L’Islam est abordé aujourd’hui par la majorité des médias et des écrivains-penseurs comme une idéologie plus que comme une religion.
Le coté religieux pratique se trouve le plus souvent –si non toujours- écarté au profit de ce que les journalistes et autres ‘‘spécialistes’’ appellent… les maux de l’Islam ; islamisme et djihadisme en tête.
Rares sont ceux qui sont allés voir du coté de la pratique de la religion par les croyants.
Comment est ce que les musulmans pratiquent leur Islam ?
Comment est ce que ces musulmans regardent certaines institutions de leur religion ?
Comment font-ils pour concilier profane et sacré ?
Si les réponses à ces questions semblent quelques fois évidentes pour les musulmans du Golf et du Moyen-Orient qui – à force de clichés – nous paraissent des religieux purs et durs pour qui le profane ne peut exister en dehors du religieux, le doute s’installe dès que l’on s’intéresse aux pays de l’Afrique du Nord et plus exactement du Maghreb.
Ainsi, l’Algérie qui a vécu des « années noires » de terrorisme islamiste, la Tunisie considérée comme le pays le plus laïc du monde arabe et le Maroc qui conduit actuellement une expérience de réformes religieuses (voir notre dossier) sont autant de terrains où il est fort intéressant d’étudier la pratique religieuse.
Le sujet vient d’être abordé par l’hebdomadaire Jeune Afrique qui a consacré dans son 2498ème numéro une enquête aux enseignements forts intéressants sur la pratique religieuse dans les pays du Maghreb.
Pour les trois pays (Maroc, Algérie, Tunisie), l’enseignement le plus important relevé par cette enquête est qu’entre ce que prévoit la religion et ce qui se fait dans la pratique, il peut y avoir des arrangements et même des … discordances.
Je vous invite à découvrir (durant quelques épisodes) comment se vit l’Islam au Maghreb. Vous découvrirez notamment que désormais, dans presque tous les domaines, les apparences comptent plus que tout autre chose. Tel est le cas -par exemple- du port du voile et de la fréquentation des mosquées les vendredis dans l’ensemble des pays du Maghreb.
Dans la première partie de l’enquête, nous allons découvrir une Tunisie qui semble s’éloigner d’une laïcité à la française pour se rapprocher de la sécularisation à l’anglo-saxonne.
Pour ce qui est de la deuxième partie, je vous invite à découvrir comment après (et malgré) les années noires du terrorisme islamiste, le religieux regagne de plus en plus l’espace public.
Et pour finir, je vous présenterai dans une troisième partie les statistiques de la pratique religieuse au Maroc. Retenez votre souffle, les chiffres qui nous parviennent du Maroc sont –le moins que l’on puisse dire- très révélateurs de l’état de la pratique religieuse dans nos pays.
Tunisie : laïcité à la française ou sécularisation à l’anglo-saxonne ?
« Le seul indicateur disponible pour mesurer la pratique religieuse est celui du nombre de mosquées, passé de 2390 en 1987 à 4483 en 2008. Malgré cette progression significative encouragée par l’Etat, qui nomme les imams, et d’après les statistiques compulsée par Jeune Afrique, la Tunisie demeure toutefois le pays Maghrébin qui a le plus d’habitants (2230) par lieu de culte comparativement au Maroc (800 habitants) et à l’Algérie (615 habitants avant la fermeture d’environ 40 000 lieux de prière dans les années 1990 pour raison de sécurité). Cette densité de population par mosquée est également supérieure à la France laïque, qui compte 1315 habitants par église. »
Ces chiffres -révélées par Jeune Afrique- montrent-ils le désintérêt des tunisiens de la pratique religieuse ?
Je ne le pense pas pour deux raisons :
1- Il est vrai que les mosquées durant les jours de la semaine sont moins remplis que les cafés de Tunis et de sa banlieue mais cela n’est pas à attribuer à la baisse de la pratique religieuse mais plutôt au fait que cette pratique s’individualise. Désormais, beaucoup sont ceux qui préfèrent accomplir leurs prières chez-eux. Il existe même des pratiquants qui n’ont jamais mis les pieds dans une mosquée.
