Les enjeux de sécurité au Maghreb : des facteurs de tension
Les problématiques de sécurité au Maghreb sont au cœur des préoccupations de l’ensemble des acteurs impliqués dans la région. Ces éléments ont longtemps été considérés comme des questions internes à chaque État, ce qui a conduit à les gérer de façon fragmentée et isolée. Cependant, les dernières évolutions (mutations du terrorisme islamiste, développement de la criminalité, enlisement des tensions inter-étatiques, etc.) incitent désormais à appréhender ces éléments dans leur globalité et dans leurs interactions. En effet, il apparaît que les enjeux de sécurité au Maghreb doivent être abordés dans un environnement élargi au sud, à l’ouest et à l’est, dans une perspective de renforcement des coopérations tant au niveau local (coordination des acteurs de terrain), régional (collaborations interétatiques et régionales), que global (implication de l’UE et des États-Unis). Cette gestion intégrée des enjeux permettra de donner une cohérence tout à la fois régionale et durable aux politiques de sécurité.
L’UE, du fait de sa proximité géographique et des liens qui l’unissent au Maghreb, doit se sentir tout particulièrement impliquée par ces enjeux. La récente adoption, en février 2010, du document-cadre de sa Stratégie de sécurité intérieure marque un pas encore timide mais encourageant dans cette direction1 – celle d’une meilleure prise en compte des enjeux globaux et du renforcement de la coopération avec ses voisins afin de construire un futur partagé, sécurisé et durable… dans son intérêt comme dans le leur.
1. Les tensions contre les États : terrorisme et criminalité
1.1. Les mutations du terrorisme islamique : une problématique sahélo-maghrébine
La menace de l’islamisme radical et du terrorisme a toujours été prise au sérieux par les États de la région, qui luttent contre ce phénomène depuis le début des années 1980. Considérée initialement comme domaine réservé de la politique intérieure, la lutte anti-terroriste devient le premier domaine de coopération entre les États d’Afrique du Nord, aussi efficace qu’inattendu, comme l’illustre par exemple le partenariat entre l’Algérie et la Tunisie2.
Les efforts en la matière ont permis de circonscrire à la fin des années 1990 les activités de mouvements comme le Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat en Algérie (GSPC) ou le Groupe Islamique Combattant en Libye (GICL). Cependant, après les attentats du 11 septembre 2001, ces mouvements trouvent un second souffle. L’invasion de l’Irak par les États-Unis a ainsi été instrumentalisée pour renouveler le discours de légitimation du terrorisme, qui prend alors un nouvel essor au Maghreb ; en 2007, le GSPC rejoint même la mouvance de Ben Laden pour fonder Al-Qaeda au Maghreb Islamique (AQMI), organisation qui aspire à fédérer les djihadistes de tout le Maghreb. Néanmoins, après une explosion des violences entre 2001 et 2008, culminant avec l’apparition d’attentats suicides jusqu’alors inconnus dans la région, l’année 2008-2009 marque une rupture dans le développement d’AQMI. En effet, malgré le ralliement peu significatif de quelques combattants tunisiens, libyens, ou mauritaniens, AQMI reste un phénomène essentiellement algérien. Les attentats dans le Maghreb Central diminuent au profit de pratiques de banditisme, avec notamment une recrudescence d’enlèvements de ressortissants occidentaux contre le paiement de rançons.
Quatre raisons principales peuvent être évoquées pour comprendre ce coup d’arrêt : l’islam maghrébin est traditionnellement modéré et constitue un rempart culturel et religieux à la montée du radicalisme ; les actions du gouvernement algérien se sont révélées globalement efficaces dans la lutte anti-terroriste ; les attaques d’Al-Qaeda contre les Sunnites en Irak ont largement terni l’image du mouvement au Maghreb ; enfin, les pratiques employées par AQMI, notamment les attentats suicides, sont étrangères aux traditions locales et « la greffe » n’a en quelque sorte pas pris, d’autant plus que la société algérienne a suffisamment souffert du terrorisme aveugle pour en rejeter les actions.
