par Daniel Junqua
l est de tradition de présenter les relations franco-algériennes depuis l’indépendance comme marquées du sceau de la difficulté, de l’incompréhension, de la méfiance. Comment en effet ne pas évoquer les crises — du vin en 1967-1968, du pétrole en 1970-1971, de l’émigration ensuite — qui jalonnèrent ces rapports que des divergences en politique étrangère ont encore aigris à partir de 1975 ? La France giscardienne intervenait alors activement en Afrique pour aider ses amis et clients « conservateurs » alors que l’Algérie de Boumediène aspirait à être le chef de file du camp progressiste. Alger parlait volontiers des « occasions manquées » par une France, figée dans un esprit de domination hérité du passé, qui n’avait pas su établir une « coopération exemplaire » et agir en commun avec l’Algérie dans l’arène internationale contre le tête-à-tête des deux superpuissances.
La visite à Alger en avril 1975 de M. Giscard d’Estaing, premier chef d’État français à se rendre en Algérie en voyage officiel depuis l’indépendance, avait suscité des espoirs à la mesure des désenchantements qui suivirent, lorsque Paris prit le parti de Rabat dans le conflit du Sahara occidental. Cette nouvelle crise atteignit son paroxysme lorsque les Jaguar attaquèrent les maquisards du Polisario, lesquels, il est vrai, avaient enlevé plusieurs techniciens français travaillant en Mauritanie ; leur libération à la Noël 1977, après plusieurs mois de détention, fit retomber la tension, mais une fois de plus se vérifiait la formule de Boumediène : « Les relations entre la France et l’Algérie peuvent être bonnes ou mauvaises, elles ne peuvent être banales. »
M. Claude Cheysson, ministre des relations extérieures, entrait dans cette logique lorsqu’en août 1981, venu préparer une visite de M. Mitterrand, il parlait à Alger d’un « coup de passion » entre les deux pays. Passionnées, certes, les relations franco-algériennes l’ont été tout au long de ces vingt dernières années. Elles n’ont même été que cela. Pouvait-il en être autrement ? Y a-t-il eu dans le monde — Vietnam mis à part — décolonisation plus complexe et plus traumatisante ?
En France, la droite n’a toujours pas vraiment accepté ce qui lui apparaît encore comme une défaite, un renoncement, une amputation. Les « pieds-noirs » entretiennent le souvenir d’une Algérie qui était trop exclusivement la leur. La gauche, communistes inclus en dépit de leurs efforts pour récrire l’histoire et en supprimer des passages gênants, tel le vote en 1956 des pouvoirs spéciaux à Guy Mollet, reste culpabilisée. Le P.S. lui-même, bien qu’il compte dans ses rangs nombre de militants de la lutte anticoloniale venus de l’UNEF, du P.S.U. ou de la C.F.T.C., ne peut totalement ignorer l’héritage de la S.F.I.O., de l’envoi du contingent en Algérie à l’expédition de Suez en 1956. C’est aussi dans les rangs de cette gauche que l’Algérie a trouvé des « compagnons de route » romantiques ou honteux qui ont contribué à former l’image d’une révolution algérienne mythique, pure et dure, bâtissant à marches forcées un paradis socialiste.
Les gaullistes ont contribué à l’entreprise : sans doute ont-ils eu le courage d’avoir mené à son terme la décolonisation, mais ils ne peuvent ignorer qu’elle s’est achevée dans un bain de sang et au prix d’équivoques peu glorieuses. Ils avaient rêvé d’une Algérie indépendante étroitement liée à la France par la coopération et où subsisterait une importante minorité française. Or les accords d’Évian (18 mars 1962) ont été vidés de leur contenu par l’exode massif des Européens au printemps et à l’été 1962, exode que les éléments « durs » du F.L.N. n’ont rien fait pour freiner, bien au contraire.
