Propos recueillis par Naoufel Brahimi El-Mili
Farid Alilat, journaliste au Matin dès le début des années 1990, est l’auteur d’un ouvrage, Vous ne pouvez pas nous tuer, nous sommes déjà morts, paru en 2002 chez Calmann-Lévy où il relate les tragiques événements de la Kabylie en 2001. Il prend l’année suivante la direction de la publication du quotidien Liberté. Depuis 2004, il est journaliste à Jeune Afrique. Son dernier livre est une grande première, jamais biographie d’un président algérien n’a été écrite. Il nous livre une narration fouillée des vies successives de Bouteflika. A travers de nombreux témoignages, il porte un éclairage sur des aspects peu connus de l’enfance ensuite de la jeunesse du président déchu. Très tôt guidé par une obsession du pouvoir chevillée au corps, entre frasques, manigances et manipulations, Bouteflika trace un long et sinueux chemin vers une présidence qu’il voulait conserver à vie. Seule sa fin est très connue, sur les antres pans de sa trajectoire, Farid Alilat laisse très peu de zones d’ombres.
Le Soir d’Algérie : Quel est l’événement ou l’aspect de la personnalité d’Abdelaziz Bouteflika qui a déclenché en vous l’envie d’écrire sa biographie ?
Farid Alilat : La vie d’Abdelaziz Bouteflika est guidée par deux obsessions : conquérir le pouvoir et le garder à tout prix. C’est le fil conducteur de sa vie, bâtie autour de cet objectif. L’idée d’écrire un livre sur Bouteflika est née en 2002. A l’époque, j’ai interrogé ceux qui l’ont connu par le passé, ses anciens amis, d’anciens ministres et même ses ministres et ses collaborateurs. Pour des raisons personnelles et professionnelles, j’ai mis le projet d’écriture en stand-by sans pour autant abandonner l’idée. Depuis, je n’ai de cesse de travailler sur lui en recueillant les témoignages de dizaines d’acteurs politiques, y compris les Premiers ministres de Bouteflika.
Pour revenir à ces deux obsessions…
Elles ont façonné sa vie. Déjà à vingt ans, au cœur même de la guerre d’indépendance, Bouteflika voulait être président. En 1976, lors de l’élaboration de la Constitution, Bouteflika demande à Mohamed Bedjaoui, alors en charge de ce projet, d’inscrire dans les textes fondamentaux du pays le poste de vice-président, un «ticket» à l’américaine. Informé de cette demande, Houari Boumediène y met son veto.
Pourtant, Bouteflika est connu, à cette période, pour ses longues et nombreuses absences loin d’Alger, et même loin du pays. Comment expliquer cette contradiction, loin et proche de Boumediène ?
Bouteflika n’a pas la réputation d’être un acharné du travail. Ministre des Affaires étrangères, il se rend rarement à son bureau. Il reçoit ses proches collaborateurs chez lui ou bien dans une des annexes du ministère. Aussi, a-t-il la manie de disparaître sans laisser de traces, et ce, depuis la période de la Révolution où la discipline était de rigueur. Je raconte dans mon livre, que lors de sa mission malienne dans ce qui est appelé «Le Front du Mali», Bouteflika fait des va-et-vient erratiques entre Bamako et Gao avant de disparaître au Maroc, sans laisser de traces. Boumediène demande souvent : «Il est où Abdelkader (nom de guerre de Bouteflika) ?» (Cette question est le titre d’un chapitre, page 75).
Plus généralement, Bouteflika n’est pas un bourreau du travail. La lecture des dossiers l’ennuie. Il compense cela par le téléphone, une grande capacité de captation et une mémoire d’éléphant. Les escapades et les bouderies font partie intégrante de son mode de vie et surtout de son mode de gouvernance. Lors de ses premiers mois de présidence, il était persuadé que son bureau à El-Mouradia était mis sur écoute. En colère, il hurle : «Je m’en vais, je m’en vais. Je rentre chez moi. Ce n’est pas un pays ça !» (page 251) Bouteflika rentre quand même chez lui et reste trois semaines sans donner signe de vie. Vous imaginez le président de la République disparaître et bouder chez lui pendant trois semaines ?
L’absence du père biologique était-elle palliée par l’omniprésence de sa mère et, surtout, par la tutelle de Boumediène et à quel point ?
La présence de son père a été gommée, effacée. Comme si ce père n’avait jamais existé. Tous les témoignages le confirment : il n’évoque presque jamais son père. Sauf à de très rares occasions. La mère a pris la place du père. Il a une relation fusionnelle avec sa mère qui joue un rôle cardinal dans sa vie tant privée que politique. Je présume que Bouteflika occulte son père à cause du passé douteux de celui-ci. Dès lors, il a fait de Boumediène son père de substitution. Il lui pardonnait toutes ses escapades alors que Boumediène était d’une rigueur sans nom. Sur son lit d’hôpital à Moscou, en novembre 1978, Boumediène dit à un de ses confidents : «J’ai été pour lui le père qu’il n’a pas eu.» C’est tout dire.