En réaction, le centre de gravité du terrorisme dans la région s’est déplacé de façon préoccupante vers le sud : profitant de la porosité des frontières, de la prolifération de trafics en tout genre, et de la faiblesse de certains États, les mouvements djihadistes se sont installés dans la région désertique du Sahel, depuis les régions semi-arides du Sénégal jusqu’à certaines parties de la Mauritanie, du Mali et du Niger. L’émergence du Chiisme radical en Afrique subsaharienne constitue sans doute à ce titre le plus grand défi sécuritaire de la région à court et moyen termes. L’attentat suicide contre l’ambassade de France de Nouakchott, l’assassinat d’un ressortissant Américain ou l’enlèvement revendiqué par AQMI d’un Français au Nord du Mali, tous survenus au cours de l’année 2009, illustrent ce glissement. Les acteurs impliqués dans la région prennent peu à peu conscience de cette réalité, comme le démontre la récente déclaration conjointe UE-Maroc qui stipule que « la précarité de la situation dans la région du Sahel et les nombreux défis qui en découlent mettent en évidence la nécessité d’une coopération régionale accrue et d’une approche intégrée dans les domaines de la sécurité et du développement. Le Maroc et l’UE considèrent [ainsi] que le Sahel représente une zone prioritaire de la lutte contre le terrorisme et la radicalisation »3.
L’établissement d’une zone refuge pour les terroristes au Sahel menace la sécurité de toute l’Afrique du Nord mais aussi de l’Europe et des États-Unis, dont les ressortissants et les intérêts sont les cibles privilégiées des terroristes. Dès lors, comme le souligne le représentant du général William E. Ward, chef du commandement militaire américain pour l’Afrique (Africom) « une approche globale face au terrorisme est indispensable au Maghreb »4. À cet égard, la décision annoncée en juillet 2009 par l’Algérie, la Libye et le Mali d’associer leurs moyens militaires et de renseignement pour combattre le terrorisme dans la bande sahélo-saharienne doit être saluée ; elle s’inscrit dans une volonté de travail de fond sur le long terme, permettant d’asseoir les bases d’une sécurité durable dans la région5.
1.2. Les développements de la criminalité : facteur de déstabilisation et impact sociétal
Le crime organisé au Maghreb prend la forme classique de différents trafics, comme celui de la drogue ou de la contrebande de cigarettes. Au Maroc, la culture du cannabis produit un revenu de 200 millions de dollars par an pour les paysans et génère un bénéfice de 12 milliards de dollars pour les trafiquants. La « Stratégie nationale de lutte antidrogue » mise en œuvre par le royaume depuis 2005 produit des résultats encourageants, comme le note l’Organe international de contrôle des stupéfiants des Nations Unies (INCB) qui souligne dans son dernier rapport que « la superficie totale des cultures de cannabis a été réduite de 55 % et ramenée de 134 000 hectares en 2003 à 60 000 hectares en 2008 »6. Cependant la culture du cannabis reste encore une activité économique importante de la région du Rif, une des plus pauvres du pays, et les efforts de développement des cultures alternatives doivent être poursuivis. L’Algérie en est quant à elle devenue le relais d’acheminement vers la Tunisie et la Libye, puis vers l’Europe.
Par ailleurs, le Maghreb tend à devenir une plaque tournante d’autres trafics : plusieurs observateurs notent le développement dans les espaces les plus désertiques et les moins contrôlés, d’une « route africaine » de la cocaïne écoulée en Europe, facilité par le degré encore élevé de corruption, la porosité des frontières, l’absence de formation des polices locales et des systèmes judiciaires inadaptés. Interpol estime ainsi qu’environ 50 tonnes de cocaïne – d’une valeur de 1,8 milliards de dollars – circulent chaque année en Afrique de l’Ouest7. Ces drogues en provenance d’Amérique du sud arrivent par les ports d’Afrique de l’Ouest, traversent le Nigeria, la Guinée et le Sénégal, pour gagner ensuite le Maghreb puis l’Europe. Or, la circulation des drogues n’est pas sans conséquences pour les populations locales : de pays de transits, les États de la région sont peu à peu devenu également consommateurs avec tout le potentiel déstabilisateur que cela implique. Moins connus sont les effets dévastateurs de la culture du cannabis sur l’écosystème des pays producteurs. À terme, les destructions qu’elle engendre (déforestation, pollution par les pesticides, etc.), et l’absence de réussite des projets de cultures alternatives risquent de produire une migration massive des populations de régions comme le Rif8.