Des plaies à vif
La guerre d’Algérie, pour toutes les familles politiques françaises, constitue une des pages les plus noires de leur histoire contemporaine, page d’autant plus douloureuse qu’elle a été marquée du sceau infamant de la torture. Que les plaies soient encore à vif au bout de deux décennies, il n’est pas permis d’en douter. En témoignent les polémiques suscitées par les récentes mesures gouvernementales d’amnistie pour les faits liés à la guerre. En témoignent encore les débats suscités par le film de Pierre Schoendorfer l’Honneur d’un capitaine, qui raconte l’histoire d’un officier qualifié publiquement de tortionnaire vingt ans après sa mort sur la ligne Morice, à la frontière tunisienne, et dont la veuve veut laver la mémoire. (Lire l’article de Christian Zimmer.)
En témoigne aussi la tempête soulevée par l’initiative d’un ministre socialiste proposant innocemment d’ériger au rang de date de « recueillement national » l’anniversaire du 19 mars 1962, qui vit l’entrée en vigueur du cessez-le-feu en Algérie. Comment d’ailleurs oublier ce que furent les « départements français d’Algérie » alors que les séquelles en sont encore présentes au cœur même de la société française ? Si les rapatriés sont intégrés, économiquement et socialement sinon psychologiquement, il n’en est pas de même des harkis, ces supplétifs « coupables » d’avoir « choisi » la France, moisissant aux marches de la société française et dont les fils rejoignent dans une même frustration et une identique révolte les émigrés de la « seconde génération », ballottés, eux aussi, entre deux cultures et rejetés des deux côtés de la Méditerranée.
L’Algérie reste donc un problème intérieur français, vivace et douloureux. Elle va jusqu’à constituer un thème décisif dans certaines élections locales. C’est une liste « Algérie française » qui, en juin 1978, a chassé les socialistes de la mairie d’Aix-en-Provence. Les rapatriés constituent toujours un enjeu, et leurs voix sont sollicitées dans toutes les consultations. Déçus par M. Giscard d’Estaing, hostiles par tradition aux gaullistes « qui les ont trompés », ils n’ont sans doute pas été tout à fait étrangers à la victoire socialiste du 10 mai 1981.
En va-t-il différemment de l’autre côté de la Méditerranée ? Les relations avec la France jouent un rôle majeur dans le débat interne, même si l’opacité d’un régime qui ne tolère pas d’expression autre qu’officielle ne permet pas de cerner exactement l’importance du phénomène. Le pouvoir se réclame plus que jamais aujourd’hui de l’ « héritage de novembre » (du 1er novembre 1954) et célèbre d’autant plus les vertus des moudjahidin que ceux-ci végètent souvent dans d’humbles emplois administratifs lorsqu’ils n’ont pas choisi, comme nombre d’anciens dirigeants de la fédération de France du F.L.N., de vivre dans l’ancienne métropole. La presse exalte périodiquement les exploits des combattants, justifiant du même coup le rôle dominant joué par l’armée dans la vie politique depuis l’indépendance. Le régime fonde de plus en plus sa légitimité sur le combat libérateur. Les Français sont-ils les mieux placés pour s’en étonner ou s’en scandaliser, la référence à la résistance contre l’occupation allemande constituant encore une donnée politique essentielle et la collaboration avec les nazis une tache infamante ? Paradoxalement, les adversaires les plus résolus d’hier sont ceux qui ont aujourd’hui à l’égard de la France la plus grande marge de manœuvre. Les responsables qui, au contraire, n’ont rejoint que tardivement le F.L.N. n’hésitent pas toujours à recourir à la surenchère nationaliste pour se faire pardonner leurs tiédeurs passées.
De façon générale, les dirigeants algériens se sont abstenus — et cela mérite d’être souligné — de cultiver démagogiquement la haine et d’entretenir ou de susciter les rancœurs. « Certes, nous disait l’un d’entre eux, il faut que les jeunes générations sachent de quel prix a été payée l’indépendance nationale, non pas pour entretenir un stérile esprit de vengeance, mais pour se montrer dignes des aînés et consentir les sacrifices nécessaires pour donner à cette indépendance un contenu économique, social et culturel. »
La presse algérienne n’exploite pas les macabres découvertes faites en différents points du territoire dans d’anciens camps de détention ou des centres d’interrogatoire de l’armée française. Récemment encore, en janvier 1982, la mise au jour d’un immense charnier à Khenchela, dans l’est du pays, sur les contreforts des Aurès, a été rapportée par El Moudjahid en termes sobres, sans insistance. Mais les responsables algériens n’ont pas été mécontents de l’écho donné à cette affaire en France par une enquête de Libération qui a suscité de vives controverses et a révélé aux jeunes Français un aspect soigneusement occulté de la guerre d’Algérie.
