Le mouvement marxiste-léniniste marocainn’a pas fini de livrer sessecrets. Un de ses anciens militants, Abdelaziz Tribak, vient de publier un récitrésolument autocritique (Ilal Amam, autopsie d’un calvaire). Retour sur une époque et son côté obscur.
“Si les gauchistes marocains écrivent tant sur leurs expériences passées, c’est qu’ils ont longtemps été censurés. C’est même pour cela qu’ils avaient quitté leurs partis”. Cette boutade, Abdelfattah Fakihani, ancien d’Ilal Amam décédé en 2009, l’attribuait à son ami Fouad Abdelmoumni. Sur ce point, on peut mettre d’accord tout le monde. Les militants de gauche radicale se sont livrés avec plus de détails, de recul et, parfois, d’esprit critique que le reste de la classe politique. Depuis bientôt dix ans, les témoignages affluent. La littérature carcérale s’est attachée, d’abord, à raconter l’indicible, la torture, la répression.
Cette œuvre de catharsis est aujourd’hui presque achevée. Avec le temps, sont apparus de nouvelles voix, de nouveaux discours. Dernier exemple en date, le livre de Abdelaziz Tribak. Dans Ilal Amam, autopsie d’un calvaire (Saâd Warzazi Editions, 2009), cet ancien militant révolutionnaire ne tourne pas autour du pot : “Est-ce que je regrette de m’être engagé dans Ilal Amam, organisation marginale d’extrême gauche ? D’avoir gaspillé onze années de ma vie en prison pour cette mouvance ? Oui, assurément”. Tribak ne renie pas ses engagements, mais il apporte une lumière crue sur les faiblesses du combat de toute une génération, et surtout d’Ilal Amam.
On les appelait les “frontistes”
Aujourd’hui encore, définir Ilal Amam est une gageure. La Mounadamma (l’Organisation, diraient les anciens) est de l’extérieur indissociable des autres composantes de la mouvance marxiste-léniniste (23 mars, Servir le peuple). C’est une excroissance, longtemps honteuse, de la gauche marocaine. Les militants d’Ilal Amam ont été recrutés d’abord, parmi les déçus du communisme de Ali Yata, les deux autres groupes étant des scissions de l’UNFP. Le Mouvement marxiste-léniniste marocain (MMLM) est né de la répression par le pouvoir des partis à vitrine légale et d’un refus de jouer le jeu du “régime compradore”. “On voulait être une alternative révolutionnaire de la dualité légalisme-action armée”, résume Driss Bouissef, “repenti” d’Ilal Amam. En ce début des années 1970, le grand parti de gauche, l’UNFP, subit encore la répression du pouvoir et sa branche armée essuie défaite après défaite. De son côté, le PLS de Ali Yata (l’ancien parti communiste) retrouve la légalité et prône déjà la voie parlementaire.
C’est donc bien la répression et les choix politiques des partis réformistes qui leur font perdre de nombreux militants, au Maroc et à l’étranger. Ceux du PLS sont les premiers à être débauchés par Ilal Amam, dès sa création en août 1970. Les frontistes (ndlr : Ilal Amam, 23 mars, Servir le peuple avaient présenté un front commun en 1970 aux élections syndicales à l’Université de Rabat), comme on les appelait à l’époque, se voyaient déjà en élite révolutionnaire. Des intellos en lutte, jetés dans l’arène à la sortie du lycée, et cueillis par la police à partir de 1972.
Le groupe de Serfaty
Pendant longtemps, Ilal Amam a eu une voix, celle d’Abraham Serfaty. Leader et idéologue de l’Organisation, figure-clé de l’opposition à Hassan II pour la presse française, Serfaty est l’homme lige du Polisario, pour le régime. En plein procès, début 1977, l’homme fait scandale, prenant de court son avocat, Me Abderrahim Berrada : “Vive la République arabe sahraouie démocratique ! Vive la République démocratique et populaire marocaine !” Le tribunal est sous le choc, certains coaccusés aussi. Aurait-il reculé s’il avait calculé les conséquences de ses déclarations et actes sur la vie de ses camarades ? Des années plus tard, après sa “libération-expulsion”, Serfaty n’en démord pas : “Je considère cette déclaration comme l’honneur de ma vie”. (La mémoire de l’autre, 1993)
Pour Abdelaziz Tribak, une telle attitude était suicidaire. “Ne valait-il pas mieux épargner le maximum de camarades lors de ce procès ? Serfaty avait peut-être besoin de boucliers humains, et ils nous a blousés”. Une analyse que ne partage pas Driss Bouissef, pourtant l’un des premiers à avoir critiqué l’Organisation, son idéologie et certains de ses choix. “La direction était collégiale et la position sur le Sahara a été un prétexte tout trouvé pour le régime”. La question de la démocratie interne reste posée. Dès 1979, une partie des camarades rompent avec l’organisation. Boycott des éléments “droitiers” (sic) du MMLM, sanctions contre les camarades et exclusion des “défaitistes”, l’ambiance est délétère et Serfaty a du mal à gérer la contestation interne.