Dans une zone où le chômage frappe très durement les jeunes, il existe par ailleurs un risque inquiétant de voir ces trafics progresser rapidement et les trafiquants devenir des modèles de réussite pour les jeunes en perte de repères, En revanche, si les liens entre criminalité et terrorisme sont avérées au niveau international, la mise en évidence de connexions directes dans la région est moins évidente : les trafiquants maghrébins n’ont intégré ni l’appareil d’État ni la classe politique, et agissent davantage comme une composante de l’économie illégale que comme une force de déstabilisation structurée. Par ailleurs, les logiques s’opposent pour une part : du côté des trafiquants, l’anonymat prime sur les principes de publicité et de communication recherchés par les terroristes. L’Europe est directement concernée par ces développements, étant la première cliente des drogues produites ou transitant par le Maghreb, et une terre d’immigration privilégiée pour les candidats au départ. De surcroît, la montée des réseaux criminels associés aux trafics (passeurs, faux papiers, prostitution, etc.), qui se prolongent jusque sur le territoire communautaire, pose de réels problèmes de sécurité à l’UE. Le démantèlement récent d’un réseau de trafic de cannabis depuis le Maroc vers la France, via l’Espagne, ayant permis la prise record de plus de 3 tonnes de drogue, illustre ce risque. Lors de cette opération, les forces de police ont en outre saisis près d’une trentaine d’armes, dont des pistolets automatiques, plusieurs fusils et pistolets-mitrailleurs, un lance-roquette et des gilets pare-balles9.
– Renforcer les coopérations existantes en matière de lutte anti-terroriste et anti-criminalité, en intégrant la dimension géographique élargie : la gestion des trafics et du terrorisme doit être appréhendée dans sa globalité sahélo-maghrébine, voire au-delà comme le suggèrent les connexions avec les trafiquants de drogue sud-américains.
– S’attaquer en parallèle aux racines du problème si l’on veut jeter les base d’un développement et d’une sécurité durables. La prise en compte des difficultés socio-économiques dont pâti la région est alors essentielle : en donnant des alternatives de réussite sociale aux jeunes on sapera à terme les possibilités de recrutement tant des criminels que des terroristes.
– Soutenir et appuyer toute coopération régionale, suivant une logique de subsidiarité. Ces actions doivent en effet être optimisées de façon pragmatique, en utilisant par exemple les canaux bilatéraux aussi souvent que possible et en optant pour les coopérations à l’échelle régionale lorsque nécessaire.
2. Les tensions inter-étatiques : le Sahara Occidental et la problématique des frontières
2. 1. Contre l’enlisement du Sahara Occidental
Ce conflit, qui dure depuis plus de 30 ans, constitue la pierre angulaire des tensions algéro-marocaines : la fermeture de la frontière entre les deux pays depuis 1994, l’échec de l’Union du Maghreb Arabe, la course aux armements, la décision du Maroc de quitter l’OUA et son refus de siéger à l’Union africaine lui sont en grande partie imputables. De telles implications illustrent bien le niveau de blocage atteint par la situation qui mine toute tentative de développement et de sécurisation commune.
Le Sahara Occidental est inscrit depuis 1963 sur la liste des territoires non autonomes qui restent à décoloniser et a donné lieu depuis à d’innombrables arguties juridiques entre les parties. Cependant, comme le souligne Laurence Ammour, chercheur associé au Maghreb Center de Washington, « la gestion de ce contentieux par le droit international s’est avérée insuffisante et impuissante dans la mesure où les fondements juridiques qui ont présidé aux propositions de règlement […] n’ont pas évolué depuis 30 ans »10. Ce décalage explique les échecs successifs des plans l’ONU qui, s’ils ont permis un cessez-le-feu garanti par les casques bleus depuis 1991, n’ont pas résolu le conflit. Dès 2000, Kofi Annan, alors Secrétaire Général des Nations Unies, déclarait qu’il faudrait se préparer « à étudier d’autres moyens [que le référendum] de parvenir à un règlement rapide durable et concerté »11 du conflit. Car la tenue d’un référendum dans les conditions actuelles n’est objectivement pas envisageable : il n’existe toujours pas de consensus sur la constitution des listes électorales, l’ONU n’a aucun moyen d’imposer le référendum au Maroc, et le verrouillage politique et idéologique appliqué dans les camps de réfugiés sahraouis laisse peu d’espoir quant à une autodétermination sans contrainte et en toute connaissance de cause de la part des Sahraouis. En 2004, le Ministre des Affaires Étrangères espagnol, Miguel Angel Moratinos, considérait que « dans les circonstances actuelles, un référendum sans solution politique préalable pourrait conduire à une situation de crise généralisée en Afrique du Nord »12. Cette analyse reste d’actualité : sans accord politique entre les protagonistes, la règle de droit, inapplicable seule, ne suffira pas à sortir de l’impasse.