L’accueil de la population aux Français, coopérants, techniciens des sociétés privées, rares touristes, est empreint de dignité et souvent même de chaleur, surtout chez les plus de trente ans. Le ton change avec les jeunes qui n’ont pas connu la guerre et ont de la colonisation une vision manichéenne. Ils ne peuvent imaginer la complexité de la société coloniale et l’ambiguïté des rapports qui existaient entre colonisateurs et colonisés dans un système caractérisé par la présence d’une forte population européenne — modèle et repoussoir à la fois — et par une volonté d’intégration et donc une politique d’acculturation des « indigènes » qui, par son ampleur, n’a sans doute pas eu d’équivalent ailleurs.
Bilinguisme de fait
Dans la société algérienne elle-même, les attitudes face à la France, pour n’être pas mesurables — faute de pouvoir se manifester publiquement — n’en sont sans doute pas moins très diverses. Il est impossible d’évaluer le rôle et la place des familles qui s’étaient jadis « compromises » avec le colonisateur et ont été écartées du pouvoir politique. De même, il est difficile de cerner l’importance et l’influence de courants ou de sensibilités incarnés dans le passé par des hommes comme Messali Hadj ou Ferhat Abbas. Il est douteux cependant qu’ils aient un impact sur une jeunesse « désinformée » par quinze ans de boumediénisme. L’ancien chef de l’Etat ne tolérait qu’une histoire du nationalisme algérien expurgée et ne faisait pas mystère de son aversion pour la notion de « chefs historiques », sans doute, disent ses adversaires, parce qu’il n’en faisait pas partie. Ces jeunes, en revanche, peuvent être sensibles aux discours des intellectuels arabes tournés vers le Proche-Orient. Ils militent pour un « retour » à une « authenticité » et à une « identité » arabes, vivement contestées d’ailleurs par les berbérophones, tout en affichant, leur hostilité à la langue et à la culture françaises.
Le français garde, pourtant, de très fortes positions malgré la politique d’arabisation officiellement proclamée. Il a fallu attendre, il est vrai, la mise en place d’une nouvelle équipe sous la houlette du président Chadli Bendjedid pour que se manifeste concrètement la volonté d’appliquer la partie de la Charte nationale de 1976, qui fait de l’arabisation l’axe de la révolution culturelle. Mais, en raison des tensions qui se sont manifestées dans la rue en 1980 par une double agitation des étudiants arabisants et des Kabyles berbérophones et francisants, les autorités n’avancent que pas à pas, avec une grande prudence.
L’objectif poursuivi est d’instaurer un bilinguisme de fait. Il est loin d’être atteint, le français restant très largement dominant dans les circuits économiques, la plupart des administrations, à l’Université et dans les moyens d’information. « Nous avons plus fait pour répandre la langue française que la colonisation en cent trente ans », nous disait, non sans raison, un responsable de l’éducation nationale. Le français est enseigné partout — grâce à la politique de scolarisation — à raison de deux heures par jour au moins dès la quatrième année de scolarité lorsque commence, à l’âge de dix ans, le second cycle de l’école fondamentale (1). Il constitue la langue de travail des universités et des instituts scientifiques et technologiques où se trouvent la majeure partie des étudiants. Le principal quotidien du pays, El Moudjahid, rédigé en français, tire à plus de 300 000 exemplaires, soit près du double des trois quotidiens en arabe.
L’hebdomadaire Algérie-Actualités, réalisé par une équipe jeune et dynamique, vend chaque semaine quelque 100 000 numéros. La télévision, en revanche, est largement arabisée, et le bulletin d’information du soir, le plus important, car largement écouté sur tout le territoire, est présenté en arabe. Mais une station de radio, la chaîne 3, dite « internationale », fait la part du lion au français, les émissions en espagnol et en anglais n’occupant qu’un court créneau d’une heure chaque soir. Les ministères de la justice et de l’intérieur mis à part, l’emploi du français est largement répandu dans les administrations. Il suffit pour s’en convaincre de lire les circulaires internes affichées sur les panneaux placés dans les halls d’entrée. Enfin, nombreux sont les Algériens qui écoutent Radio-Monte-Carlo ou France-Inter. Sur le littoral, les gens aisés se procurent, en général par l’intermédiaire d’émigrés, un téléviseur bistandard et une antenne spéciale permettant de capter TF 1 et Antenne 2 (2).
