Oufkir et Israël
Raouf OUFKIR, Les invités, Vingt ans dans les prisons du Roi, Flammarion, Edition de poche revue et corrigée, J’ai lu, Paris, 2005, pp. 370-373
Dans son livre Hassan II et les Juifs, Agnès Bensimon affirma que vers la fin décembre 1959 et au début janvier 1960, le Mossad organisa plusieurs rencontres à Paris entre Oufkir et un diplomate israélien en fonction à Paris.
Cette rencontre a été rendue possible grâce à des Juifs marocains, avec lesquels le colonel Oufkir entretenait de bonnes relations. Il s’agissait à son avis de David Amar, président du Conseil des Communautés Juives, de Robert Assaraf, collaborateur du ministre de l’intérieur de l’époque, Reda Guedira et surtout d’Elie Torjman le frère de lait d’Oufkir. Par la suite, le Mossad, aurait fourni à Oufkir des renseignements sur les comploteurs de février 1960, et mis en garde le Palais contre un coup d’état qui se préparait.
La plupart des chercheurs considèrent que le complot de février a aussi servi de prétexte par le Palais pour sanctionner ses adversaires politiques afin de préserver l’hégémonie du pouvoir. Sur ordre de Mohamed V, Oufkir se serait rendu à cette époque en Israël pour définir les modalités d’une coopération entre les services secrets des deux pays. Ainsi commencèrent, selon Bensimon, de fructueux contacts entre Oufkir et le Mossad.
Toujours d’après Bensimon, les intermédiaires qui servirent de passerelles pour établir des négociations entre le roi et Tel-Aviv étaient Robert Assaraf et Sam Benazeraf, membre du PDI (Parti Démocratique pour l’Indépendance) et ancien directeur de cabinet de Abdelkader Benjeloun lorsque ce dernier étais ministre de finances en 1956 et qui en 1961 occupait le poste de ministre du Travail et des questions sociales.
Grâce à ces deux intimes, explique Agnès Bensimon, le roi appris qu’Israël lui faisait des propositions dignes d’intérêt en vue de négocier le départ de la communauté juive. La deuxième étape s’effectua entre Oufkir et le porte parole de la Misgeret le plus indiqué pour la circonstance Elie Torjman.
Selon l’historien israélien Yigal Bin-Nun, des relations entre les autorités israéliennes et le Palais marocain ne pouvaient en aucun cas avoir eu lieu en décembre 1959. À cette époque Oufkir était aide de camp de Mohammed V et Mohamed Laghzaoui était directeur de la Sûreté Nationale. Une rencontre entre le chef du Mossad et du Shin Bet Isser Harel et le colonel Oufkir dans le domaine de l’immigration ne pouvait s’éffectuer à cette date. Si non, comment expliquer la poursuite des opérations clandestines du Mossad dans le domaine de l’émigration et aussi le naufrage du Pisces, bateau clandestin, et les arrestations qui en ont découlé.
Muni de ses sources, il affirme que l’accord entre les deux pays n’a été conclu qu’en août 1961, avec l’avènement de Hassan II. À cet “accord de compromis” précédèrent la mission de Bensalem Guessous à Jérusalem pour rencontrer le ministre des Affaires étrangères Golda Meir en mars 1960 et les entretiens préliminaires entre Moulay Hassan avec Alexandre Easterman et Jo Golan, délégués du Congrès Juif Mondial, en août de la même année .
Le 27 février 1961 Isser Harel avait adressé à son homme de confiance à Paris Ephraim Ronel, une lettre où il évoquait l’émigration des Juifs du Maroc et l’attitude du Palais à cet égard: “En conclusion j’estime qu’il est souhaitable et envisageable de trouver un lien direct avec le nouveau monarque. Si nous créons ce lien, nous aurons besoin en premier lieu de lui fournir toutes les informations et les renseignements indispensables qu’il serait intéressé à connaître. Ses principaux ennemis, s’ils prennent le pouvoir, ne manifesteront pas une attitude positive à l’égard des Juifs de leur propre initiative. Ils y ont même fait obstacle. Aujourd’hui, nous ne leur devons rien”. Cette attitude, explique Bin-Nun, marque un virement dans la politique des israéliens, qui jusqu’alors avait entretenu des contacts assidus avec Ben Barka, après que celui-ci demanda par l’intermédiaire d’un délégué du Mossad à Paris, une aide militaire à Israël pour prendre le pouvoir au Maroc par la force des armes.
Encore à cette époque, une ouverture d’esprit concernant l’émigration des Juifs Maroc suscitait de fortes réticences. Le journal de l’Istitqlal écrivit en effet le 10 mai 1961: « l’émigration des Juifs marocains pour Israël devrait être puni de mort car elle équivaut à un acte de haute trahison. La peine frappant 20 Juifs arrêtés alors qu’ils essayaient de quitter illégalement le pays et récemment condamnés à trois mois de prison par le tribunal de Nador, est insuffisant « .