Par le passé, les deux acteurs principaux, l’Algérie et le Maroc, ont en effet longtemps campé sur des positions de principe : entre revendication d’une souveraineté héritée de l’Empire Almoravide (1056-1147) et revendication d’indépendance au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, le débat ne laisse que très peu d’espace à la négociation. Ces crispations s’expliquent par le fait qu’aucun des protagonistes ne peut se permettre de perdre :
• Au Maroc, le maintien des Provinces du Sud renvoie au principe fondamental d’intégrité territoriale ; le Royaume ne peut donc consentir à une amputation conséquente de son territoire.
• Pour l’Algérie, l’attachement aux principes d’autodétermination et de liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes s’accompagne d’un intérêt géoéconomique majeur que constituerait une voie d’accès sur l’Atlantique pour l’exportation du gaz et du fer du Sahara algérien, et la nécessité de demeurer cohérent avec un discours qui n’a pas évolué depuis 30 ans. La reconnaissance de la République arabe sahraouie démocratique (RASD) conférerait par ailleurs à l’Algérie un allié stratégique dans la région.
• Dans les deux États, le conflit saharien a pu être initialement utilisé sur la scène intérieure pour masquer les difficultés intérieures respectives en focalisant la population sur un ennemi extérieur. Il s’inscrit aussi dans le cadre d’une course pour le leadership régional.
• Le Front Polisario enfin ne peut abandonner le combat sans voir disparaître du même coup sa raison d’être ; cela signifierait en outre que les réfugiés auraient vécu 30 ans d’exil dans les camps pour rien…
Or cette situation génère un coût considérable en termes économiques, humains, politiques et sécuritaires, qui entrave l’établissement d’une véritable sécurité durable dans la région. Ce coût, reconnu par tous, semble cependant être accepté ou du moins toléré par les protagonistes :
• Pour le Maroc, le coût est d’abord économique, avec un budget militaire important consacré au Sahara Occidental, un investissement massif dans les provinces du Sud, des exonérations fiscales nombreuses, des salaires des fonctionnaires plus élevés, etc. L’International Crisis Group affirme que ce sont plusieurs points de PIB qui ont été engouffrés dans ce dossier13.
• Le coût économique pour l’Algérie est également très conséquent, avec le financement de l’aide aux réfugiés (surtout depuis la diminution de l’aide internationale suite à la révision à la baisse des estimations de la population des camps par l’UNHCR en 2006), les dons de matériel militaire aux indépendantistes, le maintien de plusieurs dizaines de milliers de soldats à la frontière dans la région de Tindouf, et un investissement politique et diplomatique important pour soutenir la RASD au niveau international et contrer les efforts de communication marocains.
• Pour tout le Maghreb, le dossier du Sahara Occidental rend impossible l’intégration, limite les investissements étrangers et entretient une atmosphère de suspicion et de défiance entre les acteurs. En outre, l’enlisement constitue un risque préoccupant de balkanisation de la région : les trafics de cigarettes, drogues, armes ou essence se développent fortement dans cette zone qui comprend le Sahara occidental, le nord de la Mauritanie et le sud-ouest algérien, et dont certaines sous-régions sont difficilement gouvernable, alors que les tensions liées au conflit rendent là encore impossible une coopération raisonnée en matière de sécurité.
• Le conflit a également un coût financier et en termes de crédibilité important pour la Communauté internationale, qui maintient la force d’intervention de la MINURSO sur place pour un budget de 35 millions d’euros par an, sans résultat probant depuis bientôt vingt ans.
En attendant, les réfugiés des camps de Tindouf vivent dans des conditions déplorables, souffrant de pénuries alimentaires, du manque d’eau, d’infrastructures sanitaires insuffisantes… Le déclin du Polisario, qui a perdu ses soutiens politiques et idéologiques de la Guerre froide, fait également craindre un effondrement de l’organisation fragile des camps : la corruption au sein de la RASD, dirigée exclusivement par le Polisario, le clientélisme appliqué dans l’attribution de l’aide humanitaire internationale, la monopolisation du pouvoir et l’immobilisme politique qui en découle sont de plus en plus mal acceptés par la nouvelle génération. L’identité nomade sahraouie, qui avait été déconstruite pour s’incarner dans la lutte pour un territoire perdu, est en train de se reconfigurer. Ainsi, les Sahraouis « qui optent pour la Mauritanie font preuve de la même volonté d’affirmation identitaire que ceux qui restent à Tindouf, non pas quant à une indépendance qui leur paraît irréalisable, mais dans leur identité : en s’installant en Mauritanie, ils renoncent à leur militantisme pour l’indépendance de la RASD, mais ils demeurent des Delimi, des Tekna, des Ahl Ma El Aïnin ou des membres de tout autre tribu »14. Parallèlement, le Maroc administre et développe de fait le Sahara Occidental depuis 1979, conférant aux populations locales (Marocains du Nord installés au Sahara et Sahraouis) un niveau de vie évidemment bien meilleur que dans les camps. Désormais, les progrès pour la reconnaissance des Sahraouis sous administration marocaine comme des citoyens à part entière doivent être poursuivis dans le cadre global de la défense et de la promotion des droits de l’homme au Maroc.