Cette pratique du français explique pour une très large part la familiarité des relations bilatérales telles qu’elles sont vécues au niveau populaire. Pour nombre d’Algériens des classes moyennes, la France constitue un prolongement naturel de leur pays : ils en connaissent les produits et rêvent devant les publicités dans les hebdomadaires féminins français des derniers gadgets ménagers. La communauté émigrée en France, forte de près de 1 million de personnes, sert de relais, de point d’appui, de base d’accueil. Tel jeune fonctionnaire, par ailleurs très nationaliste et partisan des options du régime, passe chaque année ses vacances à Quimper. Depuis plusieurs années, le gouvernement n’importe plus de voitures françaises, préférant conclure des contrats avec le Brésil, les pays de l’Est et, plus récemment, le Japon. Mais les Renault et les Peugeot ramenées et vendues par les émigrés n’en restent pas moins très prisées : elles constituent encore l’essentiel du parc automobile algérien (3). On pourrait multiplier les exemples de ce type. Toutes ces importations invisibles ne sont pas prises en compte par la balance commerciale officielle, mais représentent des montants très élevés, que l’on pouvait chiffrer, en 1980, à quelque 4 ou 5 milliards de francs.
Un double sentiment d’attraction-répulsion
Dans le domaine de la santé, la Sécurité sociale algérienne n’accepte, en principe, de prendre en charge les frais entraînés par une hospitalisation en France que pour des cas ne pouvant être traités en Algérie, faute de spécialistes ou de moyens. En fait, les dérogations se multiplient, le citoyen algérien ne manifestant qu’une confiance limitée au système hospitalier national, pourtant entièrement gratuit. Il en résulte des charges financières lourdes pour l’Etat, elles-mêmes génératrices de contentieux.
La proximité géographique, les liens créés par l’histoire — les familles comptant des membres ayant opté à l’indépendance pour la nationalité française sont plus nombreuses qu’on ne le pense, — la densité des relations économiques, conduisent à une situation qui n’a sans doute pas d’équivalent dans le monde. Les nouvelles générations, particulièrement, éprouvent une double réaction d’attraction-répulsion mêlées. Lors du congrès de l’Union nationale de la jeunesse algérienne (UNJA), en janvier 1979, un orateur exprimait à sa façon ce sentiment en se prononçant contre l’octroi de bourses en France à des étudiants. « Ils sont victimes du racisme, disait-il, doivent subir de perpétuelles vexations et brimades », et il dressait un sombre tableau des conditions de vie en France avant de conclure : « De surcroît, cet investissement n’est pas rentable, car nombre de ces étudiants, une fois leur diplôme acquis, ne reviennent pas au pays. » A trop vouloir prouver !
Certains dirigeants rêvent de trancher dans le vif, de baisser un « rideau de fer » qui isolerait enfin leur pays et donnerait toutes ses chances à la politique d’arabisation afin de préserver et de développer l’ »héritage arabo-islamique ».
