauvais sort de Benjamin Griveaux, ont été les premiers à chercher à voir la vidéo en question. Personnellement, je ne l’ai pas regardée et surtout, je n’en éprouve aucune envie (pas plus que les vidéos gore de Daech). J’aimerais bien connaître ce qu’est la morale un tantinet voyeuriste du bon mari et bon père de famille qui a passé quelque temps à surfer sur Internet pour atteindre cette vidéo !
Je reviens d’ailleurs à ce que j’ai écrit plus haut : indépendamment des conséquences politiques, la diffusion de cette vidéo en question a été une « bonne leçon » de morale à Benjamin Griveaux. Mais qui l’a enseignée ? Un pseudo-artiste russe dont la morale est particulièrement douteuse. Qui a été condamné par la justice russe et par la justice française.
Par ailleurs, quelle devrait être la réaction de la France qui a accueilli un réfugié dont elle a accepté l’asile politique qui non seulement continue à faire de l’activisme politique, mais a été condamné à plusieurs années de prison pour avoir mis le feu à une succursale de la Banque de France ? On devrait dire bravo parce que la Banque de France, c’est caca, sale capitalisme, et gros sous ? Ou devrait-on plutôt l’expulser ?
À cet égard, le Président Emmanuel Macron a manqué de pertinence ce samedi 15 février 2020 en évoquant une intervention de la Russie dans le processus électoral en France : je doute que le pseudo-artiste en question (dont je refuse de citer le nom) soit soutenu par Vladimir Poutine qui a dû être très heureux de l’avoir refilé à l’étranger. La France serait bien inspirée de le refiler à la Russie plutôt qu’il occupe de nouveau une place si rare dans une prison française.
Benjamin Griveaux n’est d’ailleurs pas victime d’une première attaque personnelle : non seulement lui mais aussi sa famille avaient déjà reçu des lettres d’insultes voire des menaces de mort, et son ministère avait même été « forcé » (portail détruit) le 5 janvier 2019 par un transpalette électrique conduit par des gilets jaunes, ce qui fut sans précédent sous la Cinquième République. On peut lui reprocher son arrogance, on peut lui reprocher ses propositions municipales loufoques, on peut lui reprocher ce qu’il représentait, à savoir le pouvoir et son triomphalisme, rien ne justifie la violence contre lui, rien ne justifie de s’en prendre personnellement à lui. Comme le disait François Mitterrand à l’enterrement de Pierre Bérégovoy le 4 mai 1993 à Nevers : « Toutes les explications du monde ne justifieront pas que l’on ait pu livrer aux chiens l’honneur d’un homme (…) au prix d’un double manquement de ses accusateurs aux lois fondamentales de notre République, celles qui protègent la dignité et la liberté de chacun d’entre nous. ».
Le retrait de Benjamin Griveaux après la diffusion d’une telle vidéo était inéluctable. Il aurait été inéluctable même sans les images, seulement si une trop grande différence entre l’affiché et le réel était établie d’une manière ou d’une autre, au même titre que François de Rugy devait partir pour des raisons qui n’ont rien à voir avec le droit mais qui ont à voir avec la morale, le train de vie un peu trop luxueux et dépensier avec l’argent du contribuable.
Je maintiens que le problème de François de Rugy (comme celui de François Fillon en janvier-avril 2017), ce fut de ne pas s’être rendus compte que cela pouvait choquer les Français même si (selon eux) ils avaient respecté scrupuleusement la loi (ce qu’un procès déterminera prochainement pour François Fillon). Leur mépris affiché (je n’ai rien fait de mal, les autres font pareil, c’est dérisoire par rapport à ce que j’apporte à la terre entière, etc.) devait nécessairement entraîner leur démission ou retrait car ils ne pouvaient plus représenter les citoyens dont ils n’avaient plus aucune idée du train de vie. Il n’était pas question de train de vie pour Benjamin Griveaux mais de ridicule, ce qui a anéanti toutes ses années en politique.
Dans une élection, le ridicule est peut-être plus grave qu’une infraction à la loi, puisque les rieurs resteront toujours du côté des adversaires, ce qui est terrible lors d’une élection. Mais aussi pour son ego. Je rappelle que plusieurs jeunes adolescentes ont mis fin à leurs jours à cause d’une photographie ou d’une vidéo diffusées sur Internet, encore une fois, l’avaient-elles vraiment méritées même si c’étaient bien elles et pas des images truquées ?
Ceux qui, aujourd’hui, condamnent Benjamin Griveaux pourraient bien, un jour ou l’autre, être victimes de la même infamie (que je ne leur souhaite pas)…
« En morale, l’intention peut justifier bien des choses ; en art, les meilleures intentions ne sont bonnes qu’à paver l’enfer. » …expliquait Camille Saint-Saëns.
Source : Le Blog de Sylvain Rakotoarison
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