2- Ce constat se vérifie si l’on fait la comparaison entre les fidèles quotidiens des mosquées et ceux du Vendredi. A l’occasion de la prière du Vendredi, toutes les mosquées sans exception affichent complet. Pour manque de place, certains se trouve même dans l’obligation de prier sur les trottoirs et rues adjacentes des mosquées.
Faut-il rappeler aussi que c’est le développement du nombre des pratiquants des vendredis (à coté du port du voile de plus en plus répondu) qui a fait dire à certains qu’il existerait un regain de religiosité en Tunisie.
Regain de religiosité ! Info ou intox ?
Mohamed Kerrou, sociologue tunisien spécialiste de l’islam, n’est pas tout à fait d’accord.
Pour lui « Il n’y a pas de retour du religieux. Ce sont plutôt les spécialistes qui font un ‘‘retour’’ pour mieux comprendre le phénomène et découvrent, en l’observant avec les instruments des sciences sociales, que ce n’est plus le même religieux. Dominent désormais le ritualisme et l’ostentation. Au fond, les gens ne sont pas plus pratiquants et sont plus préoccupés par la cherté de la vie que par l’angoisse métaphysique. Ils empruntent le langage religieux pour exprimer leur malaise social. »
Pour Mr Kerrou, le symbole même de ce regain de religiosité en Tunisie, le voile, n’a plus le sens religieux d’autre fois :
« Aujourd’hui, on n’est plus en présence du même voile, soutient Kerrou. Traditionnellement, il est censé dérober le visage et le corps au regard. Or on a actuellement des ‘‘couvre-chefs’’ de couleurs variées, portés avec des jeans, des robes, et, même … des strings. Ils montrent plus qu’ils ne cachent».
On ne peut qu’être d’accord avec ce constat sur le nouveau Hijab, simplement, on ne peut nier, malgré cela, le fait que l’idée de porter ce ‘‘couvre-chef’’ vient (dans la majorité des cas) d’une volonté de se conformer à une obligation religieuse. Ce sentiment-là provient de l’omniprésence d’un discours religieux qui rend le port du voile obligatoire.
D’où le constat fait par certains selon lequel il existerait une influence orientale (à travers les chaînes satellitaires des émirs du Golf) sur les tunisiennes, et –partant- un regain de religiosité en Tunisie.
Au-delà du port du voile et de la controverse qui l’entoure (regain de religiosité ou pas), ce discours religieux oriental peut-il être menaçant pour la laïcité en Tunisie ?
« C’est de l’alarmisme déplacé, répond Kerrou. D’abord, la Tunisie n’a jamais été un pays laïc. Contrairement à ce qu’on écrit ici ou là, Habib Bourguiba était un musulman moderniste. Et le président Ben Ali puise dans l’héritage bourguibien en tenant compte de la tradition du pays. N’oubliez pas que l’Etat tunisien moderne n’a jamais été gouverné par des religieux, mais par des civils qui n’ont pas de conflit avec la religion du pays. C’est cela, la sécularisation au sens anglo-saxon du terme. Elle est tout simplement plus avancée ici qu’ailleurs dans la région».
Je ne suis pas d’accord pour dire que prendre garde des signes d’une religiosité poussée (à l’extrémisme) est de l’alarmisme déplacé.
Certes, il ne faut pas voir un islamiste intégriste djihadiste derrière chaque barbue ou chaque voilée, mais il ne faut pas oublier aussi que ceux qui observent une pratique religieuse fondamentaliste n’auront qu’un pas à faire pour se transformer de musulmans pieux à islamistes purs et durs.