Mais l’Algérie n’est pas la Chine ou l’U.R.S.S. Et comment traiter la France en pays étranger au même titre que les autres alors qu’existe une telle osmose, que des romanciers algériens — et non des moindres — comme Mouloud Mammeri, leur doyen, Rachid Boudjedra, Rachid Mimouni, des historiens comme Mohamed Harbi et même un ancien président du G.P.R.A. comme Ferhat Abbas éditent leurs œuvres à Paris ; que des hommes d’affaires par centaines investissent en France, achetant des boutiques, des stations-service, des agences de voyages ; et qu’existe désormais dans l’ancienne métropole une communauté algérienne profondément enracinée pour qui la réinsertion outre-Méditerranée ne relève plus que du mythe pieusement entretenu par les aînés ? « S’agissant des familles, explique le sociologue algérien Ahsène Zehraoui, les parents disent : « Nous attendons, pour rentrer, la fin des études des enfants », et ces derniers répondent : « Nous verrons quand les parents seront à la retraite. Et il conclut : « La présence de cette communauté interroge la société française sur ses capacités à être pluriethnique et pluriculturelle, à vivre et à accepter les différences. »
Les relations entre les deux pays vont sans doute évoluer d’ici à la fin du siècle vers une plus grande complexité et poser de part et d’autre de redoutables problèmes humains et culturels. Deux facteurs surtout vont y contribuer. L’évolution des techniques de communication et leur développement conduisent à la mise en place, en principe à partir de 1985, de satellites au-dessus de la Méditerranée. Ils vont permettre la diffusion sur les côtes d’Afrique du Nord de programmes télévisés français qui atteindront ainsi toutes les couches de la population avec toutes les incidences que cela suppose. En revanche, le poids de la démographie algérienne — la population du pays devrait atteindre au minimum trente-cinq millions dans vingt ans — va inévitablement se faire sentir sur une France en proie à la dénatalité, et que tout prédispose à être une terre d’accueil préférentielle.
Telle est la toile de fond permanente des relations algéro-françaises. Ignorer ces réalités ne peut conduire qu’à des impasses. L’Algérie le sait, qui est toujours restée prudente dans ses rapports avec Paris, défendant avec pugnacité ses intérêts, tentant constamment d’obtenir le maximum de concessions sans jamais pousser les différends trop loin. Le poids de la France est trop grand dans la société algérienne pour qu’une rupture soit possible, si souhaitée soit-elle par certains. Mais tous sont animés par le souci constant de limiter autant que faire se peut une influence gênante : modèle culturel pour beaucoup, la France peut être aussi un modèle politique (4).
A Paris, M. Giscard d’Estaing, après avoir adopté une ligne d’action « dure », contrant l’Algérie au Sahara occidental et tentant d’obtenir le départ des travailleurs immigrés, avait assoupli son attitude après l’effondrement, en juillet 1978, du régime de M. Ould Daddah en Mauritanie et la mort de Boumediène en décembre de la même année. L’arrivée au pouvoir d’un nouvel interlocuteur, M. Chadli Bendjedid, facilitait la reprise du dialogue souhaitée de part et d’autre. Le souci du nouveau chef de l’Etat, désireux de sortir son pays d’un certain isolement, en pratiquant une politique de « bon voisinage actif », ne pouvait exclure la France.
Un échange de visites — M. Jean François-Poncet, ministre des affaires étrangères, à Alger en juin 1979, et M. Benyahia, à Paris en janvier 1980 — permit d’enclencher une négociation marathon pour normaliser les relations et liquider les contentieux qui s’étaient accumulés dans tous les domaines. Rude tâche, menée inlassablement dans le secret durant quinze mois par une petite équipe (5) décidée à conclure. Ces discussions aboutissaient, en septembre 1980, lors d’un déplacement à Alger de M. François-Poncet, à la signature d’une série d’accords. Du côté français, on renonçait à obtenir un départ massif des travailleurs émigrés, alors que M. Stoléru voulait programmer trente-cinq mille retours par an. Les deux cent quatre-vingt mille ressortissants algériens installés en France avant le 1er juillet 1962 se voyaient reconnaître un statut « privilégié » ; leur certificat de résidence étant automatiquement prolongé pour dix ans, conformément aux dispositions de l’accord sur la main-d’œuvre de 1968. Les autres, quatre cent mille environ, obtenaient un sursis de trois ans et trois mois qui arrivera à expiration le 31 décembre 1983. La France s’engageait à ne prendre que des mesures « incitatrices » au retour et à déployer un effort exceptionnel en matière de formation professionnelle. D’autres textes permettaient de liquider de vieux contentieux en matière financière et de Sécurité sociale. Au-delà de ces dispositions, on se félicitait de part et d’autre de la sincérité et de la qualité des discussions.