Ce sont les militaires, qu’il hait, qui l’ont, pourtant, porté au pouvoir. Pouvez-vous nous éclairer sur ce paradoxe ?
Ses relations tendues et conflictuelles avec les militaires datent de la mort de Boumediène, en 1978.
A l’époque, Bouteflika est convaincu d’être le successeur du président défunt. Il parle même d’un testament que Boumediène avait laissé et dans lequel il le désigne à ce poste suprême. Trois ou quatre officiers supérieurs ont choisi Chadli Bendjedid. Il a gardé une rancœur vis-à-vis des militaires. Mais aussi un goût de revanche. Dans une interview à une radio française en 1999, il dit même : «J’aurais pu prétendre au pouvoir à la mort de Boumediène. Mais la réalité est qu’il y a eu un coup d’État à blanc et l’armée a imposé un candidat imprévu.» Il veut dire qu’il y a coup d’Etat à blanc contre lui et que ce n’est pas Chadli qui était prévu pour la succession, mais lui. C’est cette rancœur et ce goût de revanche qui lui ont servi comme carburant pour alimenter cette ambition chevillée au corps. Il n’arrivait pas à comprendre comment Chadli a pu être président à sa place.
Mais encore…
En 1993, les généraux sollicitent Bouteflika pour devenir président à l’expiration du mandat du HCE. Bouteflika négocie, obtient même le rare privilège de prononcer un discours au ministère de la Défense devant tout le haut commandement militaire qui l’applaudit. C’est son jour de gloire. Les militaires acquiescent à toutes ses conditions. Il a carte blanche. Bouteflika refuse, néanmoins, une seule formalité, celle de se présenter à Club-des-Pins devant la Conférence nationale. Ce n’est qu’un prétexte pour décliner. Je pense qu’il avait pris peur. Il ne pouvait assumer un état de guerre. Bouteflika claque la porte au nez des généraux. «Je rentre chez moi, en Suisse.» Il prend son vol pour Genève. Il attend son heure.
Arrive enfin celle-ci…
La question est de nouveau sur la table avec la démission de Zeroual annoncée en septembre 1998. Le général Larbi Belkheir se met à convaincre individuellement les généraux de faire confiance à Bouteflika avec ses arguments : grand diplomate, beau parleur, et il est de l’ouest. Trois mois et demi de discussions. Belkheir réussit à surmonter les réticences de Mohamed Lamari, Khaled Nezzar et Toufik, échaudés par l’épisode de 1994. En décembre 1998, Bouteflika est adoubé par les militaires.
Ceux qui le connaissaient intimement étaient convaincus, dès 1999, que Bouteflika voulait mourir au pouvoir (d’El-Mouradia à El-Alia selon l’expression de Mohamed Cherif Messaâdia). Comment a-t-il pu avoir son deuxième mandat, malgré l’objection majeure du puissant général Mohamed Lamari ?
En 2004, Bouteflika a réussi à provoquer un schisme au sein des deux têtes de l’institution militaire : il a divisé l’état-major et les services de sécurité. Mohamed Lamari réalise l’étendue de son erreur à la veille du deuxième mandat. N’avait-il pas déclaré, «si Bouteflika passe, je me rase les moustaches» (page 307) ? Pour le chef d’état-major de l’époque, Bouteflika était une erreur de casting. Mais avait-il le pouvoir de s’opposer à cette réélection ? Il se disait à Alger qu’Ali Benflis était le candidat de Mohamed Lamari. Pour ce dernier, le deuxième mandat est la conséquence de la trahison ou de la défection de Mohamed Mediène, dit Toufik. Lamari finit par démissionner en août 2004. Il est remplacé par Ahmed Gaïd Salah, destiné à une retraite. Ainsi, Bouteflika, après avoir utilisé Toufik comme marchepied pour être réélu, fait du nouveau chef d’état-major son obligé. Rien ne pouvait alors s’opposer à sa présidence à vie.
Le véritable coup de force de Bouteflika est la modification, en 2008, de la Constitution qui lui ouvre un boulevard pour la présidence à vie. Comment a-t-il pu y parvenir ?
Sa maladie en 2005 (ulcère hémorragique) aurait pu le disqualifier de rempiler. Mais il a pu compter sur le soutien de Toufik et de Gaïd Salah qui ont permis l’amendement de la Constitution de 1996 qui limitait les mandats présidentiels à deux. Il y a eu des voix pour s’opposer à ce viol de la Constitution, mais elles étaient trop faibles. La machine de Bouteflika était un rouleau compresseur.