Algérie : … et la religion investit l’espace public
Pour Malek Chebel, anthropologue algérien des religions, « le vendredi, les mosquées sont prise d’assaut. Mais, dans bien des cas, la frontière entre sincérité et comportement moutonnier n’est pas très nette».
Cette affirmation vaut pour les trois pays du Maghreb (Maroc, Algérie, Tunisie) où les mosquées (spécialement les vendredis) ne désemplissent pas.
Seulement, si en Tunisie ou au Maroc cela n’a rien d’une situation exceptionnelle, en Algérie, une signification particulière peut être déduite de cet état des lieux et ce pour deux raisons.
a) Le pays a connu dans les années 1990 une décennie noire (dont les conséquences et certains aspects continuent jusqu’à nos jours) durant laquelle plus de 150.000 algériens (au bas mot) ont trouvé la mort.
Principal accusé dans cette tragédie : l’Islam politique et ses agents djihadistes.
Suite à ces évènements, nombreux étaient ceux qui pensaient que les Algériens finiraient par abandonner cet Islam qui a causé la mort de milliers d’entre eux.
Contrairement à ces attentes, et malgré un repli observé au cours de ces années noires, selon Jeune Afrique, la pratique religieuse et en particulier l’assiduité dans les mosquées serait en forte hausse.
b) L’Algérie, contrairement à ses voisins Marocain et Tunisien, se définit en quelque sorte comme république islamique. En effet « dans sa proclamation du 1er novembre 1954, le Front de Libération Nationale (FLN) appelait le peuple à se soulever et annonçait son objectif : ‘‘l’indépendance par la restauration d’un Etat Algérien souverain, démocratique et social dans le cadre des principes islamiques.’’ L’Algérie n’est donc pas un Etat laïc, et l’islam est l’une des composantes de son identité».
Ces deux éléments combinés (d’une part un Etat qui se veut islamique et d’autre par une population traumatisée par un certain islam, celui des islamistes) font que les Algériens vivent aujourd’hui une situation paradoxale. Ainsi, « si les fidèles sont plus nombreux, les bars ne sont pas pour autant vides. Jeudi soir, premier jour du weekend, les boites de nuit de la capitale refusent du monde mais, le lendemain à midi, les rues adjacentes aux lieux de culte sont interdites à la circulation et livrées aux tapis de la grande prière du vendredi. »
Au delà de ce paradoxe –qui peut être considéré par certains comme l’incarnation même de la liberté et d’une société émancipée- le danger réside dans l’apparition de certains signes d’islamisation poussée de certaines institutions de la société algérienne :
1- C’est le cas pour ce qui est de « la création d’espaces réservés à la prière dans des endroits où la chose semblait impensable. Un exemple ? Les sièges de certaines rédactions de la presse francophone, fief de la résistance à l’intégrisme, en sont aujourd’hui dotés à la demande des… journalistes. »
2- C’est le cas aussi pour ce qui est du comportement de
certains agents de l’ordre. En effet, selon certains témoignages, « les plus intolérants sont les forces de l’ordre (…) En période de menstruation, les femmes sont dispensées de Ramadan. Celles qui sont surprises entrain de manger en dehors de chez elles sont emmenées au poste de police où des ‘‘fliquettes’’ vérifient…les bandes hygiéniques ! Et gare si celles-ci sont immaculées. »
3- Plus inquiétant encore, la justice se radicalise et adopte une jurisprudence de plus en plus… islamisée. Ainsi, elle « a souvent la main lourde pour les contrevenants. Si à Bishra (500 km au sud-est d’Alger) la condamnation, le 29 septembre 2008, de six hommes accusés de ‘‘non respect d’un fondement de l’Iislam’’ à quatre ans de prison ferme a été annulée en appel, d’autres ‘‘briseurs de Ramadan’’ ont eu moins de chance et purgent encore leur peine avec des détenus de droit commun. Le code pénal prévoit un emprisonnement de trois à cinq ans pour quiconque dénigre les préceptes de l’Islam par voie d’écrit, de dessin ou de déclaration publique. C’est de l’interprétation de cet article de loi que découle la jurisprudence qui frappe désormais les non-jeuneurs. »
Une chose est sûr, malgré plusieurs décisions prises par les gouvernements algériens successifs et qui visent à monopoliser la gestion de la religion (formation et affectation des imams, gestion des mosquées, fermeture des lieux de culte après les prières…) il semble que « le spectre du djihadisme plane toujours sur le pays de Bouteflika. »
Maroc : l’Islam par les statistiques
Le Maroc est le seul pays arabes pour lequel nous disposons de statistiques sur les pratiques religieuses des marocains.