Les enjeux initiaux et ceux qui sont venus se greffer et se cristalliser sur le Sahara Occidental sont donc tels que le coût supposé ou estimé de l’impasse est longtemps apparu préférable à celui qu’impliquerait une issue défavorable, et ce malgré le potentiel de développement et de stabilité sécuritaire que permettrait la normalisation du conflit. Par conséquent, seule une solution politique négociée, englobant l’ensemble des problématiques liées au conflit, et dans laquelle aucun acteur ne perdrait la face semble à même de débloquer la situation. La proposition marocaine d’un Plan d’autonomie pour la région du Sahara Occidental, présentée devant le Conseil de Sécurité de l’ONU en 2007 est à ce titre la première alternative crédible au gel des positions de principe évoquées plus haut.
L’autonomie de gestion proposée par le Maroc prévoit la mise en place d’organes législatif, exécutif et judiciaire au niveau local, dont la compétence portera sur de nombreux domaines15. À l’instar des différents modèles fédéraux européens, l’État conservera une compétence exclusive sur les domaines régaliens, qui au Maroc comprennent notamment la sécurité, la coopération internationale et les relations extérieures, la commanderie des croyants, et le système judiciaire. A la recherche d’un consensus le plus large possible, Rabat souhaite organiser un référendum de ratification du projet d’autonomie par les populations des provinces du sud, et, compte tenu de la nécessité de réformer la constitution du Royaume pour y intégrer le concept d’autonomie, réaliser également une consultation de l’ensemble du peuple marocain.
Il apparaît donc bien que cette proposition d’autonomie doivent être considérée comme une base tangible de négociation, qui s’inscrit en outre dans la démarche plus générale de régionalisation et de démocratisation du pays évoquée dans la première partie. Car personne ne peut dire aujourd’hui si l’indépendance du Sahara Occidental constituerait une option viable, s’il ne risquerait pas de se transformer en zone grise propice à tous les trafics, à la prolifération du terrorisme et in fine à la déstabilisation de la région. Certains, comme le porte-parole du Département d’État américain en 2008 ont même été jusqu’à considérer qu’un État Sahraoui indépendant ne pouvait être considéré comme une « une option réaliste »16, ni « un objectif accessible », pour reprendre la formule de l’ancien représentant spécial du Secrétaire Général de l’ONU pour le Sahara Occidental, Peter van Walsum17. Il est en tout cas certain que la sécurité de la zone ne peut admettre un « failed » state, surtout si ce dernier sert de nouvel alibi pour renforcer les crispations et le maintien sous tutelle des sociétés maghrébines.
En revanche, tout le monde reconnaît l’intérêt considérable en termes de croissance et d’amélioration des conditions de vie des populations que constituerait la fin des politiques de défiance au Maghreb et la progression de l’intégration régionale. La normalisation de la question du Sahara Occidental, qui implique nécessairement l’engagement de toutes les parties, permettrait en outre d’initier une sécurisation globale et durable de cette région fragile. Il convient désormais de convaincre les protagonistes que leur place et leurs intérêts seront préservés une fois le pas franchi : le Maghreb a besoin d’ouverture et de stabilité, pas d’une escalade sécuritaire.
– L’UE doit soutenir la proposition marocaine d’autonomie, qui semble aujourd’hui la seule option réaliste de sortie de crise. Cette issue n’est envisageable que sur la base du plan marocain élargi afin de répondre à toutes les dimensions du conflit en particulier : (1) donner des garanties aux populations sahraouies sous administration marocaine, notamment concernant l’intégration d’une voix politique légale sahraouie. La décorrélation progressive actuelle entre identité Sahraouie et revendication territoriale est à ce titre de bon augure ; (2) établir des accords bilatéraux commerciaux et de coopération permettant la préservation des intérêts géo-économiques des deux grands États, au premier rang desquels figurent le phosphate pour le Maroc, le gaz et le fer pour l’Algérie, et l’exploitation du pétrole saharien pour les deux partie.
