Au Maroc, on a trouvé un moyen original pour empêcher un journaliste de (re)lancer son journal: le priver de papiers d’identité. C’est l’aventure vécue par Ali Lmrabet, poil-à-gratter du régime. Un régime qui ne raffole pas vraiment des voix libres…
«Alors, que fait-on avec cet Ali?» On imagine bien les têtes pensantes – l’expression est certes un peu flatteuse – réunies dans un bureau du palais royal à Rabat. Tous se regardent d’un air tout à la fois las et embarrassé. Comment, en effet, faire taire ce journaliste, Ali Lmrabet, qui déclenche si facilement le royal courroux? Le problème prend une acuité particulière ces jours-ci: l’énergumène a retrouvé le 11 avril sa pleine liberté de manœuvre, c’est-à-dire que, vu du palais, le pire est à craindre. En 2005, en effet, la «justice» marocaine avait inventé pour lui une peine ne figurant pas dans l’arsenal pénal, une interdiction de profession pendant dix ans, et voilà que ces dix ans ont pris fin. Pire: la rumeur dit que ce cuistre s’apprête à relancer un journal!
Alors, quelqu’un a eu une idée. Et les têtes pensantes s’y sont ralliées. Faute de mieux, car il s’agit d’un pis-aller de piètre facture morale. Mais la morale, parfois… Bref: on va priver l’intéressé de tout papier, comme cela il sera bien en peine d’obtenir une autorisation pour lancer un journal. On pourrait appeler ça un sabotage administratif. C’est moins spectaculaire que des poursuites judiciaires qui pourraient encore susciter à l’étranger des articles au ton désobligeant et, au fond, c’est tout aussi efficace.
Voilà le plan: on s’est arrangé pour qu’il doive renouveler sa carte d’identité (et son passeport est bientôt périmé). Quelle sera la faille? Son domicile, pardi! Il prétend habiter chez son père à Tétouan? Eh bien! on va dire qu’il s’agit d’un mensonge et lui refuser le renouvellement de ses papiers. Et des papiers, il en a besoin depuis que des agresseurs non identifiés (mais tellement reconnaissables…) les lui ont volés d’une manière violente.
Peu importe si un fonctionnaire de police qu’on avait oublié de mettre au parfum lui a délivré un certificat de résidence l’autre jour. Ce pauvre policier est allé pleurnicher chez Ali en disant qu’on le menaçait des plus graves ennuis s’il ne lui rendait pas le document, ce qu’Ali, bonne âme, accepta de faire (non sans en avoir fait quelques copies, histoire de pouvoir les exhiber à qui veut entendre son histoire). En quelque sorte, désormais, Ali Lmrabet n’existe plus. Pas de papiers, pas d’Ali Lmrabet et pas de journal créé par Ali Lmrabet! Le tour est joué, il suffisait d’y penser. Les têtes pensantes y ont donc pensé. On imagine sans peine leur soulagement un peu veule…
Mais, au fond, pourquoi ce collègue est-il tant craint? Ce journaliste met-il à lui tout seul le royaume en péril? Serait-il proche des djihadistes nihilistes prêts à faire tout sauter? Non, pas du tout. En fait, le bougre s’est taillé une fameuse (mais aussi fâcheuse) réputation depuis qu’il a quitté la diplomatie marocaine pour se lancer dans le journalisme. Voilà en effet un type qui estime que le journalisme consiste à ne pas se contenter de l’avis officiel, qui croit que tenter de voir ce qui se cache sous les cartes peut servir l’intérêt général. Quelle outrecuidance!
Cet Ali Lmrabet n’a jamais cessé d’enquiquiner son monde. Au sommet de l’Etat, surtout. Comme rédacteur en chef du Journal hebdomadaire (un organe iconoclaste que le régime a écrasé par des mesures judiciaires qui ont eu sa peau en 2010), comme propriétaire d’un autre hebdo, Demain (et sa version arabe), fermé en 2005, qui avait le toupet non seulement de voguer sur le mode ironique mais aussi de transgresser quelques tabous locaux tel que désigner les Sahraouis qui vivent à Tindouf, en Algérie, par le terme de «réfugiés» au lieu de l’appellation contrôlée et imposée d’en haut, les fameux «séquestrés du Polisario» (le mouvement indépendantiste sahraoui).
Le vrai-faux SDF n’a pas perdu la main: pendant qu’il purgeait sa peine, il a bossé pour des journaux espagnols. Et, surtout, il a depuis longtemps créé un journal en ligne, demainonline.com, hébergé à l’étranger, que le pouvoir exècre pour l’excellente raison que ce site refuse évidemment de respecter les intouchables «lignes rouges» (le roi, l’islam, l’armée, les «provinces du sud», à savoir la sacro-sainte «marocanité» du Sahara occidental).
Ali Lmrabet n’est pas seul dans son cas au Maroc. Dans ce pays où le décor démocratique ne trompe plus depuis des lunes les sujets de Sa Majesté, tout est fait pour que les journaleux les plus courageux finissent par choisir un autre métier ou… l’exil. Des journalistes sont d’ailleurs en prison ou attendent leur procès, des sites ont dû fermer, tous exemples qui illustrent l’inflexibilité absolue de ce souverain absolu. Le Maroc idéal des têtes pensantes susmentionnées? C’est «Circulez, y a rien à lire!».
BAUDOUIN LOOS
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