Trois marocains –Mohamed El Ayadi, historien, Hassan Rachik, anthropologue et Mohamed Tozzy, politologue- nous font découvrir un … autre Maroc.
Ce travail de recherche nous a été présenté par le politologue Mohamed Tozy dans une interview accordée à Hamid Barrada de Jeune Afrique.
Je vous propose ci-dessous les principaux enseignements de cette enquête :
* La prière :
– Les marocains prient massivement. Mais le rapport à la prière est changeant : on prie, on s’arrête, on reprend…
– Pour prier, la mosquée n’est pas le lieu principal des dévotions.
– 15 % des marocains n’ont jamais prié, soit environ 2 millions.
– 16 % seulement des hommes fréquentent les mosquées (2 % pour les femmes).
– Le Maroc compte 41 755 lieux de culte.
– 25 % seulement accomplissent à l’heure dite la prière de l’aube. Seuls 5 % d’entre eux se rendent à la mosquée pour le faire.
– La prière du vendredi ne mobilise régulièrement que la moitié des fidèles, alors que 37 % ne la font jamais.
* Le jeûne du Ramadan :
– 60 % considèrent comme non musulmans ceux qui ne font par le ramadan.
– 82 % sont contrte l’ouverture des cafés et restaurants pendant le ramadan.
* Les sources d’informations sur la religion :
– La télévision est la principale source d’information pour 40 % des marocains.
– 15 % s’informent auprès de leurs parents.
– 12 % s’informent des livres.
– 11 % s’informent des mosquées.
– 2 % s’informent de l’école.
– Pour les ruraux, ils sont plus de 50 % à déclarer que la mosquée est leur 1ère source d’information.
* Les écoles ou rites (madhib) de l’islam :
– 73 % ignorent leur existence.
– Sur les 24 % qui en connaissent l’existence, 16 % sont capables de les citer.
– 60 % ne connaissent pas les quatre Califes qui ont succédé au Prophète.
* Musique, cinéma, mixité et prêts bancaire :
– 3 % estiment que la musique est illicite (haram).
– 1 % considère le cinéma haram.
– Tous les marocains sont favorable à la mixité à l’école mais ils ne sont que 30 % à être favorable pour cette mixité sur les plages.
– 52 % pensent que le prêt bancaire ne pose aucun problème alors que 13 % seulement le considèrent illicite.
Que penser des marocains après ces statistiques. Je laisse la réponse à Mr Mohamed Tozy pour lequel « le Marocain n’agit pas en musulman dans toutes les situations. Il fait scrupuleusement ses cinq prières quotidiennes, il contracte un prêt bancaire, il apprécie le bordeaux, il regarde des films et peut même acceptes que sa fille épouse un chrétien ou un juif pour peu que celui-ci respecte les apparences. »
Vive l’hypocrisie ?!
« Erreur grossière de jugement ! On confond l’incontournable pragmatisme avec une attitude immorale. Ce n’est pas parce qu’on est profondément croyant qu’on doit s’interdire de prendre des libertés avec les règles et les dogmes ».
Parfaitement d’accord avec vous Mr Tozy !
Tous les extraits et citations présents dans cet article sont issus de l’enquête : « Etre musulman au Maghreb » publiée par Jeune Afrique dans son 2498ème numéro.
Source : Islamiqua, 2008-2009