– Pour ce faire, la voie des négociations directes entre les protagonistes, y compris en y associant l’Algérie doit être privilégiée et soutenue par l’UE. En ce sens, les dernières négociations informelles entre le Maroc et le Front Polisario qui se sont déroulées les 10 et 11 février 2010 à New York en présence de l’Algérie et de la Mauritanie sont encourageantes. Bien que peu d’information aient filtré au sujet des négociations en elles-mêmes, la décision des parties de se revoir prochainement est en soi une avancée qu’il convient d’appuyer. Dans la Déclaration conjointe issue du Sommet UE-Maroc du 7 mars 2010, l’UE a d’ailleurs réitéré son soutien aux « efforts du Conseil de Sécurité des Nations Unies, du Secrétaire Général et de son Envoyé personnel pour le Sahara Occidental pour parvenir à une solution politique définitive, durable et mutuellement acceptable [en exprimant son] soutien au processus de négociations en cours, dans le cadre des directives du Conseil de Sécurité et notamment la Résolution 1871 (2009) »18.
2. Le gâchis du blocage des frontières
Cette logique de défiance qui paralyse la région est également au cœur de la problématique des frontières, tant internes au Maghreb qu’avec les pays voisins. Parmi les tensions générées par les enjeux de sécurité, la fermeture des frontières est sans l’une des plus emblématiques, et demeure un frein considérable au développement de la région. Les frontières sont traditionnellement un marqueur de souveraineté et un baromètre des relations régionales. Elles sont d’abord un enjeu de souveraineté, comme l’a illustré la “guerre des sables” de 1963 entre le Maroc et l’Algérie qui n’a pris fin qu’en 1992 avec la Convention fixant les frontières entre les deux États.
Les tensions entre les pays du Maghreb se traduisent ainsi immanquablement par un durcissement des contrôles comme entre l’Algérie et la Tunisie en 2007, pouvant aller jusqu’à la fermeture complète, comme c’est le cas depuis plus de 15 ans entre l’Algérie et le Maroc, un bouclage qui ruine l’économie régionale, déchire de nombreuses familles, et ne trouve pas d’issue malgré la demande de réouverture souvent réitérée par le Maroc.
La coopération en matière de sécurité, de contrôle des frontières et de lutte contre les trafics ne doit pas se faire au détriment des populations et du développement économique. De telles mesures, si elles améliorent à court terme la gestion des trafics, ne permettent pas d’établir une sécurité profitable à tous sur le long terme.
La réticence à l’ouverture n’est pas le fait des États seulement. La mise en œuvre de l’accord de libre-échange d’Agadir, signé en février 2004 et entré en vigueur en avril 2007, souffre de cette réalité : réunissant le Maroc, l’Égypte, la Jordanie et la Tunisie, il était conçu initialement pour permettre la levée immédiate des barrières non tarifaires et l’instauration progressive d’une zone de libre-échange. Trois ans plus tard, malgré l’accord politique officiel des États, force est de constater que les résultats attendus ne sont pas au rendez-vous, comme en témoignent la faiblesse des échanges entre les pays signataires. Pour de nombreux analystes, ce blocage serait le résultat direct des réticences de certaines entreprises. Par exemple, les exportations de la voiture Logan sont très difficiles vers l’Égypte, compte tenu des entraves administratives mises en place sous la pression des chaînes de montages égyptiennes, qui veulent conserver leurs parts dans un marché interne de l’automobile très protégé. Ces réflexes protectionnistes se retrouvent également du côté maghrébin, avec par exemple des campagnes menées contre l’importation de riz égyptien. Pour Omar Hilale, Ambassadeur représentant permanent du Maroc auprès de l’Office des Nations unies à Genève, ces blocages proviennent de « la prévalence des intérêts sectoriels sur les intérêts stratégiques collectifs de la région », au détriment de l’avenir même du Maghreb.
– Réorienter les approches en privilégiant une gestion responsable des flux qui conjugue les exigences sécuritaires nationales légitimes et les échanges locaux, source durable de développement économique et humain.
– Poursuivre l’effort envers l’ensemble des acteurs des sociétés civiles maghrébines en vue de les convaincre que l’ouverture aux voisins est une chance et répondre à leurs craintes est essentiel. Dans cette perspective, l’UE doit soutenir des politiques publiques d’information qui doivent permettre de faire sauter les verrous psychologiques de l’isolement et du repli sur soi.
Source : Maroc Leaks, 26 mars 2020
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