Il faut savoir que dès son élection en 1999, Bouteflika avait l’idée ferme d’une présidence à vie de fait. A aucun moment il n’avait envisagé de prendre sa retraite. Il a une conception monarchique du pouvoir. Il a vécu au Maroc et aux Emirats arabes unis. Ses modèles sont les autocrates. Pour Bouteflika, le pouvoir se donne et ne se restitue pas.
Printemps arabe en 2011, sérieux AVC avec séquelles irréversibles en 2013 et pourtant, en 2014, il arrache son quatrième mandat. Quel est, selon vous, son secret ?
En 2013, Bouteflika avait tous les pouvoirs en main : Présidence, gouvernement, Assemblée nationale, armée, UGTA, armée, partis de l’alliance, oligarques, médias publics… Qu’est-ce qui pouvait empêcher un quatrième mandat ? Rien. On a fait croire que Toufik et le DRS s’y opposaient. Toufik était loyal et discipliné. S’il a pu émettre un avis ou une recommandation sur l’opportunité d’un quatrième mandat, il ne s’y est pas opposé.
Le démantèlement du DRS et le pilonnage médiatique contre Toufik n’étaient pas liés au quatrième mandat, mais à la lutte contre la corruption. Le différend entre Toufik et Bouteflika n’était pas lié au quatrième mandat, mais aux dossiers de corruption, notamment celui impliquant Chakib Khelil, ancien ministre de l’Énergie et ami d’enfance du président déchu. Il fallait casser les services qui ont travaillé sur les dossiers de corruption impliquant ministres, walis et hommes d’affaires et enterrer les affaires. La preuve, Chakib Khelil a été réhabilité en 2016 en dépit des documents qui l’accablent.
Pour revenir au quatrième mandat…
Il restait une inconnue : le FLN sans secrétaire général depuis la démission forcée de Belkhadem en 2013. Avec la désignation de Ammar Saïdani, c’était réglé. Bouteflika avait donc tous les réseaux et tous les leviers pour être de nouveau réélu. L’état-major lui est resté fidèle tant et si bien que Ahmed Gaïd Salah s’était opposé à l’application de l’article 88 (devenu article 102- vacance du pouvoir). Deux forces travaillaient pour la même finalité (4e mandat) mais avec des objectifs différents. Bouteflika voulait mourir sur le trône, son frère Saïd voulait peser sur sa succession, les hommes d’affaires voulaient consolider leurs richesses et le clan garder le pouvoir. Maintenir Bouteflika au pouvoir, c’est l’assurance de ne pas devoir rendre des comptes. Tous ceux qui sont aujourd’hui en prison ont soutenu le 4e et le 5e mandats. Ils auraient eu la possibilité qu’ils auraient soutenu un 6e mandat.
La vie privée de Bouteflika est peut-être plus riche que sa vie politique. Pourquoi autant de pudeur pour l’évoquer ?
Bouteflika est dissimulateur, cachotier, mystérieux, un solitaire qui n’a pas d’amis mais des serviteurs. Quand il n’en a plus besoin, il les jette. Regardez comment il finit sa vie : seul.
A aucun moment dans votre livre vous n’avez utilisé le mot «hirak». Pourquoi ?
Le 22 février 2019 n’est pas une contestation, c’est une révolution qui a empêché un président et son clan de briguer un cinquième mandat. C’est une révolution pacifique qui a déboulonné un homme et le système qu’il a implanté depuis 20 ans. Bouteflika a mis 20 ans à consolider son régime. Il s’est écroulé en 40 jours. C’est une révolution car les Algériens se sont défaits de la dépendance vis-à-vis de ce président, de sa clique, de sa cour. Une révolution, car elle a aboli le régime de la présidence à vie qui a fait tant de mal au pays. Les Algériens se sont réappropriés l’espace public, la parole, l’emblème national et la révolution de 1954. Cette révolution est une grossesse qui a duré plusieurs années.
C’est Bouteflika qui a provoqué la révolution en annonçant une nouvelle candidature à la Présidence le 11 février. Deux jours plus tard, à Bordj Bou Arréridj, des jeunes se sont révoltés en scandant : «Bouteflika le Marocain, il n’y aura pas de cinquième mandat !» Ils lui ont même dénié sa nationalité algérienne. C’est comme si Bouteflika s’est toujours comporté comme un étranger en Algérie. En 1999, avant même d’être élu, il déclare : «Si je n’ai pas un soutien franc et massif du peuple algérien, je ne suis pas chargé de faire son bonheur malgré lui… Je considère qu’il doit être heureux dans sa médiocrité. Après tout, je ne suis pas chargé de faire son bonheur malgré lui. Je sais rentrer chez moi, c’est ce que j’ai fait pendant vingt ans.» Saisissant, comment, 20 ans après, ces propos sont presque prémonitoires. Massivement, les Algériens sont sortis dans la rue pour lui signifier qu’il n’a pas fait leur bonheur, qu’ils ne veulent plus de lui et qu’il doit renter chez lui.
N. B. E.-M.
Le Soir d’Algérie, 19 fév 2020
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