“Prison dans la prison”
L’idéologie de la résistance a contribué à faire des martyrs. Elle devient la valeur suprême derrière les barreaux. En 1976, toute l’Organisation est en prison ou à l’étranger. Abdelfattah Fakihani, un des membres de l’Organisation, le raconte dans Le Couloir (Tarik éditions, 2005). “Qui a parlé sous la torture, qui a parlé peu, qui a parlé trop, qui a parlé après avoir été sauvagement torturé, qui a parlé ‘sans recevoir la moindre gifle’, qui, par ses aveux, a entraîné l’arrestation d’autres camarades. Ces questions étaient capitales dans l’échelle des valeurs”.
Les membres dirigeants, Serfaty, El Harif, Amine, n’ont “donné” aucun nom, renforçant leur position au sein de l’Organisation, et leur sévérité à l’encontre des défaitistes. “Nous devions être des surhommes”, retient Fakihani. Le martyre de Abdellatif Zeroual, mort sous la torture, devient, par un terrible jeu de l’orgueil militant, une fierté pour Ilal Amam. Cette pureté révolutionnaire est aussi une justification de la dictature interne, en prison. “A Alif1 (quartier de la prison de Kénitra où sont “logés” des membres de la direction, ndlr), c’était l’enfer stalinien”, résume Tribak.
Les grèves de la faim sont des épreuves terribles pour les corps et les esprits. Elles s’ajoutent aux règlements de compte et aux pressions. C’est la “prison dans la prison”. Certains camarades perdent la raison “quand leurs illusions se sont brisées devant la réalité de leurs dirigeants, finalement humains”, analyse aujourd’hui ce militant. Le rationnement des livres et des cadeaux a servi à punir les détenus, déjà isolés. “Certains ont été privés de chocolat. Parfois, on ne parlait pas pendant des mois à un militant d’une autre organisation, pour des raisons politiques”, confesse cet ancien de Kénitra. Fin 1979, moins d’un an après son transfert à Kénitra, Abraham Serfaty se résigne à laisser filer les contestataires : “Mieux vaut quinze qui travaillent que soixante qui se déchirent !” Le mouvement a vécu.
Dehors, les familles
Pendant qu’à Kénitra (et dans les autres prisons, au gré des déplacements), militants et camarades se chamaillent, dehors, les femmes s’organisent. Dénigré par la direction, le “mouvement des familles” s’autonomise par rapport à la ligne politique qui se délite déjà. Leurs préoccupations sont plus immédiates. Lucile Daumas raconte les courses au marché de gros pour les provisions des camarades. “J’avais l’avantage d’avoir une voiture et d’être française”, se souvient celle qui fut la femme de Driss Bouissef, aujourd’hui militante au sein d’Attac Maroc. Les mères et les épouses ne sont pas des porte-parole officielles d’Ilal Imam. Elles seront le lien des détenus avec l’extérieur. Sit-in devant le parlement, le ministère de la Justice, les familles donnent de la voix.
Les soutiens sont rares. La gauche “démocratique” veut faire payer l’aventurisme à ceux qui ont coupé les ponts. A l’époque, la consigne est claire : la presse partisane ne parle pas des marxistes-léninistes. Elyazghi, dirigeant de l’USFP, se justifie : “Nous avons aussi nos prisonniers. Est-ce que nous faisons tout ce tapage ?” Un premier billet sort quand même dans la presse du parti. Le mouvement des familles est devenu la mauvaise conscience de la gauche marocaine.
La liberté, enfin
Refusant la logique des tractations, les détenus d’Ilal Amam réclament la libération de tous les détenus politiques. “Le mot d’ordre aux détenus était de ne pas demander à sortir de prison”, se souvient Lucile Daumas. Mais avec les dissensions internes, certains choisissent de prendre les devants. Il y a les Ittihadis, militants qui rejoignent (tactiquement ?) l’USFP, et d’autres qui demandent la grâce royale. Ils ne seront pas les premiers libérés. “Sur ce point, l’attitude du régime a été incompréhensible, indigne même”, s’insurge ce militant des droits humains. En d’autres termes, le régime encourage les dissensions, mais ne récompense pas les “affranchis” d’Ilal Amam. Les grâces sont arbitraires. Abdellatif Laâbi, un des fondateurs du mouvement, sort dès 1980, d’autres militants ayant rompu avec le mouvement attendront.
Tribak est relâché en décembre 1986, après avoir demandé et obtenu la grâce royale. “Nos familles ne savaient rien. Je devais être sympa à voir avec mon pantalon pattes d’éph qui était à la consigne de la prison depuis 1976”. Souvent, la sortie de prison a été déstabilisante. “Beaucoup ont eu du mal à retrouver un boulot, une vie de famille”, déplore un camarade. Il y a les maladies, les séquelles des privations, des grèves, le traumatisme de la torture aussi. Tribak entame une carrière à la préfecture de Tétouan, avant de devenir pigiste. Le reste, la vie derrière lui, est dans son livre.
Par Youssef Aît Akdim
Source : Le Matin d’Algérie, 7 nov 2009
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