Cette date d’octobre-décembre 1959 a été reprise dans plusieurs publications, dont les livres de René Faligot et Remy Kaufer, Jacques Derogy et Hesy Carmel, Stephen Smith, Ahmed Boukhari et d’autres, qui tous citent le livre d’Agnès Bensimon, sans la nommer . Mais Yigal Bin-Nun est formel. Selon ses sources, un « accord de compromis » n’a été conclu dans le domaine de l’immigration qu’en août 1961. En outre, Robert Assaraf, Elie Torjman n’avaient aucun lien avec cet accord qui fut réalisé par l’intermédiaire de deux personnalités juives locales : Isaac Cohen-Olivar et Sam Benazeraf et avec le concours de deux personnalités proches du Palais : le cousin du roi Moulay Ali et le ministre du travail Abdelkader Benjeloun.
Dans un hôtel à Genève, l’ambassadeur d’Israel à Paris, Walter Eitan, accompagné d’un émissaire du Mossad et du représentant de l’Agence juive remirent le montant d’un demi million de dollars en espèces à Moulay Ali et Benjelloun et s’engagèrent à verser aux Marocains la montant de 250 dollars par émigrant qui serait autorisé à quitter le Maroc à partir du 28 novembre 1961. Ainsi commença l’Opération Yakhin dans le cadre de laquelle les Israélien évacuèrent vers Israël jusqu’à la veille de la Guerre des Six jours, à l’aide de passeports collectives signés par le ministre de l’intérieur Oufkir, un peu moins de 80 000 Juifs .
Mon père appris avec retard les retombés pécuniaires de ce dossier. Il en fut scandalisé. Il comprenait que le Maroc puisse tirer parti de l’opération mais seulement s’il bénéficiait au développement du pays. Ceci dit, pour moi l’attitude d’Hassan II envers les juifs dans le contexte de l’époque non seulement pragmatique mais aussi audacieuse et courageuse. Quel dommage que ce geste politique fort a été entaché de vils profits. Néanmoins s’il y a une chose qu’on peut mettre à l’active d’Hassan II c’est bien sa politique extérieure, laquelle fut un exemple d’intelligence, d’anticipation, de réalisme. Au cours de 38 années de son règne, le roi a entretenu avec une finesse et un talent rares des relations internationale judicieuse et… hautement rentable. Elles furent la clef de sa longévité politique exceptionnelle.
Concernant les relations diplomatiques entre Israël et le Maroc, selon Bin-Nun, elles ne commencèrent qu’en début février 1963. L’historien a réussi à identifier la personne qui a servi d’intermédiaire entre Oufkir et le bras droit d’Isser Harel. Il s’agit du commissaire français Emile Benhamou, ami d’Oufkir de l’époque de leur service militaire en Algérie, qui plus tard représenta son pays à l’Interpol. Cette rencontre s’effectua au domicile de la famille Benhamou à la rue Victor Hugo à Paris. Ce n’est qu’à cette date que débuta une coopération étroite et assidue entre le Palais marocain et Israël dans divers domaines : la formation de la garde royal, les techniques du renseignement, la formation d’officiers, les projet d’irrigation et de coopération rurale et autres.
L’historien israélien affirme aussi que le premier voyage d’Oufkir en Israël ne s’est effectué que le 3 janvier 1964. Les documents israéliens provenant du gouvernement et du Mossad sont unanime à affirmer : “Oufkir est incorruptible”, ce qui ne fut pas le cas de plusieurs ministres et hauts fonctionnaires marocains qui ont travaillé avec les émissaires israéliens. Quand à Harel, il n’a jamais effectué un voyage autorisé au Maroc et n’a jamais rencontré Oufkir étant donné qu’il avait démissionné de ses fonctions en mars 1963. Par contre, il avait effectivement effectué un voyage au Maroc en octobre 1959, à la suite de trois visites précédentes, mais tous ces voyages étaient clandestins, à l’insu d’autorités marocaines. Leur but n’était que de vérifier la sécurité de voies de départs clandestins du nord du Maroc.
Notes
A. Ben Simon, Hassan II et les juifs, Histoire d’une émigration secrète, pp. 129-131, 161-162.
Y. Bin-Nun, « La quête d’un compromis pour l’évacuation des Juifs du Maroc », L’exclusion des Juifs des pays arabes, Pardes nº 34, (In press éditions 2003)
R. Faligot & R. Kauffer, Les maîtres espions, Histoire mondiale du rensegnement. tome 2, De la Guerre froide à nos jours. pp. 277. 290-291. J. Derogy & H. Carmel, Le siècle d’Israël 1895-1995 Les secrets d’une épopée, p. 538. A. Boukhari, Le secret, Ben Barka et le Maroc, un ancien agent des services speciaux parle, pp. 53-54, 103-105.
Inès Bel Aiba, Younes Alami, Ali Amar et Aboubaker Jamai, « Le Maroc et le Mossad », Dossier, Le Journal Hebdomadaire, N°167, (Casablanca, 3 au 9 juillet 2004)
Y. Bin-Nun, Les relations secrètes entre le Maroc et Israël, 1955-1967, manuscrit et cycle de conférences au Centre Communautaire de Paris, 2004
Tiré du livre de son fils Raouf Oufkir: Les invités, Edition de Poche J’ai Lu, Paris 2005, Edition revue et corrigée, pp.370-373.
Tags : Maroc, Israël, Mossad,
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