Un élan nouveau
L’arrivée au pouvoir de la gauche en mai 1981 a donné un élan nouveau à cette évolution et elle a surtout permis, ainsi que le souhaitait M. Mitterrand, de créer un climat de confiance, de dissiper les suspicions anciennes. Les mesures immédiatement prises par M. Defferre, ministre de l’intérieur et de la décentralisation, pour stopper toute expulsion de jeunes Algériens nés en France ou y résidant depuis plus de dix ans, fussent-ils délinquants, les déclarations officielles reconnaissant l’importance de la contribution apportée par l’immigration au développement économique français, la régularisation de la situation des clandestins, dont quinze mille Algériens ont bénéficié, tout cela a fait à Alger la meilleure impression. Ont été appréciées également les options « tiers-mondistes » du nouveau chef de l’Etat et son désir de relancer le dialogue Nord-Sud par une négociation globale aux Nations unies.
Le voyage à Alger de M. Mitterrand en novembre 1981, suivi deux mois plus tard d’un accord sur le prix du gaz naturel donnant satisfaction aux thèses algériennes, a concrétisé de façon décisive la volonté de Paris d’entretenir avec l’Algérie des relations de qualité fondées sur l’amitié dans le respect des options réciproques et la prise en considération des préoccupations de chacun. Sur le plan extérieur, les efforts déployés par le président Chadli Benjedid pour prendre une certaine distance à l’égard de l’U.R.S.S. et revenir à un non-alignement rigoureux sont suivis avec sympathie par Paris, où l’on se dit prêt à faciliter cette évolution. A l’inverse, la réelle neutralité française dans l’affaire du Sahara occidental comme les efforts déployés par M. Mitterrand pour aider à une solution du problème palestinien font l’objet à Alger de jugements positifs.
Le climat est donc meilleur qu’il n’aura jamais été. Les visites ministérielles se succèdent de part et d’autre. Mais… mais le problème délicat de la nationalité des jeunes Algériens nés en France après l’indépendance n’est toujours pas résolu, l’Algérie refusant la notion de double nationalité. Les jeunes sont donc condamnés soit à faire un choix douloureux, et souvent impossible à leur âge, soit à effectuer un double service militaire tant que les discussions en cours n’auront pas abouti. Mais… les dispositions prises pour les immigrés prennent fin dans un an sans que les principales données du dossier aient évolué, la situation de l’emploi restant en France préoccupante : quatre mille huit cents travailleurs seulement ont bénéficié des dispositions « incitatrices » de l’ »aide au retour », et la formation professionnelle a encore moins de succès.
La police algérienne filtre elle-même les voyageurs partant en France (6) pour détecter les « faux touristes », chômeurs espérant y trouver du travail, et il faut désormais en Algérie justifier d’un emploi pour obtenir un passeport. Cela n’empêche pas le nombre des « refoulements » opérés dans les aéroports français d’augmenter dans des proportions considérables. Le dispositif mis en place est par ailleurs inefficace contre la fuite des « cerveaux », intellectuels ou cadres qui décident de s’expatrier sacrifiant pour des raisons culturelles et politiques une situation confortable pour repartir de zéro.
Le réchauffement des relations n’a pas permis non plus, en dépit des engagements pris sur ce point par l’Algérie, de régler les problèmes de la petite communauté « pied-noir » restée en Algérie après l’indépendance et dont les effectifs, composés pour l’essentiel de personnes âgées, fondent un peu plus chaque année. Ils ne sont plus que trois mille cinq cents et ne peuvent toujours pas, en pratique, vendre leurs biens, appartements, villas ou commerces pour rentrer finir leurs jours en France. Les conditions de vie et de travail des coopérants français, enfin, se sont largement détériorées au fil des années et leur nombre va diminuant sans cesse.
On retrouve là, au-delà des déclarations optimistes des dirigeants, la réalité prosaïque et quotidienne des relations franco-algériennes vouées pour très longtemps encore à l’ambiguïté et à la difficulté, des relations telles que peuvent en entretenir des couples séparés après une longue vie commune et qui n’en finiraient pas de régler les problèmes nés de leur divorce, éprouvant entre des crises d’exaspération, et parfois de colère, de subits accès de tendresse et d’émotion.
Daniel Junqua
Journaliste, auteur de « La Presse écrite », CFPJ-Editions, Paris, 1995
Source : Le monde diplomatique, novembre 1982
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